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Entretien avec Nora Cortiñas, Mère de la Place de Mai

à la fin de l’Assemblée Générale du Forum Social Thématique Argentine

dimanche 1er septembre 2002, par Josefina Gamboa

Toute petite et pleine d’énergie, Nora Cortiñas a été sans conteste l’une des vedettes de ce Forum Social. Membre de la ligne fondatrice des Mères de Place de Mai, elle a été l’invitée d’honneur des débats d’ouverture et de fermeture. Infatigable, comme le mouvement de femmes qu’elle soutient depuis 25 ans, elle a partagé ses pensées avec Les Pénélopes juste après l’Assemblée Générale.

Quelles sont vos impressions et sentiments à la fin du Forum ?
La participation a été très importante, et j’ai été heureuse de remarquer la présence des jeunes. Auparavant nous les femmes étions peu nombreuses dans les débats ; aujourd’hui nous sommes beaucoup plus. Les points clés débattus nous ont conduit à prendre des résolutions fermes contre l’ALCA (Zone de Libre Echange des Amériques), contre le remboursement de cette dette illégitime et contre la militarisation en Amérique latine. Si le premier Forum de Porto Alegre a été un contre-Davos, maintenant nous pouvons affirmer qu’il a déjà atteint une personnalité et une identité propres. Aujourd’hui, après cette assemblée, l’engagement est très fort, et tout-es ceux et celles qui sont parti-es d’ici l’ont fait en tenant cet engagement. Les mères de Place de Mai [1] , nous rejetons la re-colonisation de notre continent, ainsi que la dette et l’ALCA. De plus, nous avons convoqué un Cabildo Abierto [2] pour discuter des possibilités de mise en place de la démocratie participative, ce Cabildo aura lieu les 5 et 6 octobre prochains.

Quelle est la participation des femmes dans les mouvements sociaux qui se sont multipliés spontanément à partir des événements de décembre 2001 en Argentine ?
Elle est considérable ! Nous avons toujours eu du mal à militer et à nous insérer, car notre éducation nous a appris à laisser le patriarcat et le machisme rentrer et régner partout. Avant, nous étions cantonnées aux secteurs de santé, d’éducation et d’assistance sociale. Mais tout cela a changé, nous avons avancé avec prudence, fierté et douleur. Par exemple, les Piqueteras [3] sont des femmes courageuses qui sortent dans la rue avec leurs enfants pour réclamer ce que l’Etat leur doit et pour demander du travail. Leur force de dénonciation est remarquable. Les Assemblées de quartier [4] ont d’abord été conduites par des hommes ; aujourd’hui les femmes ont trouvé leur place dans cet espace social. Il s’est passé la même chose quand avec les Mères nous avons commencé notre lutte. On nous prenait pour des folles. Mais il fallait commencer à parler, et il fallait commencer à sortir de nos quartiers. Nous sommes sorties chercher nos enfants, sans appeler à la violence. Mais comme nous parlions, et ça a beaucoup dérangé, de nombreuses femmes ont aussi disparu.

Croyez vous que ceux qui écrasent le peuple argentin sont rassurés lorsqu’ils voient que les mouvements sociaux se réunissent dans des conférences internationales pour débattre et tirer des conclusions mais sans réussir pour l’instant à se structurer vraiment, ni à élaborer de plans d’action concrets ?
Pas du tout ! Ils ne sont pas du tout tranquilles ! La meilleure preuve, ce sont les cages qu’ils construisent lorsqu’ils se réunissent entre eux. S’ils mettent en place des grilles et des forces de sécurité c’est parce qu’ils ont peur. Ils vont au Parlement effrayés par les agressions éventuelles dans la rue. Ils se rassemblent de plus en plus dans des endroits éloignés. Ils n’ont ni gloire ni victoire, car ils ne profitent pas de ce qu’ils nous volent. Ils mangent les meilleurs plats et portent les vêtements les plus raffinés, mais ils ne sont pas rassurés. Ils ne nous tuent pas avec des balles, mais avec des mécanismes plus subtils et plus efficaces : ils nous tuent par la faim, par les maladies pourtant guérissables en d’autres temps et avec la tyrannie du pouvoir économique. Pourtant le capitalisme meurt maintenant parce qu’ils ne peuvent pas continuer à vivre isolés.

Comment peut être conçu un programme de démocratie participative en Argentine ?
Nous croyons au budget participatif, et pour cela il faut d’abord appliquer un système de démocratie participative. Cela sera ouvertement discuté les 5 et 6 octobre prochains à Buenos Aires. C’est un premier pas vers le contrôle du budget par le peuple. Car notre pays est en "default" [5] à cause d’une corruption sans précédent. Et les traîtres doivent tous être expulsés de leurs postes, jugés et condamnés comme ils le méritent.

P.-S.

Josefina Gamboa - 25 août 2002

Notes

[1] Mouvement de femmes réclamant la transparence sur les disparitions de personnes pendant la dictature militaire en Argentine (1976-1983). La plupart d’entre elles ont vu leurs fils et leurs filles disparaître pendant cette période. Elles se rassemblent de façon hebdomadaire autour de la Place de Mai, face au palais de gouvernement à Buenos Aires, et marchent en silence en portant un foulard blanc avec le nom de leur enfant disparu-e. Ce mouvement a inspiré d’autres mouvements de femmes comme les Femmes en Noir.

[2] Dénomination chargée de symbolisme pour se référer à une assemblée populaire. Le Cabildo était l’institution accessible au peuple pendant la colonisation espagnole jusqu’en 1816, et donc au sein du mouvement indépendantiste.

[3] Mouvement de dénonciation sociale apparu en 2001 qui appelle à manifester pour bloquer les routes nationales, installant des feux et des campements. Les femmes ont adhéré à cette forme de réclamation audacieuse et souvent réprimée par la police, et y ont souvent participé avec leurs enfants.

[4] Suite à la crise, plus de 200 assemblées de voisin-es se sont créées spontanément à Buenos Aires et ses alentours. Il s’agit de rassemblements hebdomadaires visant à devenir un espace de débat horizontal, sans récupération politique, où tous et toutes peuvent s’exprimer afin d’établir des priorités et faire des propositions pour résoudre les problèmes, au niveau du quartier puis au niveau national

[5] Mot anglophone pour expliciter l’incapacité d’un pays à rembourser les intérêts générés par les prêts internationaux reçus. Ce terme s’utilise pour se référer à la « faillite » d’un pays, le comparant à une entreprise.

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