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On est tous morts de mort violente

lundi 31 mai 2004, par Dominique Foufelle

Militante aussi lucide que fidèle de la CGT, Georgette Vacher a raconté dans ses carnets de notes enregistrées son quotidien d’empêcheuse de penser en rond, ses réflexions, ses craintes pour son syndicat qu’elle voit sur une pente fatale… Extrait du journal d’une qui a, au sens propre, laissé sa peau dans la lutte.

Embauchée en 1963 comme ouvrière spécialisée chez Calor, Georgette Vacher fut pendant presque vingt ans déléguée au comité d’entreprise, puis déléguée du personnel. Ce sont ses compagnons de travail et de lutte qui lui ont donné des responsabilités à l’union départementale de la CGT du Rhône. En 1975, elle est élue au bureau, responsable du secteur féminin, tout en continuant de travailler à mi-temps chez Calor.
De 1977 à 1981, sa conception du travail syndical est peu à peu remise en question dans les structures de la CGT. Le 28 septembre 1981, sur la demande du bureau, la commission exécutive de l’UD décide, sans débattre sur le fond, de lui retirer ses responsabilités.
Le 20 octobre 1981, à la veille du congrès de l’union départementale de la CGT, Georgette Vacher se donne la mort. "Si aujourd’hui il ne me reste plus rien pour militer dans la CGT, je me servirai de ma liberté pour une dernière action libre… parce que je pense que la liberté c’est plus important que la vie, tout simplement."
Elle avait enregistré, à partir de 1980, des carnets de notes, qui furent retranscrites et publiées avec quelques poèmes sous le titre "Chacun compte pour un "(M.B. Composition Édition, Lyon, 1989). Le texte qui suit en est extrait ; nous avons repris le titre d’un des poèmes de Georgette Vacher.

