La première moitié de ce siècle, sous l’emprise d’une vague eugéniste, a vu la légalisation dans 27 Etats de la stérilisation forcée de personnes déclarées "inaptes à la procréation, y compris les faibles d’esprit, alcooliques, récidivistes, épileptiques, albinos, etc.". La constitutionnalité de ces lois fut même reconnue par une décision tristement célèbre de la Cour suprême. [4]
Bien entendu, avec la TANF, nouveau programme d’assistance publique pour les familles défavorisées qui remplace l’AFDC (Aid to Families with Dependent Children), il ne s’agit plus de stériliser de force les personnes ayant un "comportement reproductif indésirable", car depuis l’arrêt d’une cour fédérale en 1977, ces pratiques sont tout à fait illégales. Il s’agit néanmoins, dans cette transformation du système de protection sociale, de contrôler et sanctionner les personnes indigentes, surtout les femmes, qui font preuve d’un comportement sexuel indésirable en ayant des enfants. Selon le Président Clinton, il fallait ainsi "transformer le Welfare tel qu’on le connait" (change welfare as we know it) en visant deux objectifs : réduire de manière significative les subventions de l’Etat fédéral en redonnant aux Etats fédérés les moyens des compétences qui sont les leurs, et responsabiliser les citoyens vis-à-vis de ce qui est perçu comme étant une dépendance abusive de l’aide publique. Ainsi, l’accomplissement du grand chantier de la réforme du Welfare, entamé en 1988 avec la promulgation du Family Support Act, confirme la "nouvelle" perspective selon laquelle les bénéficiaires du Welfare ne sont victimes que d’une absence personnelle de volonté de travailler (work ethic). Seule la voie du moins d’Etat dans le traitement des problèmes de pauvreté pourrait inciter les personnes pauvres à rehausser leurs manches et trouver du travail. En signant le Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act, le Président Clinton a ainsi livré aux Américains leur nouveau système de protection sociale, dont le retrait de l’Etat au profit de la responsabilité individuelle serait la pièce maîtresse.
Or, on peut s’interroger sur le changement réel résultant de la transition de l’AFDC vers la TANF ? Est-ce que l’Etat se retire véritablement, comme cela a été maintes fois suggéré, aussi bien par les démocrates que les républicains ? De quel Etat parle-t-on lorsqu’on exige moins d’allocations pour les gens pauvres ? De l’Etat fédéral, des Etats fédérés, ou des deux ? En quoi l’une des mesures les plus coercitives et répressives de la TANF, les politiques de seuil familial (family caps), à savoir la diminution ou la suppression des allocations en cas de nouvelle naissance d’enfant, permet-elle aux citoyens bénéficiant de l’assistance publique de mieux affronter une situation socio-économique toujours précaire ? Et enfin, que devient le droit constitutionnel à l’intimité en matière de procréation (right to privacy) avec la mise en œuvre des politiques de seuil familial ?
Contrairement aux apparences, avec la réforme du Welfare et par le biais de la TANF, l’Etat (au sens large) élargit davantage l’étendue de ses activités et intensifie son contrôle sur les comportements d’une catégorie de la population, celle des personnes pauvres, et surtout sur les femmes. Cela s’effectue par la mise en place dans vingt-trois Etats de politiques de seuil familial [5], qui témoignent simultanément d’un retrait de l’Etat par la diminution, voire la suppression, des subventions, et d’une intervention accrue de l’Etat dans le "fléau social" que sont les mères célibataires. À défaut, donc, de contrôler le taux de natalité des populations indigentes ou "indésirables", comme c’était le cas lors des vagues de stérilisations forcées d’autrefois, l’Etat exerce désormais un contrôle sur l’activité sexuelle de ces populations par le biais de l’aide sociale. Déguisées en politiques de réforme du Welfare ou en politiques de responsabilisation des individus, elles n’en sont pas moins une entrave au droit à l’intimité tel qu’il a été défini par la Cour suprême dans les arrêts Griswold v. Connecticut.
