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La traduction : l’occasion d’inventer une autre communication

lundi 10 novembre 2003, par Dominique Foufelle

Les traducteur-trices bénévoles des forums sociaux se rebiffent ! Ils veulent travailler dans des conditions respectueuses, et surtout qu’on écoute leurs propositions pour améliorer la communication et la transmission des savoirs au sein de rencontres internationales qui ont pour objectif, ne l’oublions pas, de favoriser les échanges et l’information des citoyen-nes.

Florence 2002. La citadelle arbore des sourires et des idiomes aussi variés que les couleurs des banderoles tendues par les associations sur les murs de la forteresse du premier Forum social européen. Dans la queue des paninis, c’est un Argentin qui engueule les resquilleurs dans un anglais approximatif : ça change. Un peu... juste le temps de se dire que la mauvaise humeur ne connaît pas de frontières linguistiques !
L’ambiance était sympathique tant qu’on restait dans la foule. Elle devenait franchement lugubre quand on se rendait à la "salle octogonale", tour froide aux serrures d’ogre de contes de fées, où les interprètes volontaires du premier Forum Social Européen étaient parqués. Chaque matin, on y a retrouvé la poignée de fous qui ont réussi à recruter 350 volontaires, enchaînés à leur mail tous les jours pendant deux mois.... On y recevait les instructions pour la journée, on se comptait, on comparait nos expériences, s’estimait, partait bosser ensemble. La fleur au fusil et la bouche en cœur ! Le texte des interventions ? le nom des intervenants ? les sigles de leurs organisations ? deux mots d’explication sur les débats qu’ils sont censés animer ? du vocabulaire ? AHAHAH ! Mais pourquoi donc ? Un interprète, ça interprète, non ? quelle que soit la langue de l’interlocuteur ou la complexité de son propos : c’est bien connu. Des encyclopédies vivantes, capables d’aborder, par on ne sait quelle obscure alchimie, la défense des services publics en Europe ou la désobéissance civile, en passant par la confrontation entre le mouvement social et citoyen et les syndicats. CQFD.

Comment le mouvement altermondialiste peut-il oublier la traduction ?


International par essence, le mouvement de contestation social et citoyen qui grandit depuis Seattle ne peut faire l’économie des langues. Tant les alertes sur les conséquences de la libéralisation néo-libérale, que les mises en réseaux de luttes, passent nécessairement par la compréhension des uns et des autres. Partant, par la traduction écrite et l’interprétation orale.
De retour à Paris, les vétérans de la "salle octogonale" ont pris leur plus belle plume et couché, sur le coin d’un zinc, la liste de toutes les difficultés rencontrées. A priori, le problème est simple à comprendre : tout obstacle à l’interprétation entraîne une déperdition dans la diffusion des idées. Donc, un appauvrissement du débat et un frein au travail en commun. Mais ça, c’est le problème qui saute aux yeux. Reste celui qu’on occulte le plus souvent. A savoir, l’attitude ambivalente du mouvement avec les interprètes volontaires, plus souvent considérés comme des prestataires de service, des "machines à traduire", que comme des militants à part entière.

Or, l’interprétation au sein du mouvement altermondialiste pose un certain nombre de problèmes concrets. D’un côté, les interprètes professionnels payés ne sont pas forcément sensibilisés aux thèmes du mouvement et leur traduction peut s’en ressentir. De l’autre, les interprètes volontaires, souvent militants ou sympathisants, n’offrent pas tous forcément la même qualité d’interprétation que des gens formés. Le pari qui se pose dès lors au mouvement social et citoyen est le suivant : rien de moins que l’invention d’une interprétation et d’une traduction qui correspondent à ses besoins. Celui de Babels, né du FSE de Florence : faire le grand écart entre une exigence de qualité dans des conditions de travail extrêmes et le respect des volontaires qui viennent mettre bénévolement leurs compétences au service du "mouvement des mouvements".
Pour se préparer à une conférence spécifique, les interprètes professionnels comptent en général deux semaines de travail préalable. Ce laps de temps leur permet de lire les documents quand ils les reçoivent, d’effectuer des recherches sur le thème qu’ils vont traiter pour mieux le maîtriser et de parfaire leur vocabulaire. Chaque thème engendre son jargon. Soit, toute une série de mots qui reviennent sans cesse au cours des échanges. Certains apparaissent très simples à traduire : "petits producteurs" dans le cadre du commerce équitable ne présente, en soi, aucune difficulté de traduction. Pourtant, ce terme renvoie à une définition précise, insérée dans un système de production spécifique. Au-delà des mots du vocabulaire de base, on trouve aussi le vocabulaire technique et juridique et, surtout, les expressions consacrées : hors de question d’inventer la traduction de "dette odieuse" dans le contexte de la dette des pays en voie de développement, puisqu’on se trouve face à une doctrine juridique aux utilisations politiques extrêmement connotées. Et c’est sans compter la pléthore de sigles et d’acronymes, maniés avec aisance et désinvolture par les intervenants... et sur lesquels buttent immanquablement les interprètes.