Pour en revenir à notre petit horizon, on prépare en ce moment le 40e anniversaire d’Antoinette [1]. On a eu depuis deux mois tout ce qu’ils ont pu trouver de barrages. On voulait une fête des femmes, populaire, large, ouverte. Tout à été mis en œuvre pour barrer et on va avoir un machin, intéressant peut-être – je ne sais pas si on y arrivera –mais étriqué, encadré, protégé, rétréci par les mêmes hommes qui parlent de démocratie, de développement, de syndicalisation, d’expression. Les mêmes qui ont ça dans la bouche font tout pour qu’on se retrouve une poignée de militantes, toujours les mêmes à force de mettre des barrages.
Ils n’ont pas dit ça comme ça. Ils ont commencé par ne pas trouver de salle assez grande, ensuite pas de fric pour un spectacle, ensuite pas de fric pour un orchestre, soit-disant ; le fric pour faire d’autres choses, on en trouve : pour sortir des papiers qui restent dans les UL [unions locales], des tracts qui ne sont pas lus, pour faire des cartons bristol ou pour payer des trucs aux cadres, pour faire la fête ailleurs en faisant des réceptions, du fric on en trouve.
Mais pour faire la fête d’Antoinette… on n’a pas même pu savoir quel budget on allait avoir. Quand j’ai demandé une avance, on m’a dit qu’on me fournirait le matériel. Si bien qu’on en est à attendre les feuilles de papier dessin, les gommes et les crayons pour préparer les panneaux. On en est à attendre ça, jour après jour, sans qu’on ait simplement même cent francs à pouvoir dépenser. On est en tutelle, en laisse, comme la bonne femme chez elle qui demande cent francs à son bonhomme. C’est assez abominable. Alors, forcément, on fait des choses qu’on ne devrait pas faire : payer de notre poche. Les cassettes, le papier, les crayons feutre… Le boulot est intéressant, on veut qu’il soit bien fait. Les copines banquent. Pas toutes, mais celles qui sont sur le coup. Elles dépensent des ronds comme ça.
Ce pouvoir qui leur échappe dans le secteur féminin les met en difficulté. Cette nuée de militantes qu’ils n’arrivent pas à situer, manipuler, contrôler, cela les rend malades.
L’autre jour au bureau de l’UD [union départementale], Lévêque a dit : "Même s’il y avait des militantes de quatre-vingt ou de cent entreprises, ça ne réglerait pas tout."
Même si c’est vrai, c’est surtout le fait que ces quatre-vingt militantes, ils ne peuvent pas les contrôler, les manipuler, leur faire ce qu’ils me font : les envoyer un coup à Vaise, un coup ici, un coup là, sans explication, par le jeu de leur pouvoir absolu, sans discuter, sans savoir si ça va.
Là, on est une équipe responsable. Ils savent qu’ils peuvent difficilement nous passer par-dessus la tête ou prendre les militantes à leur gré pour en faire ce qu’ils veulent. Cela, ils le supportent mal.
Lorsque les dirigeantes prennent les choses en main en ce qui concerne les femmes, il se passe des choses chouettes !
Dans les services postaux, une camarade responsable des femmes n’a jamais pu beaucoup travailler parce qu’elle n’avait pas d’heures syndicales. Elle en avait tellement marre qu’elle a pris un peu de large, on l’a vue moins souvent. Les camarades en ont profité pour lui filer la trésorerie ; depuis qu’elle est trésorière, elle a des heures : la trésorerie, c’est quand même plus important que de mener l’activité par rapport aux femmes !
C’est un petit exemple ; en additionnant tous les exemples, on peut avoir le reflet bien fidèle et réaliste de l’état du mouvement ouvrier et de la CGT par rapport aux femmes. Le mépris le plus profond, le paternalisme ou le sexisme, c’est le pain quotidien. C’est mon pain quotidien.
L’autre jour à l’UD, j’avais les clés du placard en bas vers la porte. La dactylo était partie et j’avais pris les clés pour consulter un document de la Revue du droit social sur le chômage. Quand je me suis retournée, j’ai vu derrière moi deux hommes, Marmelon et Lévêque, qui me détaillaient de la tête aux pieds et se demandaient ce que je faisais dans le placard. Pour un peu je me serais sentie coupable ! J’ai eu du mal à me libérer de leur attitude de soupçon et de contrôle. Je me sentais presque prise en faute. Voilà le climat à l’UD.