Le fédéralisme américain, la procréation et la famille
Il peut sembler paradoxal de parler d’un Etat fort aux Etats-Unis alors qu’il s’agit d’un système fédéral qui, par définition, vise à bloquer l’émergence d’un Etat abusif et tyrannique. Or, la coexistence d’un système fédéral et d’un Etat interventionniste n’est pas forcément incompatible, comme l’a souligné la politiste française, spécialiste des Etats-Unis, Marie-France Toinet, dans l’ensemble de son œuvre démythifiant l’image d’un Etat faible aux Etats-Unis. D’autres travaux ont pu expliciter les contours de cet Etat "fort", l’assimilant ainsi plus à l’image du gâteau marbré (marble cake) que du gâteau à couches (layer cake). Autrement dit, les politiques aux Etats-Unis évoluent dans un type de fédéralisme où les pouvoirs ne sont pas strictement hiérarchisés mais mélangés et surtout enchevêtrés entre le fédéral et le fédéré (overlapping of powers). Par ailleurs, les Etats ne seraient pas tous et forcément plus proches des gens, et le fait qu’ils soient en compétition pour les subventions distribuées par l’Etat fédéral diminuerait quelque peu leur propension "naturelle" à la démocratie. En effet, dans le cas où les objectifs des autorités fédérées différeraient de ceux du pouvoir fédéral, ce dernier s’efforce de les inciter, voire de les contraindre, à s’adapter aux objectifs fédéraux, par le biais notamment des transferts de subventions fédérales. Ainsi, tantôt, l’Etat fédéral brandit le bâton, tantôt, il offre la carotte, et parfois il fait les deux, comme dans le cas de la réforme du Welfare et l’avènement de la TANF.
Les droits individuels en matière de procréation évoluent donc au sein d’un labyrinthe où le destin des conflits oscille constamment entre le pouvoir fédéral, les instances judiciaires, et ceux des Etats fédérés. Ainsi, l’Etat fédéral - par exemple, par le biais de la Cour suprême dans Webster v. Reproductive Health Services (1989) - accorde aux Etats fédérés la possibilité de légiférer en matière de restrictions autour de l’avortement, tout en gardant, par le biais du Congrès, le pouvoir de déterminer le montant et les critères d’attribution de fonds dans ce domaine (grâce à l’Amendement Hyde du Congrès dont la constitutionnalité fut soutenue par la Cour suprême dans l’arrêt Harris v. McRae en 1980). Par conséquent, dans le domaine de la procréation, l’Etat "affaibli" par la décentralisation fédéraliste s’avère au contraire être un Etat fort en dépit de sa fragmentation : au lieu d’alléger les interventions grâce à la décentralisation qui découlerait du fédéralisme, ce même fédéralisme multiplie le nombre d’instances habilitées à prendre des décisions, à élaborer des politiques, et par conséquent multiplie le nombre d’instances et le poids de ces politiques. On se trouve en présence d’un système à l’image d’un "Etat immense, tutélaire, tentaculaire [...] aussi irrésistible qu’inefficace : irrésistiblement inefficace" tel que le décrit Marie-France Toinet [6]. Cet enchevêtrement complexe et pesant des pouvoirs fédéraux et fédérés trouve son expression exemplaire dans la réforme du Welfare et les politiques coercitives et répressives (adversarial policies) [7] de seuil familial désormais au cœur de la TANF.
La face cachée de la réforme du Welfare
Avec la réforme du Welfare et l’avènement de la TANF, les Etats fédérés semblent sortir vainqueurs des rapports de force qui les opposent souvent au gouvernement fédéral. Cette première impression est trompeuse. S’il est vrai que les Etats fédérés acquièrent de nouvelles compétences et un droit de regard, notamment dans la détermination des critères d’éligibilité pour la TANF, vis-à-vis de l’Etat fédéral, ils doivent néanmoins accomplir un certain nombre de tâches et atteindre certains objectifs, sous peine de sanction, à savoir une diminution de la subvention (block grant). Ainsi, la possibilité pour les Etats fédérés de légiférer librement dans le domaine social est diminuée de manière significative par le véritable poids du gouvernement fédéral. Quelles sont donc les grandes lignes de cette réforme ?
