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Une voix publique pour les femmes ?

dimanche 1er octobre 2000, par Nicolas Bégat

Théories féministes sur les femmes et la vie publique

Selon les grands principes démocratiques qui sont censés régir le monde occidental, la citoyenneté est partagée par tous et la vie publique est un espace de liberté et d’égalité universelle. Mais pour les femmes, comme pour beaucoup d’autres " citoyens " de seconde zone, l’accès à cette sphère publique est laborieux et il faut crier pour y être entendu. Depuis la naissance des mouvements de libération des femmes, des auteures féministes ont proposé leur version des faits et ont développé une nouvelle vision de la vie publique et politique.

Le silence des femmes

Quand l’idée d’un discours public a émergé, dans la Grèce Antique, "le discours politique, vraiment public, était exclusivement réservé aux citoyens libres et mâles. Ni les femmes ni les esclaves n’étaient des êtres publics" (Elshtain 1981, p.14). Pour Jean Elshtain, féministe américaine, les femmes ont été une population réduite au silence public à travers une grande partie de l’histoire occidentale, en conséquence de quoi leurs opinions et leur rôle ont souvent été ignorés ou dévalués. Elshtain présente une théorie intéressante : les femmes ont été tenues au silence en partie parce qu’elles sont liées à des sujets comme la sexualité, la natalité, le corps, qui sont omis du discours politique. Cette omission s’explique par le fait que le politique est aussi " une défense élaborée contre l’attrait du privé, contre l’appât du familial, contre les évocations du pouvoir féminin " (Elshtain 1981, pp.15-16).
Elshtain note que même quand les femmes ont eu l’occasion de s’exprimer publiquement, elles qui avaient toujours été tenues silencieuses ignoraient comment parler dans la sphère publique. L’un des problèmes est que les activités et intérêts traditionnellement assignés aux femmes ne sont pas considérés comme des sujets de discussion publique, ce qui a généré l’une des revendications centrales du féminisme. De plus, certaines féministes pensent que les femmes ont tellement été - et sont toujours - dévalorisées, qu’elles-mêmes jugent leur discours et leurs idées indignes d’intérêt public (Cf. Millett 1970, pp. 54-56).

Une voix publique : à quel prix ?

Une voix publique pour les femmes a toujours été ce que les féministes ont réclamé. Mais l’entrée des femmes dans la sphère publique est beaucoup plus problématique que ne le pensaient les premières féministes. Les suffragettes étaient trop optimistes quant aux problèmes que pourrait résoudre le droit de vote accordé aux femmes. Et au début de la seconde vague de féminisme (après-guerre), certains auteurs comme Betty Friedan ou Simone de Beauvoir idéalisaient la sphère publique et avec elle le monde et la vie des hommes. Friedan voulait que les femmes puissent vivre comme les hommes aisés, voyageant, travaillant, menant une existence ambitieuse, active et citadine. Elle pensait que l’éducation des femmes suffirait à les hisser dans la sphère publique et à développer l’égalité des sexes (Cf. Elshtain 1981, pp.249-255 et 306-310). Cette idée d’égalité/identité entre les femmes et les hommes semblait être le but premier d’une majorité de féministes des années 60 et 70. La plupart d’entre elles défendait un système légal totalement aveugle aux sexes et penchait vers un idéal d’androgynie qui effacerait les différences artificielles entre les genres.
Mais depuis les années 80, un nouveau courant est apparu, dénonçant une égalité et une entrée des femmes dans la vie publique qui se font suivant des critères de normalité masculins (compétition, agressivité, individualisme exacerbé, absence d’attention pour les autres citoyens et les plus faibles...). Certaines féministes ont remarqué que l’égalité pouvait générer l’uniformisation et ont décidé de rejeter la masculinisation des femmes. En effet, l’adaptation des femmes et des exclus aux normes dominantes est rarement salutaire pour l’égalité car, comme l’écrit Catherine MacKinnon,, "ceux qui ont le plus besoin d’un traitement égal sont les moins similaires, socialement, à ceux dont la situation crée le standard selon lequel est mesuré le droit d’être traité également " (MacKinnon 1987, p.44). Or, la sphère publique ne peut comporter que des standards formés sur des modèles d’expérience masculins puisque les femmes en ont été pratiquement absentes depuis toujours.

Transformer la sphère publique

L’égalité requiert donc plus que la simple entrée des femmes dans la sphère publique, "elle ne requiert pas seulement l’égale opportunité de poursuivre des rôles définis par le masculin, mais aussi le pouvoir égal de créer des rôles définis par le féminin, ou de créer des rôles androgynes que les hommes et les femmes aient un égal intérêt à remplir" (Kimlicka 1990, p.245). Le partage de la vie publique entre les femmes et les hommes ne peut se faire sans transformation de cette vie publique. Beaucoup de théoriciennes féministes montrent qu’une égalité publique pour les femmes défie forcément les structures sociales établies dans un contexte de domination masculine. De nouvelles valeurs plus " féminines " telles que le soin des autres, le souci de l’environnement, le respect des différences et le développement de la participation de TOUS les citoyens apparaissent avec l’entrée des femmes dans la sphère publique.
Aujourd’hui, les débats sur la parité et les femmes en politique ravivent des questions sur la citoyenneté féminine. Les femmes sont parfois mal à l’aise dans leur rôle de citoyenne et celles qui parviennent à se glisser en haut de la hiérarchie publique doivent s’adapter aux fameux critères masculins qui définissent la vie politique. Il est clair qu’il existe toujours une contradiction entre la citoyenneté formelle des femmes et leur subordination sociale ; pour résoudre cette contradiction, le système social et politique doit changer pour s’adapter aux femmes, et non seulement le contraire. La participation des femmes est le plus sûr moyen de transformer ce système qu’elles devront sans doute enrichir de leurs propres critères et valeurs si elles veulent acquérir une vraie voix publique.

Nancy Le Nézet

Références bibliographiques
-Jean Bethke ELSHTAIN, 1981. "Public Man, Private Woman. Women in Social and Political Thought", ed. Martin Robertson. Oxford : Princetown University Press.
-Betty FRIEDAN, 1963. "The Feminine Mystique". New York : W.W.Norton.
-Will KIMLICKA, 1990. "Contemporary Political Philosophy". Oxford : Clarendon Press.
-Kate MILLETT, 1970. "Sexual Politics". Reprint 1971. New York : Avon Books.

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