Il se trouve que c’est durant les quinze dernières années de l’Ancien Régime que la France va connaître un véritable démarrage de la peinture des femmes particulièrement visible à travers l’émergence des premiers autoportraits de femmes peintres à leur travail [1]. Si cette pratique est déjà ancienne chez les artistes femmes des autres pays européens comme l’Italie, l’Allemagne ou la Hollande, son apparition dans notre pays au siècle des Lumières, pour tardive qu’elle soit, n’a cependant pas de quoi surprendre quand on sait à quel point le statut de l’individu a été au cœur de la philosophie des Lumières. Ce qui m’étonne, en revanche, c’est qu’elle n’ait pas frappé les historiens d’art et de la Révolution, comme si les pratiques artistiques féminines, et avec elles la question de l’image et des représentations symboliques, ne contribuaient pas à l’affirmation d’un nouveau statut dans la Cité.
Remarquons d’abord que la génération des femmes artistes qui entre en scène à partir des années 1780 est particulièrement douée. Est-ce l’esprit du temps qui leur a permis de développer leurs dons ou leurs dons qui leur ont ouvert de nouveaux espaces dans la Cité ? Difficile à dire, mais jamais en France il n’y avait eu autant de femmes capables de se mesurer aux hommes. Citons les trois grandes, à savoir Elisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803) et Anne Vallayer-Coster (1744-1818). Mais il y a aussi Marguerite Gérard (1761-1837), Gabrielle Capet (1761-1818), Marie-Guillemine Leroulx de La Ville (connue aussi sous le nom de Mme Benoist) (1768-1826), Marie-Geneviève Bouliard (1763-1825), Marie-Victoire Lemoine (1754-1820), Rose Ducreux (1761-1802), Constance Charpentier (1767-1849), Césarine Davin-Mirvault 1773-1844), Constance Mayer (1775-1821), dont les œuvres figurent dans les plus grands musées, en France [2] comme à l’étranger.
Un événement a sans doute été déterminant dans le déploiement de ce qu’il faut bien qualifier d’âge d’or de la peinture des femmes, c’est l’admission d’Elisabeth Vigée Le Brun et Adélaïde Labille-Guiard à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture en 1783, admission qui leur donne une légitimité incontestable et le moyen d’imposer une autre image des femmes dans la Cité. Fortes de ces deux modèles identitaires féminins les artistes vont impulser un véritable mouvement d’émancipation des femmes dans l’art que l’on observe particulièrement bien à travers leur intérêt pour l’autoportrait en train de peindre. Entre 1770 (date du premier autoportrait de Marie-Suzanne Giroust) et 1804 (date de la promulgation du Code Civil napoléonien qui scelle l’exclusion des femmes du droit de Cité et donc d’un statut professionnel digne de ce nom), plus de soixante autoportraits ou portraits de femmes peintres à leur travail seront montrés au public des Salons. C’est dire l’importance du sujet, qui fait écho d’ailleurs à l’augmentation de la participation des femmes aux Salons révolutionnaires. De 5,6% en 1789 (où le Salon n’est ouvert qu’aux seuls académiciens), leur taux de participation passe à 11,6% en 1791 (avec l’ouverture du Salon à tous les artistes) pour atteindre 18% en 1802 [3]
Une telle évolution ne se réalise pas d’un coup de baguette magique. Il a fallu que les femmes étudient dans des ateliers privés, qu’elles désirent en faire leur métier, qu’elles en aient la possibilité à la fois psychologique, économique et politique. Mais il a fallu aussi instaurer de nouveaux rapports entre l’art et le politique afin d’asseoir une légitimité artistique féminine toujours menacée par les aléas de leur statut dans la Cité. C’est d’ailleurs ce que réaffirmeront cruellement les Révolutionnaires français en soumettant leur statut professionnel à leur statut social et politique.
Nous allons voir comment certaines artistes ont brisé leur sujétion au système de domination masculine avant même la Révolution, impulsant une dynamique identitaire qui en font les plus dignes représentantes du siècle des Lumières.
