L’idée est née en Bolivie et a migré à Buenos Aires, où les femmes d’Ammar-Capital -le groupe qui s’est séparé de l’Association de Femmes Prostituées d’Argentine parce qu’elles ne se considèrent pas comme des "travailleuses"- s’en sont emparées et en ont fait la leur. C’est une installation qui cherche à interpeller l’imaginaire social sur la prostitution par l’utilisation des espaces culturels. C’est une performance de désobéissance et un cri : "Aucune femme ne naît pour être pute".
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Profitant de la récente visite de Mujeres Creando [1] en Argentine, l’exposition a migré à Buenos Aires. Ici, agrandie et prise en main par les femmes en situation de prostitution d’Ammar-Capital, elle ne cherche pas à être un moment de confession ni de vitrine prolixe du mauvais traitement que ces femmes vivent quotidiennement, mais se veut la mise en acte d’un combat contre la tutelle intellectuelle, syndicale et institutionnelle à l’heure de se nommer et de se faire une place d’où parler. "Nous avons quelque chose à dire et cela personne ne l’a jamais dit", explique Sonia Sanchez d’Ammar-Capital.
Le travail d’Ammar-capital pour l’exposition a consisté à raconter sa propre histoire d’organisation qui, dans les dernières années, est passée par un chemin ardu : celui de discuter et de se défaire de l’étiquette de "travailleuses sexuelles" avec laquelle le syndicalisme leur propose de s’identifier et qu’elles ont assumé durant un temps. Sonia raconte : « A partir de 2000, la discussion interne sur "être ou ne pas être" un syndicat a commencé. Nous nous présentions comme "travailleuses sexuelles" parce que ce fut la première forme que nous avons trouvé pour nous rendre visibles. En 2002, la discussion pour décider si la prostitution était ou non un travail n’était pas seulement entre putes, mais aussi avec les hommes du conseil national et de la Capitale de la Centrale des Travailleurs Argentins (CTA). A ce moment, ceux-ci allaient signer notre statut comme "travailleuses sexuelles" avec la ministre du travail de l’époque, Patricia Bullrich. Ce statut a été complètement élaboré par eux et jamais discuté par nous. En 2003, quand nous avons commencé à dire que nous ne sentions pas la prostitution comme un travail, ils nous ont obligé à rendre jusqu’à l’ordinateur et la table que nous utilisions et depuis nous recevons beaucoup de harcèlement ».
Qu’est ce qui vous a fait prendre conscience que ça ne pouvait pas être un travail ?
Quand tu ne peux dire nulle part à quoi tu travailles, en commençant par ta propre maison et par ta famille, tu te rends compte que ce n’est pas vrai. Personne ne le croit et toi non plus. C’est-à-dire, tu continues à mentir à l’école de tes enfants et aux les gens que tu connais et seul le sous-monde de la prostitution sait de quoi tu vis : autrement dit, les proxos et autres femmes qui sont dans la même situation. C’est une violation de tous tes droits. Alors : est-ce que cela est un travail ? Il n’y a pas une seule femme qui choisisse d’être là, debout au coin de la rue. Cela t’aliène le corps, les sentiments et ta capacité d’affection. De plus, nous nous sommes rendu compte que nous n’avions pas la liberté de chercher et de trouver une autre forme de vie, malgré le fait de ne pas vouloir être dans ce lieu. Syndicaliser cette situation, c’est faire une faveur terrible aux proxos et aux clients. Les premiers parce qu’ils sont blanchis comme entrepreneurs et les seconds parce qu’ils sont socialement excusés. Nous demandons éducation, formation, préparation pour avoir des options de vie. Si tu as cela et que tu choisis de faire le trottoir, parfait, en avant ! Mais mes compagnes de 64 ans qui se prostituent à l’Hôpital Alvarez ou les adolescentes exploitées par les proxénètes du quartier Constitution : crois-tu qu’elles choisissent cela ? Les syndicaliser serait comme légaliser l’exploitation sexuelle forcée des femmes. Forcées par la faim et l’ignorance, qui sont ce qui te laisse sans option.
Comment vous reconnaissez-vous alors et d’où affrontez-vous cette activité publique ?
Nous nous reconnaissons comme femmes au chômage en situation de prostitution. C’est une situation que nous voulons changer parce qu’elle a été choisie par d’autres et non par nous. Pour cela nous avons aussi changé le nom de notre organisation : le sigle continue d’être Ammar, mais il signifie maintenant "Association de Femmes Argentines pour les Droits humains" et non plus comme "prostituées". Au sujet de "Aucune femme ne naît pour être pute", l’idée est de parler de l’exploitation des corps des femmes, de ce qui nous est difficile et de prendre la parole et nos propres décisions. Et cela au-delà des putes. Notre idée consiste en ce que cela saute au visage de toutes et tous, parce que la société doit lever le masque et cesser d’être complice par omission de ce mauvais traitement.