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De la libération des femmes à l’institutionnalisation d’un féminisme bon chic, bon genre

dimanche 30 juin 2002, par Dominique Foufelle

Contre un féminisme consensuel, institutionnalisé, inoffensif, l’auteure plaide pour une pensée libre, audacieuse et intègre.

L’émergence d’une libération
Plutôt que de parler de l’émergence d’un thème, je parlerai de l’émergence d’une libération puisque c’est dans la dynamique de la révolte des femmes et de la fondation du Mouvement de Libération des Femmes puis du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire que j’ai éprouvé la nécessité de réfléchir en profondeur sur les relations amoureuses [1] entre femmes. Comme j’étais étudiante en histoire et qu’en 1974 j’avais passé ma maîtrise à Paris VII avec Michelle Perrot et Béatrice Slama, c’est tout naturellement que j’ai choisi ce sujet de recherche, sans savoir que je réalisais une grande première. En effet, non seulement il n’avait jamais été traité à l’université, mais il ne le sera plus pendant vingt ans puisque je serai la seule, avec Christian Bonnello [2] à soutenir une thèse d’histoire sur l’amour entre femmes jusqu’à celle de Florence Tamagne [3] qui s’oriente surtout sur l’homosexualité masculine en dépit du titre généralisateur. Mon travail est donc une exception et relève d’une véritable spécificité française qui justifie, me semble-t-il, le fait que je vais surtout parler de mon expérience. Il semblerait en effet que le thème ait bien du mal à émerger dans notre pays puisque cette émergence est toujours laissée à l’initiative individuelle trente ans après la première ouverture de l’université au féminisme et aux recherches sur les femmes et la sexualité. Cette ouverture n’a pas duré longtemps d’ailleurs.
Dans un texte intitulé "Les noces entre la pensée et la vie" paru dans le numéro du Cedref (université de Paris VII, 2001) consacré à Vingt-cinq ans d’études féministes, L’expérience Jussieu, j’ai retracé l’historique de ce moment privilégié où un mouvement de révolte a pu ouvrir une brèche dans la forteresse universitaire. C’était en 1973-1975, nous avions fondé à l’université de Paris VII le Groupe d’Etudes Féministes composé d’étudiantes, professeures, chercheuses et amatrices, et cette époque fut pour moi, et pour beaucoup d’autres, de véritables noces entre la pensée et la vie, comme l’avait qualifiée l’auteure d’un article du Torchon Brûle n°0 (novembre 1970) en écrivant : Il faudrait fêter cet avènement d’une possibilité qui d’elle-même et de force s’inscrit dans la lutte des femmes, des noces entre la pensée et la vie. Ne pas résister à cette fusion est notre chance de participer activement à la mise en place d’une révolution humaine et irréversible.
Cette possibilité constitue bien un avènement, et pas seulement un événement historique, en ce sens où la lutte des femmes a légitimé mon désir de choisir un sujet qui me concerne, bien qu’il soit tabou, me permettant ainsi d’advenir à une souveraineté de sujet en m’autorisant à penser par moi-même un Eros stigmatisé par la société au point d’être refoulé du champ des connaissances légitimes gérées par l’université. Seule la psychiatrie tenait un discours de "vérité scientifique" sur l’homosexualité, tandis que cette dernière était considérée comme une perversion par les médecins psychanalystes et un fléau social par le législateur.
Je résumerai donc les éléments qui ont rendu présidé à cette ouverture de l’université aux femmes :

- D’abord la dé-institutionnalisation des savoirs (surtout les savoirs sur les femmes), ce qui n’était pas très difficile car ils avaient perdu toute crédibilité face à l’extraordinaire bouillonnement culturel de l’après mai 1968. L’esprit ne soufflait plus à l’université mais dans les mouvements, les rencontres inattendues, les débats, les livres, la musique, l’Orient, dans cette extraordinaire appétit de mieux être qui caractérise pour moi cette époque. Ce n’était pas seulement une révolution sexuelle que nous vivions, mais une véritable révolution culturelle où l’amour, c’est à dire l’ouverture à l’autre, avait pris le pas sur la course au pouvoir et la guerre.