Si je fais de la photocopie, c’est pareil. On vient voir ce que je photocopie, ou on me dit, comme Coutère hier : "Tu vas l’user, cette machine !"
Ce n’est pas une fois en passant. Chaque fois, j’en ai un sur les talons. Les fouilles dans mes tiroirs continuent : les adresses, les écrits pour Le Courrier départemental [2]… C’est vraiment agréable ! Les mensonges continuent dans des rapports, des mouchardages.
Pour le dernier Courrier départemental, il y a une dizaine de jours, j’ai posé un texte pour le secteur féminin sur le travail à temps partiel. Sur la table de Rémi Branche, il y avait une série de courriers, je ne me rappelle plus lesquels, dont le mien. Le lendemain, je suis revenue pour voir s’il avait bien été donné. Tout le reste était parti. Il ne restait plus que le mien .J’ai couru après Rémi dans les escaliers en lui demandant si on le passait. Il m’a raconté je ne sais quoi, qu’il y avait trop de choses, et Coutère m’a dit : "Bon, je vais le porter."
Voilà les faits.
Le jour où je suis revenue au bureau, j’ai entendu Rémi qui rouspétait que je faisais passer dans le Courrier départemental des textes, des articles en dehors de lui. Ils mentent. Quoi faire ? Faut-il rediscuter un quart d’heure pour dire : "Tu mens. Ce n’est pas ça les faits…" ? Et Lévêque a enfouché le cheval en disant que Rémi etait membre du bureau. Moi, je ne sais pas ce que je suis, je pense que je suis membre du bureau aussi. Mais tout de suite on donne les étiquettes et les galons pour bien montrer l’autorité des camarades. Et à partir de ces mensonges, il n’y a plus tellement moyen de se battre.
Ce qui est vrai, c’est que toutes les semaines c’est la croix et la bannière pour faire passer un article qui concerne le secteur féminin, et que Rémi, arbitrairement, élimine. Je ne dis pas qu’il le fasse avec une mauvaise intention, mais c’est quand même curieux, ça tombe toujours par hasard sur le secteur féminin. Et ce ne sont pas des articles sur le sexisme, ce ne sont pas des articles style MLF. Le dernier était sur le travail à temps partiel ; une fois, c’était sur les salaires. Systématiquement. Ou alors c’est reculé et ça n’a plus grand-chose à voir avec l’actualité. Ça ne les gêne pas.
Par rapport à mon licenciement, ce n’est pas nouveau mais c’est assez marrant. (Je donne des exemples différents pour montrer les types d’hommes. Avec plus ou moins d’onction, de façade, ils réagissent tous pareil.)
Portain m’a dit, l’autre jour, qu’il voulait voir mon syndicat, mais sans moi. Bêtement, j’ai dit : "Mais bien sûr." Sur le moment, je n’ai pas réalisé. Et puis, une petite péripétie. Il m’avait demandé de prendre rendez-vous pour lui avec mon syndicat. La date, c’est moi qui l’ai fixée et je me suis trouvée entre les deux. Finalement, il apparaissait que la date n’allait pas. Au lieu de dire la vérité – il avait demandé une rencontre dans les 48 heures –, Portain m’a fait porter le chapeau. Il a dit à mes copains que ce n’était pas du tout pressé, que c’était moi qui avait dit ça. Je me suis fait engueuler par les camarades de Calor. Je leur ai dit la vérité : Portain voulait une rencontre le vendredi. Ils n’ont pas pigé. Une fois de plus, je me suis trouvée en fourchette entre mon syndicat et l’UD. À partir d’un mensonge de Portain, j’ai encore dérouillé. J’étais assez furieuse : ça m’a fait comprendre que j’avais eu tort de dire à Portain que j’étais d’accord qu’il voie les gars sans moi. Je lui ai dit que s’il voulait voir le syndicat Calor, j’aimerais autant que ce soit avec moi, parce que je commençais à en avoir marre des choses qui se passaient derrière mon dos. Il a reculé immédiatement et m’a dit : "Bien sûr, etc."
J’ai appris à ce moment-là de quoi il allait discuter. Il a dû se dire que j’y serai et qu’il valait autant que je le sache. Ils allaient discuter de ma manière de travailler au syndicat avec eux pour les 15 heures qui m’étaient attribuées comme déléguée du personnel. Si je n’avais pas demandé à être là, Portain aurait fait mon planning, aurait fait des propositions sans que je sois du tout dans le coup. Ils auraient débattu sur mon dos. C’est assez extraordinaire, assez dégueulasse et assez repoussant. Mais ce que je me reproche, c’est vraiment ce manque de violence, cette confiance spontanée. Je n’arrive pas à me dire, quand je suis devant ces mecs : "Je vais me faire avoir."
