Longtemps, le monde s’est divisé en deux : ceux qui créent… et celles qui procréent. Mais qu’est-ce qui permet d’affirmer que parmi les fresques attribuées aux "hommes préhistoriques", certaines n’ont pas été peintes par des femmes préhistoriques ? De même que le terme "homme" s’est abusivement fait passer pour neutre (dans la langue française, du moins), l’art, langage universel, dit-on, a été confisqué par les hommes ; plus généralement, la classe dominante. En mettant en œuvre tous les moyens à leur disposition – c’est-à-dire TOUS les moyens.
La création, sortie de secours qui mène, si ce n’est à la connaissance, à la conscience de soi et à celle d’autres possibles, regard sur le monde, échange, partage, plaisir - la création est subversive (Théâtre anti-sexiste, par Stéphanie Marseille). Il importe donc de la contrôler, d’imposer une échelle des valeurs qui empêche les torchons de pénétrer sur le territoire des serviettes (arts "majeurs" contre arts "mineurs", "grande musique" contre musique populaire, "grands auteurs" contre auteurs régionaux ou "mineurs"), d’écrire une histoire de l’art qui donne aux clivages et aux oublis une autorité incontestable… Enfin d’assigner à chacun(e) le domaine auquel sa naissance lui ouvre un droit d’accès, en adaptant "l’offre culturelle" aux supposés désirs du "public".
Car il faut empêcher artistes et public de se rejoindre, sous peine de créer un irrépressible chaos : celui de l’expression des désirs. Alors, cloisonnons, déifions, ostracisons… Surtout, ne laissons pas accéder à la réflexion, encore moins au contentement, ceux qu’on ne veut surtout pas voir relever la tête : les prolétaires, et les femmes.
Sans âme et sans pinceaux
Pour exclure les femmes de la création, le patriarcat avait plus d’un tour dans son sac : décréter qu’elles n’avaient pas d’âme ce qui, bien après que l’Eglise soit revenue sur cette affirmation, perdure dans le machisme ordinaire qui veut que les pragmatiques femelles n’aient que peu d’aptitude à la vie spirituelle ; leur assigner les soins aux enfants et personnes vulnérables, un don permanent qui prive de la possession de soi ; les spolier de la jouissance de biens personnels (l’exercice des arts plastiques coûte en argent – et comme le mit en évidence Virginia Woolf, s’il y eut plus de femmes écrivaines que peintres, c’est sans doute que le papier et l’encre n’occasionnent qu’une dépense minime) ; et si ça ne suffisait pas, proclamer des lois, comme celles réglementant l’accès des femmes aux Académies de peinture (De l’ombre aux lumières, par Marie-Jo Bonnet). De quoi se plaignaient ces dames, d’ailleurs : on leur avait réservé un lot de consolation, la galante fonction de muses.
Il en fallait, de l’obstination, pour franchir tant d’obstacles ! Accepter l’opprobre qui frappait les artistes du spectacle, comédiennes, chanteuses ou danseuses, dont la réputation de "légèreté" est si bien ancrée dans l’imaginaire collectif qu’elle tourmente encore des artistes d’aujourd’hui (Danser pour décoller de la réalité, par Sylvie Lefebvre). Ou ruser, en dissimulant son identité sous un pseudonyme masculin, comme le firent George Sand, ou (Claude Cahun et Marcel Moore, par Marie-Jo Bonnet).
Explosion des expressions
Créer en se niant, ça n’était pas vivable. Dans les années 1970, quand les féministes haussèrent le ton, on se battit aussi sur le terrain de l’art (Le collectif Femmes/Art à Paris dans les années 1970 : une contribution à l’étude du mouvement des femmes dans l’art, par Diana Quinby). A la femme fantasmée, les artistes opposent désormais leurs propres définitions plurielles. Elles questionnent, elles interpellent (Etes-vous d’accord ?, par Esther Ferrer). Elles vident leur sac (Femme-fantôme, par Sophie Lebel]. Elles conquièrent des terrains interdits, dont celui de l’humour, dont on les disait tout autant dépourvues que d’âme (Jeanne, ma sœur, on t’a vu revenir, par Dominique Foufelle). Elles se racontent, affirment leurs désirs (Partir pour vivre libre, par Taïna Tervonen). Elles exposent l’intime, ce qu’on maintenait dans le secret des gynécées, tout un pan de la vie humaine qu’on jugeait indigne d’inspirer une expression artistique (Des pièces en règles, par Johana Elmanova).
L’intime, oui, puisque le privé est politique. Mais pas seulement. Elles apportent leur regard sur le monde, elles témoignent (Entretien avec Leïla Kilani, par Olivier Barlet). Elles font œuvre de mémoire (Militer en images, par Dominique Foufelle). Elles s’engagent en tant que citoyennes artistes (Des images brodées à la surface du monde, par Dominique Foufelle). Elles transmettent leur savoir (Des voix dans la cité, par Dominique Foufelle).
Certes, rien n’est encore aisé : peu de rôles intéressants dans les productions cinématographique ou théâtrale encore largement dominées par l’imaginaire strictement masculin ; des inégalités de salaire, là aussi, y compris parmi les "vedettes" ; grosses difficultés à s’imposer dans les métiers techniques du spectacle, comme dans la musique ; des nouvelles dispositions qui rendent encore plus périlleux le fait d’être à la fois intermittente et mère… Et toujours le danger d’être cantonnées dans une expression spécifique, identitaire - limitée au féminin, qui ne peut comme le masculin (tiens !) prétendre à l’universel. Alors que ce dont il est question, c’est que les femmes s’expriment en tant qu’êtres humains. Point.
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