- La rupture avec le poids de la tradition universitaire, le mandarinat, les cours magistraux, le cloisonnement des savoirs, a également été déterminante. Ce qui n’était pas très difficile dans notre domaine car les professeures en savaient autant que les étudiantes. Nous étions en quelque sorte à égalité, ce qui n’était pas pour nous déplaire. De plus, il va de soi que notre engagement dans l’histoire des femmes n’était dicté par aucune considération de carrière. Je me permets d’insister là-dessus quand on voit à quel point elle est aujourd’hui le mur sur lequel viennent mourir les rêves. Nous avions d’autres ambitions, et en ce qui me concerne, j’avais d’abord besoin de relativiser le poids du jugement social homophobe au moyen de l’histoire tout en cherchant dans le passé les traces d’une conscience féministe. Mes recherches s’inscrivaient dans une démarche identitaire propre à tout mouvement d’émancipation. Je n’avais jamais entendu parler du féminisme durant mes études, qui étaient pourtant très longues. En désoccultant l’histoire des femmes et des lesbiennes, je me construisais du même coup comme sujet de connaissance et sujet créateur de ma vie.

- Cette démarche n’aurait pas été possible sans l’essor de la subjectivité qui est à mon avis la condition sine qua non de tout renouvellement de la pensée. Qui dit essor de la subjectivité dit aussi rupture avec la séparation sujet / objet, avec le principe d’autorité, en un mot avec le savoir immanent de l’Institution. La connaissance se trouvait ailleurs, à commencer en nous mêmes selon l’adage socratique du "connais-toi toi-même et tu connaîtras le monde" que nous avons suivi avec un enthousiasme contagieux. Nous sommes ainsi passées du statut d’objet du savoir de l’homme au statut de sujet d’une connaissance sur nous-même, c’est à dire au statut même qu’occupaient les hommes dans leurs institutions. Nous n’avons pas encore mesuré la révolution symbolique que constitue ce changement de statut, mais nous en avons déjà un aperçu à travers les difficultés que rencontrent les femmes dans l’université, la politique, les églises etc., qui montrent que la solution au problème de l’inégalité ne réside pas dans la seule féminisation des structures institutionnelles. Il s’agit de remettre en question le point de vue masculin comme point de vue objectif et savant, ou, pour parler comme les genres, de réévaluer et revaloriser le point de vue féminin (toujours abordé comme spécifique quant il n’est pas le signe de l’inférieur, du négatif, ou du mythe). Le masculin ne constitue pas le devenir femme de l’institution.

- Enfin le décloisonnement des savoirs et le bouleversement des méthodes d’apprentissage, qui vont de pair avec le changement du statut des femmes dans leur rapport à la connaissance, ont été pour moi fondamentaux. Par exemple, j’ai pu participer au groupe des historiens mis en place par Sartre et Beauvoir pour préparer des émissions de télévision sur Sartre dans le siècle. Avec Liliane Kandel et d’autres féministes, nous écrivions dans des journaux et des revues comme les Temps Modernes par exemple (Les Femmes s’entêtent, 1974, la rubrique du sexisme ordinaire). D’autre part, je participais à un type de recherche plus personnelle dans le cadre de l’association La Spirale fondée par la peintre et poète Charlotte Calmis. C’était un groupe de méditation qui s’appelait Les Sorcières et dans lequel j’ai mené un travail de connaissance intérieure qui a été fondamental pour mes propres recherches car c’est là que j’ai fait le vide de ce qui ne me concernait pas dans ce que j’avais appris pour retrouver l’accès à ma propre dynamique de pensée. Dans ces différents groupes, j’ai puisé les nourritures intellectuelles et spirituelles que je ne trouvais pas à l’université. J’ai aussi eu la chance de travailler ma thèse seule, Michèle Perrot ayant eu la sagesse de ne pas intervenir dans mon cheminement. En fait, ni elle ni moi ne savions où j’allais, et à part deux exposés que j’ai fait au GEF durant mes années de recherche, j’ai avancé seule et pu mettre au point une méthode de réflexion qui s’est avérée féconde. C’est d’ailleurs le côté le plus stimulant de la recherche. Pour se trouver, il faut d’abord se perdre.
J’ai soutenu ma thèse en mars 1979, il y a donc exactement 23 ans, et il se trouve que ce fut la première thèse d’histoire des femmes "dirigée" par Michelle Perrot sur la cinquantaine qu’elle dirigea ensuite [4]. Deux ans plus tard, mon travail était publié chez Denoël, dans la collection Femmes, sous le titre Un choix sans équivoque. Un mois après François Mitterand était élu à la présidence de la République.