C’est vrai que je n’en suis pas au degré de Josianne, qui fond, qui se pâme dès qu’on lui fait un sourire. J’ai un peu plus de recul. Mais je n’arrive pas à me méfier, à voir les tours de passe-passe. Je vois les faux-fuyants, des fois, quand ça se passe pour les autres, parce que j’ai plus de recul. Mais quand j’ai affaire à eux, comme ça, directement, qu’ils me parlent, que je leur parle, je ne peux pas… tous les mots, tous les comportements sont piégés.
Ce qu’il y a au fond de ce comportement, c’est qu’ils n’en ont véritablement rien à foutre de ce qui peut m’arriver en tant que dirigeante, de ce qui peut arriver à ceux ou à celles avec qui je travaille, de ce qui peut arriver aux entreprises avec lesquelles je bosse, de ce qui peut arriver en général aux travailleurs. Leur souci, c’est la réussite de ce qu’ils entreprennent, c’est leur image de marque, leur autorité, leur pouvoir. En dehors de leur petite personne, de l’UD-CGT, les gens qui travaillent à côté d’eux, ils s’en foutent. Les gens et les militants n’ont d’importance que dans la mesure où ça les valorise, eux.
Voilà l’évidence qu’il faut bien que je voie ; sans ça, c’est moi qui ne suis pas politique. C’est vrai, je crois qu’à ce niveau-là je ne suis pas politique ; pour être politique et efficace, il faut savoir sur quel terrain on est, quelle réalité on est. Je leur reproche de ne pas voir les réalités dans les entreprises, et c’est sûr. La réalité où je suis est piégée, et c’est vrai que je ne la vois pas.
Je vais essayer d’avoir plus de recul là-dessus, mais je ne suis pas sûre d’y arriver parce que ça pue vraiment de mensonges, de supériorité, d’abus de pouvoir et d’autoritarisme. Ça pue d’ignorance et d’incompétence. En plus de tout, ils sont totalement incompétents. Ils ne connaissent rien et font des analyses qui ne tiennent pas du tout compte de ce qui se passe, ni de là où on est. Ils réagissent en fonction de ce que dit ou fait la CFDT ; ou bien de ce qu’ils veulent faire apparaître. Si ça s’enracine dans les boîtes, tant mieux ; si ça ne s’enracine pas, tant pis, on continue.
À tout ça se joint une espèce de vide. Tout est vide dans cette UD : les mots, les phrases, les réunions ; les hommes sont vides et veulent sauver les apparences. Ils plaquent les choses, ils font des actions qui sont déconnectées des aspirations des travailleurs. En même temps, ils ignorent la combativité ; ils ne savent pas où elle est ; ils ne savent pas à partir de quoi on obtiendrait une combativité efficace qui se traduirait véritablement par des luttes importantes.
Il y a quelques jours, pendant le Salon de l’auto, une femme de Paris-Rhône m’a téléphoné en disant : "On s’en fout, nous, du Salon de l’auto. Ils nous emmerdent à l’US des Métaux pour qu’on envoie des militants pour la Journée des cadres, pour le Salon de l’auto, pour Manufrance ; et nous, d’ici janvier, on a neuf jours de chômage partiel. Les filles tombent sous les cadences. Elles sont crevées. Elles ne gagnent rien et, en plus, il y a du chômage. Personne n’en parle. Ils s’en foutent. Mais par contre, on fait un car pour Manufrace, on va au Salon de l’auto, et trois actions en trois semaines mobilisent toutes les énergies, tout le fric, toutes les capacités, tout le temps. Le chômage des femmes de la boîte, ça passe en dernier ou ça ne passe pas du tout."
C’est comme ça qu’on vide, qu’on épuise les uns, qu’on écœure les autres ; ne restent en place que ceux qui dirigent dans ce style-là.
Je voudrais bien voir quelques éclaircies. Je ne les vois pas trop, sauf individuellement. Bien sûr, il y a des militants qui se battent, des gens généreux et courageux, mais ils ne font pas le poids collectivement.
Par extraordinaire –et c’est un mystère, ça –, ceux qui mentent, trichent et font passer leur ambition se voient plus. Il y a plus de complicité entre eux qu’entre ceux qui se battent sur des bases justes.
J’en vois plein qui se battent sur des bases justes ; ils veulent avant tout le bien-être, que les travailleurs soient responsables. Ceux-là entre eux sont isolés, cloisonnés. C’est curieux, ça. Ils laissent leur peau tout seuls ; ils s’en vont ou bien ils continuent la lutte tout seuls ; ils s’épuisent et ils piaffent.