Interprète volontaire ? Respect !


Exiger une interprétation de qualité sans s’en donner les moyens relève de la gageure. Voire, du vœu pieux. Les réponses à ce défi particulier se construisent depuis Florence. Elles ne seront pas totalement abouties au FSE de Paris, mais le processus est impulsé. Elles passent par une prise en compte des "conditions de travail" des interprètes volontaires : les loger près de leur site de travail, leur assurer les repas et le ravitaillement en eau toute la journée, sans compter des horaires de travail corrects. Par le soin apporté à leur recrutement : dans la mesure du possible, Babels-Italie et Babels-France ont mis en place des "babels-exercices" à Rome pendant l’année, et des sessions d’ "accompagnement technique" à Paris juste avant le FSE. Elles passent aussi par la constitution de lexiques thématiques, de concert avec les associations qui participent au forum. Pour finir, par la réflexion sur la place des langues dans le mouvement altermondialiste. Et... par la prise de conscience qu’une prise de parole dans une enceinte internationale exige le respect de certaines règles fondamentales. Le nombre des lexiques rassemblés pour ce FSE 2003 est malheureusement à la mesure de l’attention que les composantes du mouvement altermondialiste porte à cette question. Encore trop mince ! Cette lacune traduit un des paradoxes du mouvement : trop peu d’organisations qui le composent ont conscience de s’exprimer devant une tribune internationale au sein des forums. A la question de savoir quelles sont les langues des intervenants de telle ou telle conférence, revient invariablement la réponse suivante : "c’est pas grave, ils parlent français ou anglais". Wrong answer ! Pour la clarté du propos, rien ne vaut l’expression dans sa propre langue (ou celle de son choix, mais en tous cas, celle qu’on maitrise), plutôt qu’une langue étrangère mal maîtrisée.
Mais c’est une petite révolution à laquelle on s’attèle, mine de rien. Les premiers appels à volontaires ont été accueillis par des commentaires on ne peut plus acerbes : quoi ! rembourser les frais de voyage des interprètes ? leur assurer des conditions de travail décentes ? un endroit calme où dormir ? et puis quoi encore ? ils devraient déjà être bien contents qu’on les laisse travailler sur des sujets aussi passionnants... Inventer un autre monde butte encore malheureusement sur des réflexes idiots où le militant est considéré comme une denrée taillable et corvéable à merci : les interprètes ne font pas exception.

L’enjeu d’une autre communication...


Les interprètes volontaires occupent une place de choix pour observer la communication au sein du mouvement. Nombre d’intervenants ne s’en rendent pas compte, mais la traduction écrite, comme l’interprétation simultanée ou consécutive, sont des filtres on ne peut plus cruels, sur lesquels achoppent tous les problèmes de communication. Ennuyeux dans sa langue maternelle, l’intervenant le sera encore plus à la traduction. Confus en français, son discours le sera d’autant plus que les interprètes ne le comprendront pas et ne pourront le retranscrire. Si la personne galope : comment la rattraper pour la traduire ? Pourquoi la rattraper, d’ailleurs : telle est la vraie question. Quelle peut être la volonté réelle de transmettre des informations d’un interlocuteur qui ne tient pas compte de son public ? D’autant que, ultime cruauté, traduction et interprétation mettent surtout l’accent sur la manie de représentation politique de certains intervenants, plus occupés à s’écouter écrire et parler, qu’à réellement transmettre des analyses ou des informations. A travers les difficultés à la traduction, c’est tout l’enjeu d’une transmission réelle des connaissances qui est ici souligné.
Le schéma des plénières et séminaires reprend celui d’un colloque académique classique, comme à Florence : soit, un certain nombre d’experts alignés à la tribune, respectant plus ou moins le temps de parole qui leur est alloué et parlant chacun leur tour à la queue leuleu. Un schéma qui peut s’avérer profondément ennuyeux quand on le suit dans sa langue maternelle et carrément assommant s’il doit être traduit… On ne peut s’empêcher de penser que le mouvement social et citoyen a tout à inventer en termes de transmission des savoirs.
C’est une réflexion à laquelle Babels souhaite contribuer : grâce, notamment, à la mise en lumière des problèmes de traduction des concepts et de ce qu’ils signifient et la constitution d’un "glossaire militant" avec les organisations du mouvement des mouvements. Cette réflexion concerne toutes les parties du mouvement altermondialiste : rendez-vous donc lors du séminaire de Babels-Mouvements au FSE 2003 !

P.-S.

Stéphanie Marseille, pour Babels – 3 novembre 2003

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