La législation de 1996, en passe d’être renouvelée et renforcée par le Congrès actuel, comporta deux volets principaux : des réductions très importantes de subventions à l’ensemble des programmes de lutte contre la pauvreté, et une transformation structurale fondamentale de l’ancienne AFDC avec son remplacement par la TANF. Un des buts principaux de ce deuxième volet était de donner aux Etats l’autonomie financière et décisionnelle nécessaire pour répondre aux demandes d’aide sociale dans leur Etat. Six ans après, que constate-on ? Est-ce que grâce à cette réforme les Etats parviennent à trouver de meilleures solutions que l’Etat fédéral par rapport à la pauvreté ? Est-ce qu’ils parviennent à réellement établir des "laboratoires sociales" ? La réponse est non. En fait, la seule possibilité pour les Etats consiste à suivre la voie fédérale, c’est-à-dire, effectuer à leur tour des réductions importantes dans leurs propres programmes de lutte contre la pauvreté. D’où la mise en œuvre de critères d’éligibilité extrêmement sévères pour bénéficier de la TANF qu’on peut trouver dans pratiquement tous les Etats, accompagnés des politiques de seuil familial rapidement mises en place après 1996. En somme, ces dernières consistent à encadrer scrupuleusement le comportement sexuel des familles bénéficiaires de la TANF en réduisant ou en supprimant leurs allocations pour chaque nouvelle naissance d’un enfant.
L’analyse du statut des femmes issues de milieux défavorisés dans les pays industrialisés faite par des historiennes, sociologues, ou politistes telles que Linda Gordon, Barbara Nelson, ou encore Theda Skocpol nous apprend que la dépendance financière des femmes, vis-à-vis de leurs pères, maris, ou frères, s’est progressivement transformée tout au long du vingtième siècle en une dépendance vis-à-vis de l’Etat. Que la maternité des femmes devienne ainsi l’objet de politiques publiques tantôt libérales (Roe v. Wade), tantôt contraignantes (family caps) semble aller de soi puisque les femmes sont, pour ainsi dire, redevables envers l’Etat "protecteur". D’une certaine manière, elles sont, et leurs corps avec elles, la propriété de cet Etat qui les soutient, les entretient, et les protège. D’où, la facilité avec laquelle les politiques de seuil familial ont été lancées, des politiques qui remplissent un double objectif : 1 ? prolonger et renforcer le rapport mère potentielle indigente / Etat ; et 2 ? traduire au mieux le but déclaré de la TANF qui est de réduire de manière significative le nombre de mères célibataires. Ce plan apparaît clairement dans quelques-unes des modalités de la TANF.
En premier lieu, les programmes fédéraux de l’AFDC et JOBS étaient supprimés et remplacés par des sommes fixes d’argent que le gouvernement fédéral attribue aux Etats fédérés (federal block grants). La AFDC, existant depuis 61 ans, était un programme fédéral qui subventionnait les Etats fédérés afin qu’ils fournissent des vêtements, de la nourriture, et des abris aux familles indigentes. Les normes fédérales du programme AFDC stipulaient que toute personne répondant aux critères fédéraux (personne élevant un enfant et/ou enceinte) avait le droit de recevoir cette aide financière (entitled to receive cash assistance), et obligeaient les Etats à fournir une somme égale à celle accordée par le gouvernement fédéral (matching funds). Désormais, la TANF préserve la définition du bénéficiaire, autrement dit, une famille comprenant a) un enfant vivant avec un parent ou autre membre de sa famille ou b) une personne enceinte. Cependant, elle supprime la garantie fédérale (entitlement), gèle les subventions fédérales, et autorise les Etats à déterminer les critères d’éligibilité pour une assistance publique qui doit, par ailleurs, répondre aussi aux critères fédéraux.