Tout ça, je crois, vient aussi d’un manque de lucidité. Les plus courageux, les plus vrais, sont militants pour faire reculer le patronat, poser les revendications, lutter. Dans la CGT, ils ne sont plus militants. Ils prennent les dirigeants pour des supermen et ils gobent tout ; ils ne sont pas capables de faire la distinction entre les positions, les analyses et les hommes. Ils disent : "Bon. Celui-là est con ; celui-ci s’en croit ; celui-là ci, celui-là là." Ils ne se rendent pas compte que cette addition de mecs, ça devient la CGT, que c’est ce visage de la CGT qu’on a maintenant.
Ce n’est plus le visage des exploités. La CGT qui apparaît, c’est une CGT de ténors, de notables, de gens installés, de mecs qui veulent des changements… en parole ; qui prennent les choses comme elles sont et, finalement, ne s’en portent pas plus mal. C’est assez dur.
J’en suis là au point de me demander combien de temps je vais durer. Ce n’est plus tellement possible de durer ; ou alors, je vais durer dans les mêmes conditions que ceux que je rejette : avec des compromissions, en me satisfaisant de ce que je sais qui fait du tort à la classe ouvrière ; je vais durer en couvrant des magouillages, en étant la force d’appoint des caïds de l’UD, en m’écrasant, en me contentant de mon activité au niveau des femmes qui a ses côtés enthousiasmants. Je vais durer amputée de tout ce qui faisait les raisons d’être de ma vie militante, et ça, c’est une question de conscience.
Et je ne sais pas. Peut-être que je suis déjà allée trop loin. C’est vraiment une question. Une question importante qui me dépasse largement. C’est aussi une question parce que tout ce qui s’est développé dans le secteur féminin et bien au-delà de lui, toutes les aspirations à la démocratie, au travail collectif, qui ont un impact important au niveau de certains syndicats, de certains secteurs, qui ont fait poser des questions et qui ont été pris en compte, tout ça c’est positif.
Mais j’ai aujourd’hui le sentiment un peu douloureux que mes camarades les plus responsables avec moi du secteur féminin ne voient pas l’enjeu, qu’elles posent au secteur féminin des exigences, et une fois revenues dans l’activité générale, elles ne font pas le lien : ce qu’elles n’accepteraient jamais dans le secteur féminin, elles l’acceptent dans la CGT en général. Et ça me pose aussi problème.
Je sais qu’on ne peut voir ça qu’au bout d’un long chemin, que je ne peux pas communiquer ça théoriquement, qu’il faut l’avoir vécu dans ses tripes et que l’expérience ne se transmet pas par des mots. Mais il y a des moments où je ne vois pas comment continuer à avancer.
Je pense que ce que j’ai découvert dans cette activité m’a permis de remettre en question toute la CGT. Et que, si on avait pu découvrir ça nombreuses, ça nous aurait permis peut-être d’être plus efficaces et de transformer les choses, le contenu des revendications, des actions, la démocratie, de permettre aussi la montée de militantes dans le genre de Christine Foulazon, qui met toutes ses forces dans la bataille grâce aux responsabilités qu’elle a prises dans le secteur féminin mais qui vont bien au-delà dans sa manière d’être et de faire. Je pense que si on avait pu travailler davantage, on aurait gagné bien plus.
Je crois que mes camarades, Catherine, Josiane, Sylvie, vont découvrir un peu plus tard ; mais aujourd’hui, elles n’ont pas fait l’unité entre leur vie de femmes militantes et les contractions de la CGT. Un peu comme une femme qui travaille ; elle a réussi à découvrir qu’elle ne pouvait pas rester au foyer et que, pour être autonome, il fallait peut-être aller plus loin. Ce n’est pas forcément parce qu’elle travaille qu’elle est libérée. Je pense que mes camarades, c’est ça. Elles croient à l’activité pour les femmes, avec les femmes, et quand elles mènent l’activité dans la CGT, elles passent à autre chose et ne posent plus les problèmes.
Ce sont les mêmes hommes, Lévêque et les autres, qui nous barrent dans l’activité pour les femmes, qui font passer leur même manière de diriger dans l’ensemble des choses. Et là, elles ne le voient pas. Le visage même de la CGT est en question, une CGT véritablement démocratique.