La mise en place d’un féminisme bon chic, bon genre
Tout semblait donc s’ouvrir, mais c’est paradoxalement sous le gouvernement de la gauche que les portes se sont refermées devant moi. Certes, je ne voulais pas entrer à l’université, et pas seulement parce que je ne savais pas comment faire, venant d’un milieu non diplômé. Tout simplement je ne voulais pas devenir la spécialiste des lesbiennes. Je commençais à me rendre compte que cette spécialité n’était vraiment pas gratifiante à en juger par les réactions des universitaires reconnues qui ne savaient plus dans quelle case me mettre et qui commençaient à me marginaliser discrètement, en prélude à ma placardisation. Je savais que je n’étais pas douée pour évoluer dans ce type de relations institutionnelles hiérarchiques et ces rapports de force. De plus j’ai senti, car rien n’était formulé clairement, que si je voulais rester vivante, c’est à dire continuer mes recherches librement, j’avais intérêt à rester en dehors de l’institution. Je croyais alors que nous aurions la possibilité de jeter un pont entre l’institution et son dehors en une sorte de troisième voie reliant les universitaires aux autres femmes qui étaient encore tout aussi soucieuses de développer la pensée féministe. Mais ce ne fut pas possible. Non seulement parce que nous étions passées d’un féminisme de la libération [5] à un féminisme gouvernemental des droits (Yvette Roudy fut nommée en 1981 ministre des droits des femmes), c’est à dire d’un féminisme du mouvement à un féminisme de l’intégration, ne laissant plus d’autre choix que d’être dedans ou dehors au lieu d’être dehors et dedans, comme je l’aurais souhaité ; mais parce que les intellectuels se sont repliés sur l’université et le CNRS après la victoire de la gauche pour y gouverner le champ de la pensée au point que le colloque est devenu aujourd’hui le mode quasi exclusif du débat intellectuel dans les mouvements militants comme dans les institutions.
J’ajouterais qu’en 1981, et donc bien avant le développement de l’épidémie du Sida, la situation était très différente pour les hommes puisque Michel Rey, qui travaillait sur l’histoire des sodomites avec Jean-Paul Aron, avait pu publier un article dans une revue scientifique du Collège de France, alors que j’étais toujours écartée des publications collectives initiées par les historiennes féministes en place. L’exemple le plus frappant fut L’Histoire des femmes, en 4 volumes, dirigée par G. Duby et Michelle Perrot. Non seulement les lesbiennes y étaient reléguées dans le volume sur le XXe siècle, mais Michelle Perrot et Geneviève Fraisse, qui dirigeaient ce volume, s’adressèrent à l’américaine Judith Walkowitz pour lui commander un texte de trois pages qui fut inséré dans le chapitre "sexualités dangereuses" (dangereuses pour qui ?) juste après la prostitution. On ne pouvait mieux démontrer que les lesbiennes pouvaient être dangereuses aux yeux des historiennes institutionnalisées, et qu’il était préférable de s’en séparer pour être prises au sérieux par le pouvoir.
Je donnerai un autre exemple de ce retour en force du conformisme institutionnel avec une aventure qui m’est arrivée en 1985 au moment où nous cherchions à inscrire la recherche féministe dans l’institution. Nous, c’est à dire le GEF (ou du moins ce qu’il en restait), la revue Pénélope, les chercheuses scientifiques, les sociologues féministes, et d’autres chercheuses hors institution comme moi. Avec l’aide de Michelle Coquillat, alors chargée de la culture au cabinet d’Yvette Roudy, nous avions réussi à obtenir la mise en place d’Actions Thématiques Programmées, CNRS / Ministère de la recherche et de la technologie, dotées de bourses adjugées par un jury composé de représentantes des ministères et des féministes. J’ai alors présenté un projet lié à l’art, milieu dans lequel je baignais depuis dix ans, qui s’intitulait : "Contribution à la recherche sur la création picturale des femmes à partir de l’exemple de Charlotte Calmis". Ce projet a été rejeté [6] et je ne sais même pas pourquoi car je n’ai jamais reçu de courrier argumenté. Michelle Ferrand, qui est ici et qui faisait partie du jury, me le dira peut-être. C’est ainsi que la belle idée de pluridisciplinarité a volé en éclats me renvoyant à des recherches solitaires dans un champ lui aussi sinistré, celui des femmes artistes tout autant inexistant dans notre pays [7].

