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La politisation des femmes au Japon

dimanche 1er octobre 2000, par Nicolas Bégat



Depuis les années 80, les femmes font leurs premiers pas sur la scène politique japonaise. Malheureusement, la pression sociale et la récupération dont elles font l’objet transforment parfois l’initiative en catastrophe idéologique et tournent la gente féminine au ridicule.


Les cas de Takako Aokage et Mariko Matsui, qui ont toutes deux siégé dans des assemblées municipales pendant plusieurs années, illustrent les contrastes caractéristiques de la vie politique féminine au Japon et suggèrent une nouvelle vision du féminisme comme éducation politique.

La culture " femme au foyer ".

Aujourd’hui, plus de la moitié des Japonaises travaillent. Pourtant, les chiffres sont trompeurs, car les temps partiels, préretraites et petits jobs règnent sur la vie professionnelle des femmes au Japon. Dans l’immense majorité des cas, la première responsabilité d’une femme reste son travail domestique. Ainsi, la culture féminine japonaise est-elle centrée autour des rôles traditionnels de mère, d’épouse et de femme de ménage. La solidarité et la fierté des japonaises sont étonnantes en ce qui concerne cette culture. Le mot " Shufu ", ou femme au foyer, est presque synonyme de femme (tout au moins à partir de 30 ans ou du mariage). Les femmes qui travaillent à plein temps partagent souvent cette appellation en raison de leurs responsabilités domestiques et maternelles écrasantes. Les hommes, complètement accaparés par leur vie professionnelle et dégoûtés par les tâches "féminines" de père en fils, se tiennent le plus à l’écart possible du foyer et de ses obligations. Tout ce qui est domestique appartient aux femmes et compose leur identité, les suivant dans leurs activités extra-domestiques.
Depuis une vingtaine d’années, les " shufu " sortent de leur maison et exportent leur culture. En 1990, le magazine "Epouse" (!) publie un article historique au titre évoquant la métamorphose des femmes au foyer : "De femme d’intérieur à femme d’extérieur". Le travail domestique est en effet allégé par les innovations technologiques et la chute de la natalité, offrant aux Japonaises le temps de se lancer dans de nouvelles activités. Des " centres pour femmes ", créés avec l’aide du gouvernement à la suite de la décennie des femmes organisée par l’ONU, accueillent les nouvelles " femmes d’extérieur " et proposent des cours, meetings et groupes très divers. Cette sortie massive des foyers a rendu un peu d’espoir aux femmes qui se battent pour l’égalité des sexes. Les ménagères commencent à s’intéresser à certaines causes politiques, notamment quand elles concernent la protection de l’environnement, et apprennent à faire pression sur le gouvernement et les autorités locales.