Quand on lit Ce n’est pas d’aujourd’hui, de Madeleine Colin [3], et toute l’histoire du mouvement ouvrier, on voit ce que des hommes et des femmes disaient il y a 50 ans et plus, et où on est aujourd’hui ; c’est un peu affolant. On nous dit aujourd’hui, en 1980, qu’on est trop avancées par rapport aux femmes qui travaillent dans les boîtes ! Pourtant, il y a un demi-siècle, des femmes et des hommes en ont dit bien plus par rapport à la participation des femmes, par rapport au rôle de la classe ouvrière et on est en deçà de ce qu’ils ont dit. Et ça ne préoccupe personne. Alors, si de 50 ans en 50 ans on est toujours les plus avancées… !
Il y en a quand même qui sont responsables de cette situation : ils ont pratiqué la démagogie, l’opportunisme, ils ont collé à l’idéologie dominante pour endormir les travailleurs, ils ont fait du syndicat un moyen pour s’en sortir individuellement, une association de consommateurs où les travailleurs n’ont pas pu prendre de responsabilités et donner à la CGT le caractère et le visage qu’elle était destinée à avoir.
On est en train de louper le tournant du 40e congrès [4]. L’explication, c’est qu’il y a la crise et que c’est dur, que la démocratie n’est plus ce qu’elle était, qu’il faut s’en sortir à coups de slogans et de positions sectaires. Si on poussait bien les choses, je suis sûre que des dirigeants raconteraient que le 40e congrès, ce n’est pas le moment, que c’est pour après. En tout cas, même s’ils ne le disaient pas, ils font comme ça.
Tout ça n’est pas extérieur à moi. Contrairement à beaucoup, à mes caramades dirigeantes de l’UD, je n’oublie pas ces choses quand j’ai fermé la porte de l’UD. J’y pense souvent, je me pose des questions et, dès qu’il y a une lueur, dès que quelque chose va dans le sens d’une ouverture, je mise, je m’appuie dessus.
Mais en ce moment, les choses ou les gens qui foutent le camp, les barrages et la démission sont plus importants que les points d’appui que je peux avoir. Je regarde vraiment de près parce que, encore une fois, je ne suis pas défaitiste. Mais je ne sais pas non plus me raconter des histoires. J’ai toujours fait les comptes dans ma vie, ma vie affective, psychologique et de bonne femme en général, et aussi dans ma vie militante. Aujourd’hui, les comptes ne sont pas du côté du positif. Ou, s’il y a du positif, c’est dans ce qui se trame au plus profond de la classe ouvrière. Là, c’est une certitude, mais ça ne me saute pas aux yeux.
Le positif, c’est la Pologne ; je continue à avoir la trouille pour ce qui va se passer. Le positif, ce sont tous ceux qui cherchent et que je rencontre tous les jours. Mais ils ne font pas basculer le poids d’erreurs politiques et économiques qui entraînent la classe ouvrière vers des voies de garage. Ils ne font pas basculer ce qui va se passer aux élections. Toutes les fanfaronnades et tous les discours n’empêcheront pas que, une fois de plus, la classe ouvrière ne va pas passer le cap. Et ça, au nom de leur bonne conscience, de leur analyse éminemment politique.
On ne peut même pas le dire. S’ils reconnaissent des erreurs, ce serait un facteur de progrès. Ils pourraient encore travailler et emporter des choses. Mais on s’enfonce : au lieu de se remettre en question collectivement, de miser sur le potentiel et la combativité des travailleurs, on pratique des méthodes qui font tout pour démobiliser, pour décourager, pour faire que les meilleurs ne s’y retrouvent plus. On vide la CGT et le mouvement ouvrier, ce qui permet aux autres d’accentuer la répression et leur exploitation.
On fait le compte des profits patronaux ; c’est bon et c’est important de les faire. Si on faisait aussi le compte de tous ceux qui nous ont lâchés, de tous ceux qui n’adhèrent pas à la CGT à cause de nos conneries, on aurait aussi une idée des raisons du durcissement des patrons et du pouvoir.
Ils savent faire les comptes. S’ils billent contre la CGT, ça ne devrait pas nous faire prendre pour des martyrs. Au lieu de ça, on se fait passer pour les meilleurs. C’est vrai qu’ils ont intérêt à démolir la CGT. Mais la meilleure manière de leur faire front, c’est de miser sur les travailleurs, de permettre leur expression au lieu de les museler, au lieu d’avoir réponse à tout.

Publié dans la revue Agone, n°28, "Lutte des sexes, lutte de classe", 2003.

P.-S.

Georgette Vacher - 1980

Notes

[1] Antoinette fut le mensuel féministe de la CGT- nde

[2] Bulletin de liaison entre l’UD et les syndicats – nde

[3] Madeleine Colin fut la fondatrice et première directrice d’Antoinette, mensuel féministe de la CGT – lire infra p.55 sq.- nde

[4] Le 40e congrès s’est déroulé du 26 novembre au 1er décembre 1978, c’est-à-dire un peu plus d’un an après la rupture entre le PCF et le PS, signataires du Programme commun de gouvernement. Il fut perçu par les militants comme un congrès d’ouverture. Georgette Vacher y participa à Grenoble ; une brochure fut publiée, sous son impulsion, par le secteur féminin du Rhône - nde

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