La normalisation des savoirs et des rapports sociaux de sexes
Ces quelques faits expliquent en grande partie pourquoi personne ne prit le relais pour continuer les recherches que j’avais lancées. En fait, nous étions en plein processus de normalisation des savoirs et des rapports entre les sexes. La gauche était au pouvoir et si les femmes voulaient profiter des événements pour s’intégrer dans la Cité des hommes, elles avaient intérêt à faire la paix avec eux, d’autant plus qu’il y avait des places à prendre. C’est ainsi que le féminisme radical des années 1970, celui qui rejetait la "société mâle", s’est effacé devant un nouveau féminisme à la française. Un féminisme libéral quant à son analyse des rapports entre les sexes, mesuré, tolérant, hétérosexué, mixte, en un mot un féminisme bon chic bon genre. Les lesbiennes sont alors devenues persona non grata sans que l’Institution ait manifesté ouvertement son dissentiment à leur égard. Et j’entends par lesbiennes les femmes qui ne se cachaient pas derrière le féminisme universaliste à la Simone de Beauvoir (on ne naît pas femme, mais on ne devient pas lesbienne pour autant) ou dans le combat en faveur de la parité. Nous savons que si toutes les féministes ne sont pas lesbiennes, toutes les universitaires ne sont pas hétérosexuelles. Mais c’est un autre débat...
Toujours est-il que c’est dans ce contexte de normalisation des rapports entre les sexes qu’est progressivement apparu le sésame ouvre toi, autrement dit la théorie des genres grâce à laquelle il est devenu pratiquement impossible aujourd’hui de ne parler que des femmes. Car les résistances de l’institution au féminisme étaient toute relatives. En 1985, il été possible de mettre en place un département d’études féministes à Paris VII (qui était soutenu par le ministère Roudy) si les quelques professeurs de rang A qui y enseignaient ne s’y étaient opposées sous prétexte qu’il créerait un nouveau ghetto. Elles ne voulaient pas faire comme aux Etats Unis, disaient-elles, affichant un profond mépris pour les women’s studies et les gay studies. Les temps changent...
En fait, à travers les lesbiennes c’est la culture identitaire des années 1970 tournée vers les femmes et les études féminines (je pense à Hélène Cixous, Xavière Gauthier, Julia Kristeva, Luce Irigaray...) qui a été sacrifiée au processus de légitimation de la recherche féministe. Est-ce parce que cette culture représente un irréductible de la révolte des femmes qui ne peut être assimilé par le système sans qu’il en soit profondément modifié. Probablement, et c’est pourquoi la problématique des genres a fait l’affaire puisque les relations entre femmes y sont littéralement impensables comme rapport social d’une part (on ne connaît que les rapports sociaux de sexes hétéros ????) et comme amour pour son propre sexe, de l’autre. De plus, les "genres" ne connaissent l’homosexualité féminine que sous l’angle du travestissement et se taisent sur le désir alors qu’il est un levier émancipateur chez tout être humain dès lors qu’il désidère, c’est à dire libère une énergie qui nous fait sortir de nos programmations biologiques, familiales et nationales [8]
C’est ainsi que la normalisation des savoirs et des rapports entre les sexes rétablit une ligne de démarcation entre lesbiennes et féministes, ligne qui sévit toujours comme le prouvent les deux tables rondes de cette après midi. La force contestataire du MLF venait en grande partie de l’union entre toutes les femmes, quelles que soient leur pratique sexuelle, leur âge, leur nationalité ou leur appartenance de classe. Se désolidariser des lesbiennes et de la culture identitaire, c’était donc trahir l’idéal de sororité du MLF [9], et avec lui la subversion d’un mouvement qui avait pourtant, en quelques années, bien plus transformé la société que ne l’ont faites les études sur le genre en vingt ans.

