Directrice de Femmes actives, une coopérative située dans le quartier des Francs-Moisins à Saint-Denis (93), Djamila Maïni, n’avait jamais imaginé mettre les pieds à Porto Alegre, au Brésil. Pas le temps ni les moyens, pas une priorité non plus au regard des exigences et contraintes de son activité économique. Mais lauréate du Prix de l’initiative économique solidaire au féminin [1], elle bénéficia notamment d’un billet d’avion pour participer au IIe Forum social mondial. Et s’y rendit. Avec la ferme intention d’en profiter pour visiter des coopératives dans ce pays où la réalité de cette forme d’organisation du travail est autrement plus forte qu’en France. Elle voulait rencontrer des femmes, échanger sur leurs pratiques, leurs expériences. Elle se joignit alors à une visite initiée par l’association les Pénélopes auprès de deux coopératives de femmes, dans une favela de Porto Alegre.
Ruelles tortueuses, petites maisons tassées les unes contres autres, constructions de bric et de broc, soleil, chaleur… Etonnamment familier, le paysage rappelle à Djamila Maïni sa Kabylie natale. Mais l’arbre est là, un avocatier, comme pour lui rappeler qu’elle est bien sous d’autres tropiques, en un autre pays. Elle pénètre dans les locaux de Morro da Cruz, une coopérative de couture. Et c’est le choc, l’émotion : la sensation troublante de ne pas être en terre inconnue, de se reconnaître. " C’était étrange, je me sentais chez moi, comme un poisson dans l’eau. Le paysage mais plus encore les activités m’étaient familières. J’avais l’impression de retrouver Femmes actives, le local, les machines, les matières premières… Et un projet économique qui reposait sur la même dynamique : des femmes sans qualification, exclues du monde du travail qui se regroupent pour survivre, créer leurs propres emplois. "
Elle questionne, elle observe, elle échange regards, sourires et accolades. Comme en ébullition, elle imagine déjà toutes sortes de coopérations. " Beaucoup de groupes nous rendent visite aux Francs-Moisins. Ils viennent, posent des questions, passent quelques heures. Et nous répondons toujours à leur curiosité. Mais on se demande parfois pour quoi. Qu’est-ce que cela nous apporte de montrer, de nous montrer ? Certaines d’entre nous se demandent même si on ne va pas leur offrir des cacahouètes à la fin de leur prestation… Je ne voulais pas que l’on me perçoive comme cela. Ni chercheuse, ni journaliste, ni politique, je leur rendais visite en tant que femme coopératrice, sur le même terrain qu’eux mais dans un autre pays. Et je tenais à ce que cette visite ne soit pas sans retour. "
Après Morro da Cruz, elle se rend à Maria Marias, une autre coopérative de femmes, consacrée au tissage. Les locaux sont exigus, les métiers à tisser rudimentaires. La pauvreté manifestement plus grande, les conditions de travail précaires. Djamila Maïni sait qu’il existe en France de nombreux métiers à tisser plus modernes, inutilisés. Ne pourrait-on pas envisager d’en faire parvenir quelques-uns aux femmes de Maria Marias ? " Plus perfectionnés, ils auraient pu permettre de donner un autre cachet à leur production et de leur offrir un meilleur positionnement sur le marché. " Mais au fil des discussions, elle apprend que les métiers à tisser de Maria Marias leur ont été prêtés par le gouvernement de Rio Grande del Sul [2] et qu’ils doivent être rendus au mois d’avril pour profiter à d’autres groupements de femmes. Que l’achat d’autres métiers au Brésil représenterait un coût finalement assez dérisoire par rapport à la France. " Que pouvait devenir leur projet si leur outil de travail leur était repris ? Le moyen qu’elle s’était donné pour leur survie allait disparaître. Il y avait là une réelle urgence ! J’ai alors proposé de tout faire pour leur fournir les moyens d’acheter leurs propres métiers. "
Ici ou ailleurs, une même force de résistance