Ainsi, chaque Etat fédéré reçoit une somme donnée par an qui n’est pas susceptible d’être modifiée, même si l’Etat subit des difficultés économiques (par exemple, une récession) [8]. Cette somme correspond à la moyenne des sommes que l’Etat fédéré recevait autrefois de la part du gouvernement fédéral pour la AFDC (la moyenne des sommes de 1992, 1993, et 1994). Avec cet argent, l’Etat fédéré peut donc créer son propre programme d’assistance publique et établir ses propres critères d’éligibilité pour la TANF. Or, ce qui est présenté comme étant une nouvelle autonomie est néanmoins très limitée par plusieurs obligations que les Etats fédérés sont tenus de remplir. Plus précisément, la loi fédérale ne permet pas aux Etats de distribuer à une même famille des allocations TANF pour plus de 5 ans, et chaque Etat est libre, voire encouragé, de fixer une durée plus courte. Par ailleurs, le gouvernement fédéral établit des critères très sévères concernant le retour au travail des bénéficiaires de la TANF. Chaque Etat se doit de "mettre les familles assistées au travail". Ainsi, chaque année, ils doivent démontrer qu’un quart supplémentaire des familles bénéficiaires de la TANF se sont engagés dans une activité de travail (work activities). Ce chiffre est passé à 50% en 2002. Pour les familles avec deux adultes, le chiffre est fixé par le département fédéral des Affaires sociales (Department of Health and Human Services, HHS) à 75% pour 1997, et en 1999 est passé à 90%. Si l’Etat fédéré ne satisfait pas à ces critères, son federal block grant est immédiatement diminué de 5% à 21%, conformément à une décision du HHS. Enfin, le gouvernement fédéral oblige chaque Etat fédéré à dépenser au moins 75% de ses propres fonds pour des programmes de lutte contre la pauvreté (ou 80% s’il ne parvient pas à remplir les critères fédéraux de work participation).
Bien que la TANF ne mentionne pas les politiques de seuil familial, certains paragraphes concernent directement les femmes, la procréation, la sexualité, et le mariage. Par exemple, un Etat fédéré ne peut pas utiliser la TANF pour donner des allocations à une adolescente célibataire mineure (moins de 18 ans) ayant un enfant de moins de 12 semaines, sauf si elle va au lycée, se marie, ou vit avec un adulte. Par ailleurs, un Etat fédéré peut recevoir des primes (bonuses) s’il réduit le nombre de naissances hors mariage dans son Etat (recevant 20 millions de dollars supplémentaires par an dans le cas où cinq autres Etats ou plus y parviendraient, ou 25 millions de dollars supplémentaires par an pour chaque Etat fédéré dans le cas où moins de cinq autres Etats y parviendraient). En 1999, l’Alabama, la Californie, le Massachusetts, le Michigan, et le District of Columbia ont "gagné", faisant ce qu’ils veulent ensuite de cet argent. En 2000, l’Alabama, l’Arizona, le District of Columbia, l’Illinois, et le Michigan ont alors remporté les primes. Prévues également dans la réforme du Welfare, des primes pour les personnes bénéficiant de la TANF qui se marient ; par exemple, en Virginie de l’Ouest, 100 dollars de plus par mois en allocations en cas de mariage. Cette année, Bush veut consacrer 300 millions de dollars en subventions fédérales distribuées aux Etats pour ce type de politique. Enfin, la réforme du Welfare comporte des subventions fédérales distribuées aux Etats pour établir des programmes d’éducation au contrôle de naissance basé exclusivement sur l’abstinence. Déjà 50 millions de dollars par an depuis 1996 a été consacré à ces programmes, auxquels chaque Etat doit fournir des fonds équivalents, c’est-à-dire 3$ pour chaque tranche de 4$ fédéral, ce qui donne un total de 87.5 millions de dollars par an pour ce type de programme. Si l’Etat fédéré veut bénéficier de ces subventions, les programmes qu’il met en place doit respecter un nombre important de critères concernant le contenu, le vocabulaire, et les ressources à utiliser de ces programmes, c’est-à-dire, il ne peut être question que de l’abstinence, ni de l’usage du préservatif ou tout autre moyen de contraception.