Le désastre iconoclaste
L’émergence d’une libération a donc débouché dix ans plus tard sur son refoulement du champ académique. On se demande aujourd’hui pourquoi il semble si important de s’inscrire dans la problématique des genres quand on veut parler des femmes et de la sexualité. Est-ce parce que ça marche aux Etats Unis et qu’elle ouvre un marché considérable aux chercheurs français qui ne trouvent guère d’écho dans leur pays, et pour cause. Je pense qu’il ne faut guère chercher ailleurs les raisons d’un engouement pour une théorie qui n’est en rien un nouveau système de connaissance et n’ouvre aucune perspective d’avenir. La France a fini par comprendre que le fameux ghetto féminin tant redouté par celles qui n’en ont pas moins retiré leurs marrons du feu, donnait accès à la modernité made in USA. Après les women’s studies et les lesbian and gay’s studies, les gender’studies paraissaient d’autant plus acceptables que des dizaines de milliers d’homosexuels défilaient dans les rues et se battaient pour la reconnaissance légale du couple homosexuel. Le pouvoir politique a suivi et décidé d’introniser lentement ces recherches à l’université parce qu’à la différence des Etudes Féministes, qui gênaient vraiment beaucoup de monde, les études de genres ne remettaient pas en question les structures symboliques, académiques et politiques qui la sous-tendent. Ce sont toujours les hommes qui ont le pouvoir et qui décident des nouveaux standards de pensée. De plus, les études de genre délimitent un champ du savoir sans mettre en marche un processus de connaissance. C’est une sorte de fourre tout où on classe pêle-mêle les femmes, les gays, les lesbiennes, les bi et les trans. Il vaudrait mieux dénoncer les contraintes incroyables qui sont imposées aux chercheurs dès qu’ils s’emparent de sujets non reconnus par la hiérarchie. Que d’intelligence perdue à respecter les règles du jeu universitaire. Celles de la hiérarchie, des rapports de force, du principe d’autorité, (il est recommandé de citer les professeurs plutôt que les maîtres-assistants, les Américains plutôt que les Français ou les Allemands), de la rivalité, en un mot la reproduction d’un savoir déjà légitimé par les chercheurs américains et nettement en retard sur la conscience militante des années 1970.
L’université produit un savoir officiel qui tourne en circuit fermé. Les universitaires se citent, s’entre citent et s’entre invitent dans les colloques sans plus se soucier d’une éthique de recherche la plus élémentaire qui consiste à tenir compte de ce qui se pense ailleurs ou en dehors de ses réseaux d’influence. Ceux qui ont déjà le pouvoir voient leur position renforcée tandis que les autres attendent à la porte, grossissant les troupes des intellos précaires. Le piratage et la délinquance intellectuelle sont devenus monnaie courante... Il y a même des personnes qui s’attribuent des titres universitaires qu’ils n’ont pas pour imposer le respect et parce qu’il est devenu pratiquement impossible de prendre la parole dans les médias sans décliner ses titres et appartenances universitaires. Et je ne parle pas de la censure qu’exercent certaines chercheuses "féministes" à l’encontre d’autres chercheuses ou théoriciennes féministes sous prétexte qu’elles ne sont pas conformes au modèle institutionnel. La mécanique s’est mise en marche dès le début des années 1980 avec le conflit interne à la revue Questions Féministes au sujet du lesbianisme radical. Il s’est soldé par l’exclusion de Monique Wittig [10], laquelle n’a plus publié dans des revues féministes françaises jusqu’à la veille du deuxième millénaire. Plus récemment, j’ai été moi-même victime de la censure de la part de la directrice du colloque "Pour une édition critique du Deuxième Sexe", Université d’Eischätt (Allemagne) en novembre 1999, qui n’a pas voulu que mon texte sur "La lesbienne dans le Deuxième sexe" figure dans les Actes du colloque parce que j’étais sortie du cadre (idéologique) imposé. La publication des Actes est d’ailleurs bloquée, et si la revue Etudes Francophones n’avait pas accepté de publier un texte issu de ma communication [11], j’aurais été purement et simplement bâillonnée. Ces tensions, (et je ne les ai pas toutes répertoriées), sont induites par des chercheuses académiques qui se sont adaptées aux exigences du pouvoir et n’hésitent plus à protéger leurs privilèges acquis aux dépends des plus faibles institutionnellement [12]. Il est frappant de constater qu’elles se réclament généralement de la pensée de Simone de Beauvoir sur les genres, et on peut même dire que le féminisme n’a pu s’inscrire dans l’université qu’en se plaçant sous l’autorité de Simone de Beauvoir et de sa critique du naturalisme (le mythe de la féminité), ce qui explique la légitimité des études de genre aujourd’hui.
Je n’ai pas la place, ici, d’approfondir cette question, mais je constate que la violence institutionnelle est désormais relayée par celle des aspirant(e)s au pouvoir intellectuel qui se réclament des genres tout en évoluant dans un champ de pensée miraculeusement épargné par la différence des sexes. En fait, les études de genre ne sont rien d’autre qu’un système de prise de pouvoir intellectuel, voué, lui aussi, à la disparition. Il en est ainsi de toutes les modes de pensée. Souvenons-nous. En 1968 il fallait être marxiste. Puis il a fallu être structuraliste, sémioticien, psychanalyste. Maintenant il faut être bon chic bon genre. Et surtout pas engagé car ce serait semer le doute sur l’objectivité des recherches, et donc briser le consensus grâce auquel dans notre pays un président de droite gouverne avec un premier ministre de gauche. Ces polarités politiques n’ont en fait plus aucun sens dans la réalité. Comme le masculin et le féminin qui ne sont jamais définis mais que l’on brandit comme une baguette magique. Nous sommes en plein désastre iconoclaste et nous ne savons même plus si dieu est différent du diable. Ce n’est pas en se rangeant derrière la bannière des genres que nous allons sortir du nihilisme, du Sida et de l’éclatement de notre culture. Les genres sont une position de repli qui ne propose rien d’autre que déconstruire des modèles sociaux déjà déconstruits par le féminisme. On pourrait se demander pourquoi notre société l’a oublié à peine vingt ans après avoir été réveillée par la tornade rouge du MLF. C’est cette amnésie qui est dramatique, car la nécessité de gagner sa vie en s’adaptant à une économie mondialisée, sans rideau de fer ni guerre froide, n’explique pas comment nous avons fini par accepter des remèdes comme la parité ou le Pacs, qui ne sont rien d’autre que des emplâtres sur une jambe de bois.