Un statut "royal" mais discriminatoire
Sous l’Ancien Régime il y a deux façons pour les femmes d’accéder au statut d’artiste. Soit elles travaillent dans le cadre d’un atelier familial qui implique l’appartenance à une corporation. A Paris, c’est la Corporation des maîtres peintres et sculpteurs, dite Académie de Saint-Luc qui réglemente la profession. Mais la suppression des Maîtrises et Corporations d’artisans décidée par Turgot en 1776 les place devant un vide professionnel qui les oblige à bouger. Soit elles rentrent à l’Académie royale qui rassemble une cinquantaine d’artistes, nommés par cooptation et divisés en trois classes, comme la société. La première classe est celle qui dirige l’Académie et dont les femmes sont exclues. La seconde comprend les académiciens proprement dits. La troisième est celle des agrées, c’est à dire de ceux qui doivent présenter un "morceau de réception" pour être admis définitivement. Notons au passage que ce sont les morceaux de réception des académiciens qui ornent en grande partie les salles du XVIIIe siècle français du musée du Louvre, et c’est grâce à ce système que tant d’œuvres de françaises sont visibles au Louvre. Le statut d’académicien donne en outre le droit d’être logé gratuitement au Louvre, de recevoir des commandes royales et de participer aux Salons organisés tous les deux ans dans le Salon carré du Louvre, meilleur moyen de se faire connaître du fait que le Salon est gratuit et il draine une foule considérable qui a été estimée à 20% de la population parisienne sur la base de la vente des livrets. De plus, il génère une littérature critique le plus souvent anonyme [4] qui alimente un débat public passionné sur la création artistique. Remarquons enfin que l’académie royale de peinture et de sculpture est la seule des quatre académies royales à admettre des femmes. C’est une tradition qui remonte à Louis XIV quand Catherine Duchemin y fut reçue en 1663 comme peintre de nature morte, "sans avoir égard à la différence du sexe". [5]
Tel est le paradoxe du système des privilèges appliqué au domaine artistique que "l’excellence" transcende l’ordre des sexes, des classes sociales, des religions et des nationalités. Ce qui n’empêchera pas le pouvoir académique d’instaurer un statut discriminatoire pour les femmes. Ainsi, elles n’ont pas le droit d’étudier le nu, de concourir pour le prix de Rome, d’aller en Italie aux frais de l’Etat, de devenir professeur d’académie, ni de dépasser le nombre de quatre. Nombre sacré, apparemment, puisqu’il sera décrété en 1770 et reconduit treize ans plus tard.
En 1770 deux femmes seulement sont membres actives de l’Académie : Anne Vallayer-Coster agrée et reçue en juillet de la même année comme peintre de nature morte et Marie-Suzanne Giroust (1734-1772) reçue en septembre comme peintre de portrait au pastel. C’est encore trop peu pour avoir un impact sur la société française. Mais c’est suffisant pour impulser un mouvement de prise de conscience de la valeur artistique des femmes qui va trouver en Marie-Suzanne Giroust sa géniale initiatrice.
L’émancipation des modèles masculins
Marie-Suzanne Giroust est en effet la première française [6] à réaliser son Autoportrait au pastel en train de reproduire un portrait de Quentin de La Tour. Née à Paris le 9 mars 1734, elle a alors 37 ans et vient tout juste d’entrer à l’Académie royale après une vie déjà bien remplie. Fille d’un marchand mercier joaillier, elle est orpheline de père à 7 ans et de mère à 11 ans. Mais avec le petit pécule que lui ont laissé ses parents, elle prend ses premières leçons de pastel dans l’atelier de Quentin de La Tour et rentre dans l’atelier de Joseph-Marie Vien en 1751 où se noue son destin. Non seulement il est un académicien important, qui sera plus tard le maître de David, mais il est marié avec Marie-Thérèse Reboul (1735-1805), peintre également qui sera admise à l’académie royale en 1757, peu après la mort de Rosalba Carriera. De plus, Vien est lié au peintre suédois et académicien Alexandre Roslin, qui tombe amoureux d’elle et qui l’épousera en 1759 après avoir surmonté l’opposition de son tuteur qui ne voulait pas d’un étranger, protestant et pauvre dans la famille. Elle aura six enfants, ce qui explique probablement pourquoi elle est admise aussi tard à l’Académie, en septembre 1770 [7], en dépit du fait que son mari appréciait son talent et disait même qu’elle peint "le portrait au pastel aussi bien que moi" .