En somme, l’ensemble de ces critères laisse peu de marge de manœuvre aux Etats fédérés. Derrière l’illusion qui consiste à faire croire que ce sont désormais les Etats qui décident et jouent leur rôle de "laboratoire social", il y a la réalité de la réforme qui, en fin de compte, encourage les Etats à faire le maximum d’économies le plus tôt possible. Et ils ont commencé tout de suite, puisque selon la dernière étude du National Governor’s Association, dès la promulgation de l’ensemble de la réforme du Welfare, les critères d’éligibilité pour la TANF ont été renforcés dans la plupart des Etats [9]
Développement et évaluations des politiques de seuil familial
Ce sont évidemment les bénéficiaires de la TANF qui paient le véritable prix de cette réforme. Lorsqu’un Etat fédéré ne satisfait pas aux critères fédéraux, il sanctionne à son tour les familles bénéficiaires. Rien n’illustre mieux l’esprit de ces mesures que les politiques de seuil familial qui touchent essentiellement les femmes seules et mères de famille. Jusqu’à la réforme du Welfare, les normes fédérales gouvernant l’AFDC stipulaient qu’à chaque nouvelle naissance dans une famille bénéficiaire devait correspondre une augmentation des allocations mensuelles (variant entre 45 et 100 dollars de plus par mois et par enfant supplémentaire). Avant la réforme de 1996, certains Etats souhaitaient échapper à ces normes fédérales et imposaient, à titre expérimental, des politiques de seuil familial. Pour ce faire, il fallait obtenir l’approbation du Department of Health and Human Services. De nombreuses dispenses ont été accordées depuis 1980, surtout sous l’administration Clinton, dans la mesure où l’Etat fédéral souhaitait évaluer l’efficacité de ces politiques. Dès 1994, le président Clinton œuvrait déjà beaucoup dans ce sens en signant le Work and Responsibility Act (WRA) qui dispensait même un certain nombre d’Etats de l’approbation requise du HHS pour mettre en œuvre des politiques de seuil familial.
Depuis la réforme d’août 1996, 9 Etats se sont ajoutés aux 14 autres Etats qui avaient déjà progressivement mis en œuvre ces politiques. C’est dans l’Etat du New Jersey que le programme le plus élaboré et le plus longuement expérimenté de seuil familial a été appliqué puisqu’il est en vigueur depuis octobre 1992 (le Family Development Program du New Jersey). Les résultats d’une première enquête sont loin d’être convaincants. Deux mois seulement après son application, le gouverneur de l’époque, Jim Florio, déclara que ces politiques avaient contribué à faire diminuer de 16% le nombre d’enfants nés de familles bénéficiaires de l’AFDC. Ensuite, ce chiffre a été revu à la baisse et s’est situé aux alentours de 9%, mais il reste discutable pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, de nombreuses femmes peuvent avoir tout simplement décidé de ne plus déclarer la naissance d’enfants "en surplus". Ensuite, même si le chiffre de 9% était exact, cela ne s’est traduit que par une diminution de 0,25% de l’ensemble des coûts de l’AFDC pour cet Etat, une économie minuscule lorsque l’on sait que les dépenses de l’AFDC en 1991 dans le New Jersey ont atteint moins de 3,5% du budget de l’Etat. En revanche, d’autres chiffres se sont révélés plus significatifs. Dès sa mise en œuvre, le programme de New Jersey a en effet refusé à plus de cinq mille enfants et leurs familles une augmentation d’allocations, les enfermant davantage dans la pauvreté.
