Dans sa famille, dans son histoire, rien pourtant ne la prédisposait à vivre un tel engagement, à prendre de telles responsabilités. La politique était pour elle une contrée lointaine, étrangère en tout cas. Elle ne pensait qu’à l’amour, aux copains, à la liberté… Quant au reste, ce n’était pas vraiment son problème.
Mais il y a eu le travail, "parce qu’il fallait un salaire à la fin du mois". A 20 ans, le concours des PTT en poche, elle débarque au Centre de renseignements téléphoniques Philippe-Auguste à Paris. Et c’est le choc, la surprise. Une grande salle d’une longueur impressionnante avec, de chaque côté, des tables équipées d’une cinquantaine de postes de travail. Des femmes, rien que des femmes, de tous les âges, soumises à une discipline quasi militaire. Des surveillantes qui passent et repassent derrière chaque dos, s’inquiétant d’un ralentissement du rythme de travail, d’un échange entre deux collègues. Et l’obligation de quémander auprès de ces "dames pipi" l’autorisation de se rendre aux toilettes. Patricia tombe des nues, elle n’imaginait pas cela possible. Elle ne veut pas que cela soit possible, que tranquillement, impunément, elle se laisse étouffer, asphyxier, que lentement, elle baisse la tête, courbe les épaules. Alors, "pour se donner les moyens de protester collectivement", elle prend sa carte à la CFDT.
De la rupture à la fusion
Puis il y a la rencontre, avec les militants syndicaux. Une rencontre déterminante. Dix ans les séparent mais surtout tout un monde, toute une culture, celle des années 70. Séduite, elle dit qu’elle fut séduite. "Mais jamais fascinée. Et, d’abord, parce qu’eux-mêmes ne cherchaient pas à dominer ; jamais ils ne s’inscrivaient dans une relation infantilisante. Ils considéraient toujours les autres comme des individus responsables. Ce fut un vrai tournant dans ma vie. J’ai eu la chance de rencontrer des gens sympathiques, ouverts, qui s’intéressaient à tout, aussi bien à l’art, qu’à la politique, à l’histoire, aux relations humaines, à la vie de couple… et j’ai beaucoup appris à leurs côtés. Ils m’ont vraiment bousculée et donné envie d’aller plus loin, de lire, de réfléchir, de comprendre. C’est à cette époque par exemple que, pour la première fois de ma vie, j’ai entendu parler d’oppression spécifique de la femme ! C’était pour moi surréaliste ! Je découvrais qu’il ne s’agissait pas seulement des histoires de viols, de violences faites aux femmes mais que la domination des hommes sur les femmes, que les rapports de pouvoir, s’exerçaient dans de nombreux domaines, et dans le syndicalisme aussi. Le féminisme est peut-être ma plus grande découverte."
Et tout va aller très vite. D’un côté cette jeune femme, 21 ans à peine, qui ne demande qu’à agir. De l’autre, des responsables syndicaux qui, déjà, envisagent la relève. Elle est tentée par l’expérience, ils la poussent à prendre des responsabilités, à s’investir plus avant. Bousculée, captivée, motivée, elle s’immerge dans cette formidable école, s’y développe. Et dans le même temps grandissent les contradictions entre son univers affectif, ses copains, son compagnon et ce nouveau monde qui chamboule son horizon. Elle revendique l’émancipation pour tous, elle entend combattre l’oppression, mais dans sa vie privée, elle a du mal à se défaire de relations de domination. Le monde du travail ne l’intéressait pas, elle ne supporte plus d’en être séparée, elle le considère désormais comme un indispensable moteur de relations sociales. Et, comme elle dit : "Dans ma tête, ça travaillait…" Dans tous les sens, d’ailleurs. Car du côté de ses nouveaux camarades, elle se heurte aussi parfois à de grosses incompréhensions. Elle rame pour soutenir ses choix de vie, les revendiquer. Comme lorsqu’elle a décidé d’avoir un enfant, à 22 ans. "Il fallait les voir… J’ai tout entendu. Certains m’expliquaient que j’étais vraiment trop jeune pour me lancer dans de pareilles contraintes. D’autres se lançaient dans des théories selon lesquelles c’était sain de ne pas avoir d’enfant… J’avais vraiment l’impression de faire pour eux figure d’extra-terrestre !"