Qu’elle choisisse de se confronter à Quentin de La Tour dans son autoportrait ne nous étonnera pas. C’est une femme qui aime relever les défis, et ne peut guère faire autrement pour s’affirmer, comme le remarquait Diderot dans une lettre à ses amis, les sculpteurs Falconet et Marie-Anne Collot (1748-1821), en racontant comment elle sut prouver sa valeur auprès du peintre Dumont le Romain en exécutant devant lui un portrait qui était "fort supérieur à celui qu’il attribuait à son mari". [8]
En scène, donc, les deux peintres. A voir Suzanne Giroust tailler son crayon comme on affûte une arme avant d’engager un combat, nous sentons qu’elle s’apprête une nouvelle fois à relever le défi. Mais cette fois-ci c’est à son premier professeur qu’elle s’attaque, dont elle a choisit un tableau très connu : son autoportrait en homme qui rit [9]. L’a-t-elle peint avant ou après celui de Dumont ? Difficile à dire, car outre que le pastel n’est ni signé ni daté, nous ne le connaissons que par la photographie [10]. Cependant, son étonnante maturité conceptuelle nous permet de le dater des années 1771-1772, c’est-à-dire peu avant sa mort, en 1772, d’un cancer du sein.
Comme on peut le voir sur le croquis, la scène est divisée en deux camps. A gauche, à l’intérieur du cadre rectangulaire formé par le tableau posé sur le chevalet, se tient Suzanne. Elle est assise au premier plan, en train de tailler son crayon dans un mouvement des mains presque similaire à celui du modèle. A droite, dans son cadre ovale, se tient le peintre, l’homme, le modèle, ou du moins une reproduction de son autoportrait en homme qui rit. Ce dernier se trouve copié une deuxième fois par Suzanne, puisqu’il est reproduit sur la toile rectangulaire située derrière elle qui figure son propre travail. Suzanne est donc placée au centre du tableau, entre le modèle et la copie, autrement dit entre deux hommes qui rient, comme si elle cherchait par cette disposition très rare dans l’histoire de l’autoportrait, la complicité amusée du spectateur.
Mais trop de tensions parcourent la composition pour que nous nous laissions séduire aussi facilement. D’abord, la tentative d’identification de la femme peintre avec le maître du pastel amorcée par la position identique des bras, est pour ainsi dire coupée nette par le bord droit du tableau rectangulaire qui réattribue ainsi à chacun un espace propre. Son corps légèrement penché s’inscrit très exactement dans le cadre rectangulaire, qui est celui de son propre travail et donc de ses propres repères, ce qui le différencie de l’espace du modèle délimité par le cadre ovale. Ensuite et surtout le sujet. Pourquoi avoir choisi cet homme qui rit et pourquoi l’avoir copié deux fois ? Cette répétition introduit un irrésistible mouvement de distanciation entre la femme artiste et son modèle masculin. Comment pourrions-nous confondre le peintre nommé Quentin de La Tour, avec ce "faiseur de mimiques", comme le qualifie Diderot dans ses Salons, qui, par son rire même introduit une distance entre le visage et son masque, le moi et le personnage, l’individu et son rôle social. Suzanne Giroust cherche peut-être à séduire le public masculin en mettant les rieurs de son côté, mais la reproduction du modèle en double exemplaire annule complètement toute possibilité d’identification de l’artiste au maître du pastel pour une raison très simple : un modèle est unique.
De plus, il pointe l’index hors du tableau avec l’air de dire : "regarde ailleurs si j’y suis". Ainsi, il n’est ni dedans, ni dehors ; il n’existe pas. Ou plutôt il a été mis à mort comme modèle afin de devenir le miroir dont elle a besoin pour peindre son autoportrait. Il n’est qu’à suivre la ligne des regards pour se rendre compte que le tableau ovale remplit la fonction d’un miroir qui renvoie à son regard de femme artiste, réfléchissant du même coup son propre talent. Voyez comme Marie-Suzanne Giroust est capable de copier (imiter) un tableau célèbre ! Mais n’allez pas croire que c’est pour y reconnaître la supériorité du modèle masculin. Bien au contraire. Elle le banalise comme modèle en multipliant son image dans un acte de déconditionnement qui permettra aux autres artistes d’accéder directement au miroir, c’est à dire au face à face avec soi-même.
Si cet autoportrait n’aura qu’une faible influence sur l’évolution des autres artistes, il n’en marque pas moins un tournant important dans l’histoire de la création féminine. Non seulement parce qu’il rompt avec la tradition de l’allégorie, mais parce qu’il fonde un espace propre à l’intérieur duquel la femme artiste peut s’affirmer désormais comme sujet de la représentation et non plus objet du regard de l’homme.