Du savoir à la connaissance...
Il y a trois ans, lors d’un colloque à Rouen sur l’histoire des femmes, j’opposais au savoir académique la pratique de ce que j’appelle la connaissance incarnée. En sciences dites humaines, quand nous avons à penser un sujet nouveau parce que nous l’abordons de notre propre point de vue, nous n’avons guère d’autre choix que d’ancrer notre point de vue (l’incarner) dans notre expérience de sujet pensant, désirant, créateur. Penser sur les femmes, sur l’Eros, c’est se libérer d’une norme académique qui nous nie dans notre différence et notre singularité [13].
Nous ne pourrons pas faire l’économie de la dimension ontologique de la révolte des femmes. Non seulement parce qu’elle transcende le temps et les conditionnements de société, mais parce qu’elle nous relie au genre humain en permettant à chacun de reconnaître son humanité à travers la nôtre. C’est elle qui est porteuse d’universalité, pas la problématique des genres et de la sexualité qui n’est qu’une stratégie de pénétration d’un système symbolique institutionnel qui ne veut pas entendre parler des femmes et du désir homosexuel.
C’est pourquoi je pense que nous devons rester fermes sur l’essentiel, savoir qui nous sommes, assumer sa singularité, respecter les différences, en un mot rester libres. Certes, le chemin est difficile. Il n’y a ni autoroute, ni pancarte, ni sécurité de l’emploi. Mais si la liberté est un luxe aujourd’hui, elle n’en est pas moins la condition sine qua non de toute pensée instituante. Les défis symboliques de l’égalité entre les sexes que nous devons relever aujourd’hui exigent de l’audace, de la cohérence et de l’intégrité.