Deux mondes se confrontent. Elle supporte de moins en moins bien la légéreté de l’un, se méfie des tendances à l’austérité de l’autre, de "cette culture du mouvement ouvrier qui parfois cultive le dogme, le tabou". Le grand écart devient trop douloureux, impossible à tenir. Elle en a mal au ventre, une oppression permanente, et le médecin qui n’y peut rien. Elle décide de rompre, avec le père de son enfant, avec sa vie d’avant. Puis se tourne vers la psychanalyse parce qu’elle éprouve le besoin de prendre du recul, de mieux cerner les raisons de ses choix ; elle veut savoir où elle en est, voudrait savoir où elle va. Pour l’heure, libérée de ses contradictions les plus fortes, sa vie va se confondre avec celle de Sud, entièrement absorbée par l’activité syndicale, la lutte, la construction de l’organisation, les réunions, les débats passionnés, les soirées, les rires, les disputes, les discussions à n’en plus finir, les espoirs partagés, les grands moments d’émotion, d’abattement aussi… La semaine, mais aussi le week-end, elle vit avec eux, milite avec eux, parle avec eux, s’amuse aussi, s’amuse beaucoup. Elle se sent bien. "Je n’ai plus vécu qu’avec des gens de Sud." Du regret dans la voix ? Patricia se demande si elle ne s’est pas trop enfermée…
Eloge de la nuance et de la fragilité
Mais elle pense aussi que le jeu en valait la chandelle. Comme il le vaut toujours aujourd’hui. Elle ne croit pas au grand soir, au grand chambardement, à la révolution, mais elle milite pour l’émancipation, la sienne, celle de tous les autres. Elle voudrait que les gens prennent conscience que rien n’est inéluctable et que toujours on est en capacité de peser, d’agir, qu’il est possible d’être libre, de refuser d’être écrasé. Et surtout, que le noir et le blanc ne suffisent pas à définir le monde. "Faire avancer la conscience, dit-elle, et la compréhension que tout est complexe. Ce qui m’énerve, c’est le besoin de se cantonner, de se ranger et de ranger les autres dans des tiroirs. Moi, je veux mettre à jour toutes les nuances. Et, ce qui m’intéresse dans le militantisme, c’est qu’il nous permet d’avancer tous ensemble, de changer, de transformer la société, mais aussi d’avancer chacun individuellement, de se remettre en cause, de progresser."
Et puisqu’elle revendique la nuance, "Sud n’est ni tout bon ni tout mauvais ". Incontestablement, elle s’y sent bien, elle affectionne cet "espace de liberté, de confrontations, de contradictions". Raison de plus pour traquer toutes les formes d’oppression, de domination qui y subsistent. Des formes subtiles, discrètes, qu’elle et ses camarades ne savent pas forcément comment résoudre. Comment, par exemple, dans un collectif "donner une place aux plus fragiles" ? Pour le moment, difficile pour ceux-ci d’en trouver une. Depuis sa création, Sud vit toujours dans une situation d’urgence et ses militants se distinguent par un fort activisme, renforcé par une charge de travail qui n’en finit pas d’augmenter. Du coup, seuls les plus forts tiennent le coup, seuls les plus assurés ; les plus fragiles sont éliminés, s’éloignent de l’aventure. "C’est dommage, car la fragilité n’empêche pas la compétence, l’aptitude à faire, à penser." Dommage aussi, parce que cette situation renforce l’image qu’ont les gens des "militants", des personnes dures, compétentes, imperturbables, des sur-hommes qui ne donnent pas du tout l’envie de leur ressembler…