De l’allégorie à l’autoportrait
Le passage de l’allégorie de la peinture, ou la Pictura, à l’autoportrait est une des grandes conquêtes symboliques des artistes françaises du siècle des Lumières. La rupture avec cette tradition implique en effet un renversement de valeurs dont on mesure mal aujourd’hui la nouveauté et l’importance symbolique. L’allégorie était un genre très important sous l’Ancien Régime dans la classification des arts, et le XVIIIe siècle obéissait encore largement à ce modèle hiérarchique défini par André Félibien sous le règne de Louis XIV dans les termes suivants : "Néanmoins, un peintre qui ne fait que des portraits n’a pas encore atteint cette haute perfection de l’Art et ne peut prétendre à l’honneur que reçoivent les plus savants. Il faut pour cela passer d’une seule figure à la représentation de plusieurs ensemble ; il faut traiter l’histoire et la fable ; il faut représenter de grandes actions comme les Historiens, ou des sujets agréables comme les Poëtes ; et encore plus haut, il faut par des compositions allégoriques, savoir couvrir sous le voile de la fable la vertu des grands hommes et les mystères les plus relevés". [11]
Et encore plus haut se situe l’allégorie, écrit-il, c’est à dire bien plus haut que le portrait et l’autoportrait. Si cette hiérarchie des genres reflète le modèle d’organisation de la société d’Ancien Régime, elle n’en montre pas moins la confusion qui existait alors en ce qui concerne les représentations féminines entre le réel et l’imaginaire. En effet, on faisait rarement la distinction entre une allégorie de la peinture, qui était toujours personnifiée par une femme, et un autoportrait de femme peintre à son travail du fait que ce dernier était encore très rare. Mais si la confusion entre ces deux registres n’avait pas d’importance pour les hommes du fait que leur identité de peintre était un fait acquis, il n’en était pas de même pour les femmes pour qui l’identité d’artiste avait bien du mal à être reconnue sur un plan d’égalité avec l’homme. De plus, la Pictura était une figure de l’imitation qui servait à comprendre le problème de la vérité et du mensonge posé par l’image pensait-on. La peinture imite la nature de manière si troublante, que l’on pourrait être victime de l’illusion de l’image. Si les Anciens n’y voyaient pas de problème moral fondamental, les chrétiens en revanche en ont fait l’objet de débats théologiques passionnés qui ont nourri l’iconoclasme byzantin puis la Réforme protestante du XVIe siècle jusqu’à ce que l’Eglise Latine établisse une doctrine de l’image pacifiante qui établissait une analogie entre l’activité du peintre et celle de dieu, après avoir posé le divin comme inimitable. Il va sans dire que les femmes n’avaient aucune place dans cette symbolique chrétienne de l’activité artistique. Si cela n’influait pas sur leur pratique proprement dite, elles n’en étaient pas écartées du processus de symbolisation, contrairement aux hommes qui pouvaient se représenter sous les traits de Saint Luc peignant la Vierge, par exemple ou mieux, sous ceux du Christ peint sur le linge tenu par Sainte Véronique [12], comme le fit Dürer dans son Autoportrait en Christ (1500) peint à l’âge de dix huit ans. Autrement dit, l’activité professionnelle des artistes femmes n’est pas interdite de fait, mais elle n’est pas symbolisée par la culture commune. Ce qui explique pourquoi l’allégorie de la peinture s’est imposée dans l’Europe du XVIIe siècle dans une sorte de compensation imaginaire au manque symbolique, entretenant la confusion entre le sujet de la représentation et son objet, le réel et l’allégorique, la femme peintre et la femme peinte. Ces problèmes expliquent comment s’est imposée une conception de l’artiste d’essence virile qui dialogue avec une peinture (sa muse) d’essence féminine, et comment la Pictura authentifie cette idéologie en voilant la réalité de la pratique artistique des femmes, un peu comme les allégories féminines de la République voileront l’absence des femmes dans le système de représentation politique.
On comprendra mieux ces difficultés avec l’Allégorie de la peinture qui se trouve au Musée Tessé du Mans. Attribuée à la grande artiste romaine du XVIIe siècle, Artémisia Gentileschi (1593-1652/53), à juste titre pensons-nous, cette allégorie représente une femme à moitié nue, allongée par terre dans un moment d’abandon, un masque grimaçant posé entre ses bras tandis qu’on voit à côté d’elle sa palette, ses pinceaux et son compas. Le masque renvoie à l’idée d’imitation, selon la codification adoptée par Cesare Ripa dans son Iconologie de la peinture. La "belle jeune femme", écrit-il, porte au "cou une chaîne d’or où pend un masque. Elle tient d’une main plusieurs pinceaux, avec ce mot pour devise, Imitatio, et de l’autre un tableau... " [13].