Marie-Jo Bonnet est docteure en histoire, conférencière, écrivaine, féministe. Auteure notamment d’un essai sur le couple de femmes dans l’art : "Les Deux Amies" (éd. Blanche, 2000), elle travaille sur l’art des femmes.

P.-S.

Marie-Jo Bonnet - Colloque Genre et sexualités, Ecole Normale Supérieure, Paris, 15 et 16 mars 2002

Notes

[1] Je dis bien relation amoureuse et non homosexualité féminine puisque une partie de mon travail porte sur le langage comme instrument de négation de l’éros lesbien (exemple les mots tribade, homosexualité, etc. De plus la sexualité instaure une relation entre deux personnes, elle n’est pas une essence. Je renvoie à ma thèse Les relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle, Ed. O. Jacob, poche, 2001.

[2] Christian Bonnello, Discours médical sur l’homosexualité en France au XIXe siècle, thèse de IIIe cycle soutenue en 1984 sous la direction de Michelle Perrot.

[3] F. Tamagne, Recherches sur l’homosexualité dans la France, l’Angleterre et l’Allemagne du début des années vingt à la fin des années trente, Thèse de doctorat en histoire du XXe sicèle, Institut d’Etudes Politiques de Paris, 1997. Publiée aux Ed. du seuil deux ans plus tard.

[4] voir la liste dans Vingt-cinq ans d’études féministes, L’expérience Jussieu, Cedref, Université Paris VII, 2001, p. 187.

[5] Le mot libération est fondamental, évidemment. Il disparaitra à la suite de l’émergence de la tendance lutte des classes qui se réclamera du "Mouvement des femmes" pour l’organiser, et des conflits induits par A. Fouque et son groupe psychanalyse et politique avec l’appropriation du sigle MLF qui le rendait inutilisable par les autres groupes.

[6] Michelle Coquillat, qui était la rapportrice de la commission avait pourtant organisé au Ministère des droits des femmes l’année précédente une exposition en "Hommage à Charlotte Calmis (1913-1982)", dont j’avais rédigé le catalogue.

[7] Il semble que les choses soient en train de changer puisqu’un atelier sur les femmes artistes a été organisé au dernier colloque "Les écrits d’artistes depuis 1940" auquel je participais en mars dernier à l’ENS de Paris.

[8] Je renvoie à mon prochain livre, Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ?

[9] Idéal déjà fortement compromis par l’action d’Antoinette Fouque et son groupe. Je renvoie à mon article "De l’émancipation amoureuse des femmes dans la Cité : lesbiennes et féministes au XXe siècle", Les Temps Modernes, n°598, mars-avril 1998.

[10] et des chercheuses qui partageaient son point de vue. Voir le n°1 de Nouvelles Questions Féministes, mars 1981, qui justifie cette pratique au nom de l’universalisme féministe.

[11] "La lesbienne dans le Deuxième Sexe : un universalisme sans universalité ? ", Université de La Fayette, (Etats-Unis), Vol. XVI, n°1, 2001. Le mensuel militant Lesbia magazine le publie en France dans ses numéros d’avril et mai 2002.

[12] Ce phénomène touche tous les pays occidentaux comme j’ai pu le constater au XIXe Congrès International des Sciences Historiques réuni à Oslo en août 2000 où les ténors de la Fédération Internationale en Histoire des Femmes se sont félicitées de leur réussite institutionnelle sans un mot pour ce qu’elles lui avaient sacrifiée.

[13] "Nous touchons à la dimension ontologique de notre travail. Car il ne suffit pas de dévoiler ce qui est caché dans le passé pour bien faire son métier d’historienne. Il faut être soi-même incarnée du fait que la connaissance de ce passé-là exige la mise en acte d’un regard qui éveille autant le désir de voir que celui d’être vue, un regard qui instaure un dialogue à plusieurs niveaux en rupture avec le jeu de la question réponse imposée par le Sphix oedipien...", "L’histoire des lesbiennes est-elle taboue", L’histoire sans les femmes est-elle possible, dir. Anne-Marie Sohn et Françoise Thélamon, Perrin, 1998, p.161.

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