Epouses et mères avant tout

La culture des femmes au foyer, cependant, a la dent dure. Quand les Japonaises se lancent dans la politique, c’est souvent et malheureusement en tant que mères et maîtresses de maison. Certaines féministes japonaises dénoncent la mentalité traditionaliste de beaucoup de centres culturels féminins et notent que " ces institutions sont des lieux de contenance et de raffinement ", peu susceptibles de " générer une production créative politisée qui commencerait à briser l’exclusion artificielle du domaine public dont les femmes font l’objet " (Kora in Buckley, 1997, p.112). Certes, les cours d’histoire des femmes ou de résistance à la violence remplacent peu à peu les gentilles leçons de décoration florale et de cérémonie de thé. Les femmes semblent parfois se rebeller et organisent des campagnes antinucléaires ou des séminaires sur la prostitution, mais l’agitation reste locale et contrôlée. Le gouvernement, craignant l’impact potentiel des rassemblements féminins, a tout de suite canalisé l’énergie progressiste des Japonaises en ouvrant des centres subventionnés - et donc partiellement contrôlés - par l’Etat lui-même (ou par les gouvernements locaux). Pire, les femmes activistes qui votent pour des candidat(e)s indépendants, écologistes ou d’extrême gauche au niveau local, continuent à voter en masse pour le parti conservateur aux élections nationales, exposant ainsi les limites de leur nouvelle " conscience politique ". Comme l’explique la féministe Sachiko Ide, " alors que la femme d’intérieur qui participe à un groupe de femmes local est attirée par le langage de la libération, elle est aussi dévouée à préserver les structures conservatrices autour desquelles sa vie est construite. Commencer à défaire ces structures serait un processus très effrayant et dangereux " (Ide in Buckley, 1997, p. 46 ).
La candidate Takako Aokage illustre parfaitement cette politisation frileuse et mesurée des maîtresses de maison. Elle fait partie des deux cents femmes issues de groupes indépendants qui ont acquis un siège aux élections locales unifiées de 1991. Lancée sur la scène politique par le "Seikatsu Club", réseau national de femmes au foyer, Aokage s’attaque avant tout à des problèmes locaux et domestiques liés à l’environnement. Le Seikatsu Club a en fait été créé pour améliorer la qualité de la nourriture tout en réduisant son coût, à travers des achats groupés organisés entre des maîtresses de maison et des coopératives bio, sans intermédiaire. Malgré ces intentions louables et un système autogéré, sans hiérarchie ni compétition, le Club brille par son absence de convictions et de message cohérent. Les déclarations emphatiques d’Aokage, telles que "Nous avons réalisé que nous aussi avions le pouvoir de façonner la politique", tombent complètement à plat quand on comprend ce qu’elle entend par "façonner la politique" (Cf. Sasakura in Fanselow & Kameda, 1995, p.378). Après une campagne centrée sur les problèmes de plomberie causés par l’huile chaude jetée dans les éviers (sic), Aokage a abordé des sujets comme les phosphates dans l’eau ou le nucléaire. Malheureusement, si ses revendications semblent légitimes et très défendables, aucune cohésion ou réelle argumentation politique n’est venu appuyer son discours. Quand Aokage parle du nucléaire, par exemple, elle refuse l’aspect politique du débat et déclare : "Ce problème n’a rien à voir avec une idéologie ; Il est plutôt question de protéger la qualité de la nourriture que nous consommons" (ibid., p.379). Sa défense de l’écologie se fait donc à travers celle du confort des consommateurs. Le confort est malheureusement le maître-mot de nombreuses associations de femmes qui concentrent leurs efforts sur la consommation et les problèmes ménagers, sans remettre en cause ni le système consumériste ni le rôle des femmes dans ce système.
Si les candidates comme Aokage ont le mérite de faire participer les femmes au foyer dans la vie publique, il semble qu’elles puissent également faire du tort à l’image des femmes en politique et à la politique elle-même. Certes, il est important de donner une voix publique aux femmes pour qu’elles puissent exprimer leurs critiques, changer les critères masculins qui prévalent et partager la vie politique avec les hommes. Cependant, un discours " politique " comme celui d’Aokage pose au moins trois problèmes. D’abord, il enferme les femmes dans un rôle de maîtresse de maison en limitant leurs revendications à des soucis de confort et de consommation. Puis, il ignore complètement les problèmes les plus sérieux des femmes au foyer, comme la violence conjugale ou la double journée de travail. Enfin, il donne l’impression que les femmes sont des êtres apolitiques dont même le discours publique sur des sujets aussi graves que le nucléaire se cantonne à des complaintes formulées en termes de confort.