Les historiens d’art se sont demandé pourquoi Artémisia Gentileschi avait fait un masque grimaçant mais ce qui est surtout surprenant ici c’est que l’auteur des remarquables Judith tuant Holopherne (musée de Florence) ou Judith et sa servante (musée de Cannes) ne puisse aborder l’autoportrait autrement que sous le voile allégorique. Dans un autre autoportrait qui se trouve à Londres (Hampton Court) elle se représente en muse de la peinture dans une tension extraordinaire du bras qui contraste avec l’abandon du modèle du tableau du Mans. Ainsi, la plus grande artiste du XVIIe siècle peut se projeter en héroïne victorieuse dans le personnage biblique de Judith, mais elle demeure prise dans les codes de son temps qui lui interdisent pratiquement de réfléchir à son identité de femme artiste.
L’Allégorie de la peinture (musée des Beaux-Arts d’Orléans) réalisée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle par Elisabeth Le Moine nous donne un autre exemple de la difficulté à se positionner comme femme dans la peinture. Datant de 1771 ou 1777 (la lecture est malaisée), elle représente une sorte de déesse de la peinture dotée de ses attributs traditionnels : la palette et les pinceaux. La pose rigide, et le côté impersonnel du visage de la femme montre bien la difficulté de l’artiste à se projeter dans une idée toute faite de la peinture plutôt que de réfléchir à sa propre activité de peintre. Si l’on ajoute que la Peinture tourne le dos à son travail, on comprendra que cette représentation conventionnelle obéit plus au goût dominant de l’époque qu’à un face à face avec soi-même tel que vont le mettre en œuvre les artistes de la génération suivante. Adélaïde Labille-Guiard et Elisabeth Vigée Le Brun dont l’Autoportrait au chapeau de paille, exposé pour la première fois au Salon de la Correspondance de 1782, en pendant avec celui d’Adélaïde Labille-Guiard, marquera la rupture définitive avec l’imaginaire masculin de la peinture. Avec elle, nous passons d’une représentation de la peinture marqué par l’arbitraire de la relation entre le signifiant et le signifié, à une articulation du signifiant au signifié qui renvoie à une réalité historique porteuse de sens et de changements.
Des lumières à l’inspiration créatrice...
Comme le raconte E. Vigée Le Brun dans ses Souvenirs, c’est cet autoportrait et plusieurs autres tableaux qui décida Joseph Vernet à la proposer comme membre de l’Académie royale de Peinture [14]. C’est dire son importance et l’impact que ce nouveau type de représentation eut sur ses confrères, car c’est la première fois, répétons-le, que des femmes exposent publiquement à Paris leur autoportrait en train de peindre. En 1782 E. Vigée Le Brun a 27 ans. Son père, Louis Vigée, qui enseignait à l’ancienne corporation des maîtres peintres, dite Académie de Saint-Luc, est mort en 1767, alors qu’elle avait douze ans. Très précoce, la jeune fille réalise ses premiers tableaux à quinze ans, est admise à l’Académie de Saint Luc "au mérite", et expose sept tableaux au Salon de 1774 qui se tient Hôtel Jabach, dont une allégorie de La peinture, la sculpture et la musique, dont nous ignorons la localisation actuelle. La suppression des corporations deux ans plus tard la prive d’un lieu d’exposition et de débouchés professionnels. Mais les dieux veillent sur cette jeune surdouée de la peinture. La rencontre de la reine Marie-Antoinette en 1778, dans la forêt de Marly, lui ouvre de sublimes perspectives. Elles ont toutes les deux 23 ans et il semble que la reine ait compris très vite le parti qu’elle pouvait tirer de "ce jeune prodige" à la réputation déjà affirmée. Elle lui commande son Portrait en robe à paniers pour sa mère Marie-Thérèse d’Autriche (Musée de Vienne). Le portrait fut tellement apprécié que d’autres commandes suivirent (on dénombre une quinzaine de portraits de la reine, sans compter les répliques destinées aux ambassades et cours européennes), si bien qu’Elisabeth était déjà considérée comme le peintre officiel de la reine lorsqu’elle réalise son Autoportrait au chapeau de paille. [15]