Deux enquêtes récentes publiées par le Center for Law and Social Policy/CLASP (www.clasp.org) comprennent une analyse plus approfondie du programme de New Jersey ainsi que plusieurs autres Etats fédérés qui ont mis en œuvre des politiques de seuil familial. Un premier chiffre (sans doute une sous-estimation d’après le CLASP) situe à 83,000 le nombre d’enfants exclus de l’assistance publique (capped children) depuis la mise en œuvre de ces mesures à travers 16 Etats étudiés. Par ailleurs, de l’ensemble des Etats qui appliquent ces politiques, sept ont effectué des évaluations [10], mais seulement trois se sont posé la question de l’impact sur le taux de natalité - l’Arizona, l’Arkansas, et le New Jersey [11]. Seules les évaluations effectuées en Arkansas et le New Jersey sont à prendre en compte puisque l’étude menée en Arizona consistait seulement en des entretiens non-directifs avec des travailleurs sociaux. En revanche, des études statistiques comparatives et des analyses de tendance (experimental design studies et trend analyses) ont été menées dans les deux autres Etats. Les résultats fournissent deux scénarios différents mais qui, tous les deux, remettent en cause l’efficacité des politiques de seuil familial.
L’analyse statistique comparative effectuée dans l’Arkansas a comparé le taux de natalité des personnes subissant les mesures de seuil familial avec celui d’un groupe de contrôle qui n’était pas assujetti aux mesures. Le résultat de cette étude démontre aucun effet des mesures de seuil familial sur le taux de natalité. Dans le New Jersey, l’analyse de tendance qui a été effectuée offre un deuxième scénario : depuis la mise en œuvre des politiques de seuil familial, l’impact sur le taux de natalité a été très significatif, mais d’une manière inattendue. En effet, entre octobre 1992 et décembre 1996, la mise en œuvre de ces mesures a "empêché" la naissance d’environ 14 000 enfants dans des familles bénéficiaires de l’AFDC/TANF, mais a également abouti à 1400 avortements qui n’auraient pas eu lieu si ces mesures n’existaient pas. De plus, et selon les archives de l’Etat de New Jersey, entre mai 1993 et juin 1998, les politiques de seuil familial ont refusé aux familles de 28 000 nouveaux nés une augmentation des allocations mensuelles.
De nombreuses erreurs dans l’étude menée dans le New Jersey par l’université de Rutgers, sollicitée et financée par le département fédéral des Affaires sociales (Health and Human Services Department), sont soulignées par Shelley Stark et Jodie Levin-Epstein, chercheuses au CLASP. Tout d’abord, elles révèlent que dans le rapport préliminaire, les auteurs de l’étude de Rutgers affirmaient qu’aucune preuve tangible permet de conclure à un impact quelconque des politiques de seuil familial sur le taux de natalité. D’autres critiques avancées par les chercheurs du CLASP sont à signaler. Tout d’abord, les sources utilisées concernant les taux de natalité proviennent des services sociaux de l’Etat de New Jersey, plus précisément des registres de Medicaid. Ces sources ignorent forcément le nombre de femmes qui auraient pu décider de ne pas déclarer de nouvelles naissances. Ensuite, l’étude de Rutgers ne prend pas en compte le fait qu’avant la mise en œuvre des politiques de seuil familial, le taux de natalité parmi les bénéficiaires de l’AFDC était déjà en train de baisser, pour des raisons encore non-étudiées. Enfin, l’étude de Rutgers a également omis de prendre en compte l’impact de nouveaux programmes d’éducation et de distribution de contraceptifs, fortement encouragés par le nouveau gouverneur, Christie Todd Whitman, dans la transition effectuée par l’Etat vers un système de santé basé sur le managed care, obligatoire pour les bénéficiaires de la TANF, et qui leur fournit un plus grand accès aux informations et moyens de contraception.
Outre ces critiques précises de l’étude de Rutgers, d’autres travaux ont déjà démontré l’absence de lien entre la distribution ou le montant de l’assistance publique et le taux de natalité des bénéficiaires. Par exemple, de nombreuses études montrent que des allocations plus élevées n’ont pas d’incidence sur la décision d’une femme célibataire d’avoir ou pas un enfant. En fait, le taux de natalité pour 100 000 femmes est resté relativement stable à travers les Etats fédérés malgré des fluctuations importantes dans le niveau des allocations. De même, une énorme contradiction existe au sein de ces politiques de seuil familial puisque le financement des interruptions volontaires de grossesse par Medicaid (donc pour les bénéficiaires de la AFDC/TANF), existant dans 35 Etats, est réservé exclusivement aux cas d’extrême urgence : danger de mort pour la femme, viol, inceste. Par conséquent, en cas de grossesse non-désirée, une femme n’a souvent pas d’autre choix que de la mener à terme.