Femmes politisées, politique féminisée

L’exemple de Mariko Mitsui, élue de 1987 à 1991 à l’assemblée de Tokyo, est en totale contradiction avec celui d’Aokage. Mitsui est venue à la politique par le féminisme et a appartenu au Parti Socialiste Japonais, qu’elle a quitté depuis, dénonçant la discrimination sexuelle et le manque de démocratie régnant au sein du parti. Ses premiers combats ont concerné l’égalité des sexes devant le monde du travail, et ses réflexions se sont concentrées sur une nouvelle vision de l’action politique et de ses bénéfices potentiels pour les femmes. Après avoir étudié le féminisme aux Etats-Unis, Mitsui est rentrée au Japon et a constaté qu’une transformation de l’approche politique était nécessaire pour défendre les femmes de son pays. Ses déclarations pourraient être des critiques des candidates comme Aokage : " Les intérêts politiques des femmes ont été acceptés tant que celles-ci sont restées dans le domaine de leurs rôles de genre traditionnels, c’est-à-dire ceux de mère et d’épouse au foyer, comme cela a été souvent exprimé à travers des slogans tels que : "Nous, en tant que mères qui donnons et élevons la vie, demandons des produits alimentaires sains" " (Cf. Kaya in Fanselow & Kameda, 1995, p.386). Loin des clichés et des soucis ménagers, Mitsui prononce des discours décapants devant une assemblée d’hommes et ose s’attaquer à des problèmes qu’elle a souvent été la première à évoquer en public : la discrimination et le harcèlement sexuels dans le monde professionnel, les quotas de filles dans les meilleurs lycées, les mères célibataires, le développement nécessaire de garderies, les publicités sexistes... Grâce à Mitsui, nombre de tabous politiques ont été brisés. Les quotas de filles dans les lycées ont presque été éliminés et le gouvernement local a encouragé les luttes de Mitsui en s’autocensurant, interdisant deux de ses propres publicités sexistes pour les transports en commun.
Mitsui essaie de redéfinir la politique en y intégrant de nouveaux débats sans lesquels l’égalité des sexes ne pourra être atteinte. Elle refuse à la fois la politique masculine qui ignore la position des femmes dans la société, et les campagnes des maîtresses de maison qui renforcent les stéréotypes en proposant une image rigide et traditionnelle des femmes. " Mes accomplissements sont totalement différents de ceux des politiciens traditionnels ", déclare-t-elle, " La plupart des gens, autres que ceux engagés dans le mouvement des femmes, ne considèrent pas le genre de choses que j’ai accomplies comme ayant beaucoup d’importance. La politique traditionnelle a négligé les questions concernant la culture, l’aide sociale, l’éducation et l’égalité. Cependant, je camperai sur mes positions en donnant la priorité aux problèmes de droits de l’homme et d’égalité en politique " (ibid., p.390).
La maturité politique de Mitsui est chose rare au Japon. Les femmes aux votes contradictoires et aux revendications limitées de mères et d’épouses, concernées avant tout par leur confort et leurs droits en tant que consommatrices, constituent une majorité. L’exemple d’Aokage montre que la participation politique ne mène pas forcément à l’émancipation. Mitsui, quant à elle, prouve qu’une réflexion et une culture politiques assurent la cohérence des messages et aident à servir la cause des femmes sans les enfermer dans des rôles traditionnels. L’appartenance de Mitsui au mouvement féministe n’est étrangère ni à sa politisation , ni à la nature de sa réflexion. En fait, on peut considérer le féminisme comme une clé dans la politisation des femmes, comme une sorte d’éducation politique permettant aux femmes de rester à l’écart des clichés sur leur sexe et des critères masculins. Si les femmes veulent "féminiser" la sphère publique, elle doivent d’abord repenser leur identité de femme et choisir les images et valeurs qu’elles désirent projeter dans la vie politique en y entrant. Le féminisme n’est sans doute pas la seule solution, mais il donne aux femmes l’opportunité de se redéfinir et d’inventer le monde qu’elles veulent construire.


Références bibliographiques

-"Japanese Women : New Feminist Perspectives on the Past, Present and Future", Kumiko Fujimura-Fanselow & Atsuko Kameda ed., 1995, The Feminist Press : New York. (textes : "From the Home to the Political Arena" par Yoko Sato ; "Aokage Takako : Housewife Turned Political Representative" par Naoko Sasakura ; "Mitsui Mariko : An Avowed Feminist Assemblywoman" par Emiko Kaya).
-"Broken Silence : Voices of Japanese Feminism", Sandra Buckley ed., 1997, University of California Press : Berkeley. (textes : Entretiens avec Sachiko Ide ; Entretiens avec Rumiko Kora).

P.-S.

Nancy Le Nézet

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