Quand elle évoque la fragilité, elle parle d’elle aussi. "La vie de permanent syndical, c’est tout sauf facile. Il faut être fort pour vivre dans ce milieu", supporter ce changement d’univers, ce nouveau rôle. Peut-être n’était-elle pas assez aguerrie, pas suffisamment prête ? Toujours est-il qu’elle en a bavé. Brusquement, il n’y a plus ni chef, ni collègues, ni terrain. Il n’existe plus de pouvoir hiérarchique. Plus de patron à qui s’en prendre mais des attaques, des remises en cause qui proviennent de ses propres camarades. Plus de collègues de travail qui valorisent son investissement au service de la défense de leurs intérêts, plus de miroir complaisant, mais des doutes souvent, des meurtrissures. "Tu te découvres, tu te révèles, tu te retrouves face à tes propres contradictions. " A tes propres faiblesses. Huit ans après, avec le recul, elle estime que la psychanalyse l’a certainement beaucoup aidé à gagner en assurance, à refuser les pressions. Mais elle craint aussi qu’à l’avouer on l’accuse de vouloir ériger son choix en recette. "Je sais bien que d’autres s’en sortent autrement. Moi, j’ai fait ce choix et il m’a réussi, alors pourquoi le taire ? Dans un collectif dans lequel tu es amené à prendre des responsabilités, il faut se sentir sûr de soi. L’analyse m’a permis de tenir, de surmonter mes fragilités, de dépasser certaines inhibitions. Et de savoir aussi que toujours j’ai le choix, le choix de faire ou ne pas faire, de partir ou de rester, le choix d’agir."
Toujours en éveil
Aujourd’hui, subsistent des choses qu’elle ne peut toujours pas faire. "Ecrire reste une difficulté, m’exprimer devant les médias aussi. Mais quand des "vieux" me disent qu’il faut se faire violence, je n’accepte pas. Nous ne sommes pas tous pareils ! Je revendique mes fragilités, le droit d’avoir des difficultés, un rythme différent."
Et Patricia de dénoncer cette culture propre à tous les collectifs et qui accorde à l’écrit, à l’intervention orale, le primat sur tout le reste. "A Sud aussi, on peut voir certaines personnes qui jamais n’effectueront une tâche technique et qui établissent une hiérarchie où le politique, la pensée, la réflexion prime sur le technique et l’organisationnel. A Sud aussi, tu retrouves des différences entre les hommes et les femmes dans la répartition des tâches : ces dernières souvent se réfugieront dans le technique, là où elles sont sûres d’elles, parce qu’elles n’oseront pas s’insérer dans le champ de la pensée, des grands débats d’idées tenus de main ferme par les hommes." Mais à Sud aussi, toutes ces questions sont discutées, mises en débat, et "personne n’est cramponné sur ses principes et ses vérités". Et c’est aussi pour ça que Patricia s’y sent bien et que pour elle il serait "impensable de militer ailleurs".
Impensable même de ne pas militer. "J’ai appris dans l’action collective plein de choses que je n’aurais pas pu apprendre ailleurs. J’ai appris à gérer les rapports de force, omniprésents dans notre vie, à démasquer la manipulation. Personne ne me dira jamais ce que je dois faire de ma vie. J’ai appris à cerner ce sur quoi je ne cannerai jamais, et ce qui m’importe moins. J’ai découvert le champ de ma liberté." Cela n’a pas toujours été facile mais elle pense que l’engagement syndical est indispensable. Parce qu’il est indispensable de transformer la société et que l’organisation de cette dernière est intimement liée à l’organisation du travail. Cela n’a pas toujours été facile mais elle dit aussi qu’à l’intérieur de Sud, dans leur fonctionnement, ils tentent de construire en petit la société dans laquelle ils aimeraient vivre, prennent conscience des obstacles, de la force des individus. Que cela nécessite d’être toujours en éveil et que cette expérience est pour elle si passionnante qu’elle aimerait que d’autres osent la partager.
Paru dans le livre Syndicalement incorrect, Sud-PTT une aventure collective, publié aux éditions Syllepse en 1998, à l’occasion du 10e anniversaire de Sud-Ptt.