Racisme et sexisme au service de l’ordre moral
Les politiques de seuil familial envoient un message implacable qui consiste à dire que plus d’un enfant par famille "pauvre" est un fait indésirable pour la société. Elles stigmatisent ainsi les femmes célibataires issues de milieu défavorisé qui ont plus d’un enfant. Il est vrai que la proportion d’enfants vivant avec un seul parent augmente ; par exemple, en 1980, moins de deux naissances d’enfants sur dix étaient de mères célibataires, alors qu’en 1991, trois enfants sur dix étaient nés de mère célibataire, ce qui représente une augmentation de 700.000 à 1,2 million d’enfants. Certains peuvent considérer cela comme étant un problème de société, mais la réforme du Welfare ne résout pas cette situation.
Il existe beaucoup de raisons pour lesquelles une femme décide d’avoir un enfant ; bénéficier des prestations sociales n’en est pas une. En effet, la taille de la famille typique AFDC décroît depuis plusieurs décennies, et correspond à la taille de la famille non-bénéficiaire, et est parfois plus petite. Environ 90% des familles AFDC ont moins de trois enfants. En effet, ni la taille des familles bénéficiaires, ni le taux de natalité chez les adolescentes ne sont plus élevés dans les Etats qui ont des allocations plus généreuses. En outre, la maternité chez les femmes célibataires est plus répandue chez celles qui ne sont pas bénéficiaires des allocations sociales. De nombreuses études démontrent, enfin, que les femmes bénéficiaires des allocations sociales ont moins tendance à avoir des grossesses successives, et sont plus enclines à prendre un moyen de contraception.
Malgré les résultats fort éclairants de l’ensemble de ces études, les politiques de seuil familial sont de plus en plus populaires. En cela, elles constituent, en fin de compte, des "politiques symboliques" (symbolic politics) au service de l’image des autorités fédérales et fédérées. Leur mise en œuvre crée une situation dans laquelle les représentants de l’Etat, fédéral et fédéré, gagnent dans tous les cas de figure (win-win situation). Ils parviennent à réduire, ne serait-ce qu’un peu, les dépenses budgétaires, à donner l’impression qu’il s’agit d’une grande réforme de société, et enfin à adopter une posture de dirigeants moraux dans la "lutte contre les comportements indésirables". Sans oublier le fait que l’intervention de l’Etat au sens large est ainsi renforcée à ses deux niveaux : l’Etat fédéral, profitant de la multiplication d’instances gouvernementales et de critères à respecter, contrôle de plus près la "nouvelle liberté" des Etats fédérés ; ces derniers, à leur tour, interviennent davantage dans la vie privée de leurs citoyens.
Les graines de la "fin du Welfare tel qu’on le connaît" sont ainsi tombées sur une terre fertile, et "la responsabilité a remplacé le droit" (personal responsibility has replaced entitlement). Pendant que les autorités de l’Etat fédéral et fédéré redorent ainsi leurs blasons, les effets réels des politiques de seuil familial se font cruellement sentir chez les familles indigentes, notamment les femmes seules avec enfant(s) à charge. On transforme cette femme en une "reine du Welfare" (Welfare Queen) et en une "mauvaise mère", le plus souvent perçue à travers la caricature d’une femme noire ou hispanique obèse entourée de dizaines d’enfants, un sourire malicieux aux lèvres, et un chèque de l’Oncle Sam dans sa main grassouillette. Cette image entretenue dans le discours politique, qu’il soit démocrate ou républicain, mène directement à l’absence de respect du droit de chaque femme et homme à l’intimité en matière de procréation, un droit totalement bafoué dans le cas des politiques de seuil familial. Enfin, et comme toujours avec les "politiques symboliques", le véritable fond du problème de la pauvreté n’est guère abordé, révélant ainsi la pauvreté même de la réforme du Welfare aux Etats-Unis.