Rencontrées quelques jours plus tard, Helena Bonuma, conseillère municipale de Porto Alegre, et Claudia Prates de la "cellule d’action féministe" de l’organisation Guayi accueillent la proposition de Djamila Maïni avec enthousiasme. Elles soutiennent depuis plusieurs mois le projet économique des femmes de Maria Marias et n’avaient jusqu’à présent trouvé aucune solution pour leur permettre de conserver leur activité et leur emploi. Les Pénélopes s’associent aussitôt au projet. Depuis des années, les deux structures – Femmes actives et les Pénélopes - et les femmes qui les animent se connaissent, travaillent ensemble, chacune dans son champ d’activité. Femmes actives dans la restauration, la couture, le repassage, l’aménagement des textiles d’intérieur, les Pénélopes dans la promotion des initiatives de femmes et féministes, dans la communication, l’information, la mise en lien et en réseau. " Nous n’avions jamais participé à ce type d’initiative de solidarité, une solidarité de terrain, ce n’est pas notre culture, nous n’aurions jamais eu cette idée, témoigne Joëlle Palmiéri, présidente des Pénélopes. Mais une fois l’idée lancée, le fait de travailler ce projet ensemble nous est apparu comme une évidence pour toutes les deux. Nous venions de vivre ensemble un moment très fort dans la visite des coopératives. Djamila s’était retrouvée totalement dans l’expérience de ces femmes, moi j’avais ressenti comme jamais le sens et l’enjeu que revêtait notre activité : relayer les infos, favoriser les échanges, rendre visible ce qui est invisible. "
Une activité d’intermédiaire que les Pénélopes ont joué à plein dans cette initiative, mettant en lien les unes avec les autres, organisant les rendez-vous avec la municipalité de Porto Alegre, contacts hérités de leur participation au précédent Forum social mondial, de leur notoriété aussi gagnée au fil des nombreuses rencontres internationales qu’elles couvrent de leurs émissions de webTV. " Ces femmes, actrices sur le terrain économique, sont tellement submergées par leur quotidien que la communication n’est pas du tout une de leurs priorités, témoigne Joëlle Palmiéri. Elle se croient souvent seules au monde. Et lorsqu’elles ont la possibilité de se frotter à d’autres expériences, de découvrir qu’il existe d’autres femmes, ailleurs, parfois pas très éloignées géographiquement, de se rendre compte de ce qu’elles partagent comme force de résistance, tout leur investissement prend sens. "
L’engagement de tout un quartier
Un sentiment largement ressenti par Djamila Maïni dès les premiers jours du Forum social mondial. " Avant d’y être, je n’avais pas réalisé à quel point ce que l’on faisait localement pouvait avoir une portée mondiale. Et combien nos initiatives pouvaient faire écho à cette envie d’autre chose, d’une autre société, d’une autre économie. On se sent tout de suite moins isolé et cela donne à nos activités une tout autre dimension. "
De retour en France, Pénélopes et Femmes actives mettent au point les derniers éléments de ce projet de solidarité qui a pris naissance au contact des travailleuses de Maria Marias. Pour collecter les fonds nécessaires à l’achat des métiers à tisser, un repas est organisé. Il aura lieu le 19 avril prochain. A Femmes actives le soin de le confectionner, aux Pénélopes de réaliser tout le travail d’information, les savoir-faire des unes et des autres sont mis en œuvre. " Nous aurions pu solliciter des subventions à droite ou à gauche, mais ce projet aurait perdu tout son sens, explique Djamila Maïni. Cette solidarité, ce n’est pas pour nous seulement de l’argent, il s’agit d’un acte, d’une implication, d’un engagement. " Un engagement qu’elles entendent partager avec les habitants de la cité des Francs-Moisins, ceux de Saint-Denis et au-delà. Le comité de quartier a répondu présent, la municipalité de Saint-Denis, jumelée à Porto Alegre, a immédiatement fourni la salle, le matériel, offert le cocktail d’entrée et acheté 50 places au repas. Par l’intermédiaire de collectifs d’association, elles seront proposées à des personnes dont les moyens ne permettent pas de s’associer à cette initiative de solidarité.
" Il s’agit de tout sauf d’une mobilisation ponctuelle, précise Djamila Maïni. Avec les femmes de Maria Marias, nous voulons continuer à travailler sur des échanges de savoir-faire, de connaissance, tout reste ouvert, c’est quelque chose que nous construirons avec elles. Avec les habitants de notre quartier et de notre ville, cette initiative s’insère dans celle, plus large, de la démocratie participative. Elle ne se construit pas en un jour. Lorsque l’on mobilise des gens pour un repas de solidarité, on favorise des habitudes : celles de s’intéresser, de s’impliquer, de se sentir partie prenante du monde dans lequel on vit. "