Foin de l’hédonisme frelaté des coutumiers raouts. Cette fois, la fine fleur des arts et des lettres des capitales d’Europe s’est lancée dans la campagne de France.
Face à « l’agitation d’analphabètes » de ce peuple si prompt à faire « le choix du néant. » (Michel Rocard, cité par Marianne, le 19 février 2005), les arguments éclairés ne suffisent plus. Une majorité de français ne veut pas comprendre que le non « c’est du populisme, c’est ce qui a conduit l’Italie d’autrefois à ce que l’on sait. » (Martine Aubry, citée par Le Figaro, le 1er avril 2005). Trop nombreux sont ceux qui restent sourds aux envolées de Jean-Marie Cavada pour qui « ceux qui font la fine bouche devant la Constitution européenne devraient avoir en mémoire les photos d’Auschwitz » (AFP, 22 janvier 2005), ou ne veulent pas croire avec François Bayrou « qu’il pleuvra plus de quarante jours » (Le Monde, 31 mars 2005) en cas de victoire du « non ».
Au moins, lorsque le 19 février 1992, le directeur du Monde affirmait qu’« un non au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir », cela avait du poids.
Pourtant, cette Constitution a si jolie tournure, sous ses boursouflures, qu’elle apparaît comme un fleuron de modernité sans jamais choquer le bon goût.
Certes, elle ne fait pas grand cas de la culture dans un texte par ailleurs si généreux. C’est que, pour l’Union européenne, 0,1 % du budget suffisent largement à ne pas gêner l’épanouissement des arts. Quand on est moderne et libéral, en ce domaine comme en tant d’autres, la seule politique qui vaille est de n’en point avoir. Pourquoi biaiser le choix des spectateurs qui brûlent d’exprimer librement leurs désirs en achetant ou n’achetant pas abonnements, places et billets d’entrée au prix du marché ?
Et si certaines dérogations aux règles de la libre concurrence peuvent être concédées, dans notre projet de Constitution elles sont fort bien circonscrites par le rappel de quelques maximes au goût du jour : « Au cas où la Commission constate qu’une disparité entre les dispositions législatives, réglementaires ou administratives des Etats membres fausse les conditions de concurrence sur le marché intérieur et provoque une distorsion qui doit être éliminée, elle consulte les Etats membres intéressés. Si cette consultation n’aboutit pas à un accord, la loi-cadre européenne établit les mesures nécessaires pour éliminer la distorsion en cause » (Art. III-174).
La Commission reste juge en matière de dérogations et « procède avec les Etats membres à l’examen permanent des régimes d’aide existant dans ces Etats » (Art. III-168). Or, « sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre les Etats membres, les aides accordées par les Etats membres ou au moyen de ressources d’Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en fournissant certaines entreprises ou certaines productions » (Art. III-167). Cela étant posé à tous les coins du Traité, « peuvent (que ce « peuvent » est bien dit !) être considérées comme compatibles avec le marché intérieur (…) les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine, quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans l’Union dans une mesure contraire à l’intérêt commun. » (Art. III-167.3). Qu’en termes limpides la question des financements publics à la culture est ici reposée.
Quant à la diversité culturelle, elle ne saurait se faire dépecer sur l’autel de l’OMC de manière inconvenante. Par trois fois dans le Traité, il est écrit que l’Union « respecte la diversité culturelle » (I-3.3 ; Préambule de la charte ; II-82). La décence oblige même le Conseil des ministres de l’Union à statuer « à l’unanimité pour la négociation et la conclusion d’accords dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels, lorsque ces accords risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union. » (Art III-315.4). Mais comme il faut savoir épouser son temps, le Traité ne dit rien des conditions dans lesquelles les atteintes à la diversité culturelle pourraient être invoquées. Faudra-t-il une majorité de pays ? Tant de nations d’Europe ont été dépouillées de leur industrie culturelle qu’elles n’ont plus rien à défendre sur ce registre. La France, encore encombrée d’une production cinématographique conséquente, sera bien seule pour distordre la politique commerciale de l’Union qui « contribue, dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres » (Art. III-314). Que ce petit « autres » est bien tourné ! Il peut contenir à la fois des quotas, des subventions ou des fonds de soutien. Et cette « suppression des restrictions aux investissements étrangers directs » devrait enfin permettre le retour de l’AMI qui fut si injustement chassé en 1999.
Entre temps, venant de ce singulier pays de France, un chevalier à l’inconstante figure a rassemblé la francophonie à Beyrouth pour lancer une offensive en faveur de la diversité culturelle à l’UNESCO, puis s’est égaré au Viêtnam, avant de retrouver les troupes européennes et de retourner sa lance. Tant de panache et d’esprit ludique ne manquent pas d’allure, quand à la fin le cap est maintenu. Cela faisait longtemps que de nombreux pays européens attendaient l’occasion de ne plus croire aux romans français sur l’exception culturelle. Une constitution n’étant pas un roman, quelques bons camouflages juridiques auront eu raison de l’esprit de chevalerie.
C’est aussi avec élégance que « l’Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général » (Art. II-96). Mais les SIEG n’ont pas la rustre physionomie des services publics : « Les entreprises chargées de la gestion des SIEG (…) sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de la concurrence dans la mesure où l’application de ces dispositions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit et en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union. » (Art. III-166).
L’esprit de tolérance brille encore par la dérogation consentie aux règles du marché dans le domaine de l’audiovisuel. Le 27e Protocole sur les systèmes de radiodiffusion publique reconnaît « la compétence des Etats membres de pourvoir au financement de services publics de radiodiffusion aux fins de l’accomplissement de la mission de service public (…), dans la mesure où ce financement n’altère pas les conditions des échanges et de la concurrence dans l’Union dans une mesure qui serait contraire à l’intérêt commun. »
La mode exige de la transparence et de la tempérance, pour qu’une pointe de financement public ne vienne pas gâcher l’unité du projet. Qu’on ne s’inquiète pas, la Commission veillera, par ses enquêtes, avec ce zèle attachant qui la caractérise, au respect des belles normes, en s’appuyant sur le socle d’airain d’un texte constitutionnel.
Il convient donc de saluer le travail, tout de finesse et de discrétion, accompli par les commis de Bruxelles. Le dispositif est désormais en place pour faire tomber les funestes fortifications à l’abri desquelles des artistes prétendent encore créer en s’affranchissant de la profonde inspiration qu’insuffle naturellement le vent de la concurrence. Le 30 mai, les murs pourraient bien être truffés de bâtons de poudre. Il n’y aura plus qu’à allumer des mèches de temps à autre, pas toutes à la fois car cela pourrait réveiller la vigilance des corporations, pour libérer la culture du joug des Etats.