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Objectiver les personnes, réifier les situations II

jeudi 24 novembre 2005, par Dominique Foufelle

Cependant, il faut mentionner que la citoyenneté ne va pas nécessairement de soi, surtout pour les femmes, et soulève le problème de l’(in)justice internationale et du contrôle par les États de leurs frontières, ce qui fait qu’à côté du manque de ressources matérielles, du manque de logement, il y a de plus en plus de « sans papiers », ces nouveaux apatrides dans un monde où la mobilité internationale des personnes est beaucoup plus réglementée que celle des biens.

Or cette restriction de la mobilité des personnes revêt aussi un caractère sexué. D’abord, elle se greffe sur une restriction générale de la mobilité des femmes, restriction toute relative puisque, même dans les pays où les femmes quasi privées de liberté de mouvement, on semble trouver normal qu’elles fassent des dizaines de kilomètres chaque jour pour l’eau ou le bois de cuisson. Ensuite, elle se jumelle au caractère sexiste des lois sur l’immigration, qui ont tendance à comprendre des mesures qui instituent la dépendance personnelle des femmes par rapport aux hommes, y compris dans les pays où cette dépendance a disparu (à tout le moins en ce qui concerne le statut juridique formel) en ce qui concerne les femmes « nationales ». Enfin, on ne saurait passer sous silence le trafic international des femmes, que ce soit sous la forme « soft » du travail domestique ou sous celle plus « hard » de la prostitution ou des mariages arrangés, les deux formes ayant des frontières floues (Langevin et Belleau, 2000).

Les stratégies de lutte contre la pauvreté


Dans cette perspective, je compte examiner deux types presque idéaux de stratégie de lutte contre la pauvreté. Ces stratégies peuvent, à certains égards, être complémentaires sur le plan revendicatif, mais elles procèdent d’univers conceptuels extrêmement différents et elles recèlent des conséquences politiques presque à l’opposé. Je m’appuierai pour ce faire sur les réflexions de Fraser sur le rapport entre droits et besoins, d’une part, et sur la double dynamique de la reconnaissance et de la redistribution qu’elle propose (Fraser, 1990 ; Fraser et Honneth, 2003).
La première stratégie met l’accent sur les besoins. Certes, les besoins des pauvres sont à la fois immenses et réels, mais une stratégie qui mise sur les besoins recèle quatre grands problèmes : elle insiste sur la quantité de ressources disponibles plutôt que sur leur qualité ; elle met l’accent sur la misère — bien réelle cependant — plutôt que sur les causes de la misère et procède donc de l’objectivation des situations et des personnes ; elle se focalise sur la mise en place de politiques publiques ; finalement, elle perpétue la dépendance à travers un double processus de catégorisation et de victimisation. Bref, elle conforte les inégalités plutôt que de les remettre en cause.
Premièrement, l’insistance sur la quantité rend difficile la mise en perspective du rapport social qui constitue la source de la pauvreté. Réduire la question de la pauvreté — même si les manifestations concrètes se présentent en ces termes — à de la quantité pose deux problèmes. D’abord, celui de l’immensité des besoins, qui ne peuvent jamais trouver entièrement satisfaction, leur nature résidant dans l’illimitation. Ensuite, de loin le plus important, un tel procédé se contente de mettre l’accent sur la quantité de ressources disponibles plutôt que sur leur qualité, et sur la capacité des personnes en situation de pauvreté à définir elles-mêmes leurs besoins et leurs priorités. Mais le plus important, c’est que l’on s’interdit de questionner le rapport social qui produit cette pauvreté, en restant dans un imaginaire des parts du gâteau qu’il ne s’agit que de rééquilibrer.
Deuxièmement, il y a confusion entre les symptômes et les causes. Certes, la pauvreté se manifeste sous l’angle de la privation et de la misère. Mais la misère, vue sous un angle social, ne peut susciter que la compassion — la souffrance partagée — plutôt que la solidarité, i.e. le mouvement réflexif de prendre acte de l’intolérable et de trouver les moyens d’y mettre fin comme projet social d’inclusion.
Plus encore, dans l’ensemble de ce processus, les « pauvres » apparaissent invariablement comme des victimes, la preuve du tort, donc de l’injustice, cédant le pas à la mise en évidence de la misère afin de justifier l’existence de politiques sociales. Là encore, la victimisation est liée au fait que ces « pauvres » sont des objets de politiques plutôt que des sujets politiques. C’est leur misère qui est prise en considération et non leurs droits, alors que la deuxième option les réintégrerait comme citoyen·ne·s ; cette prise en considération de leur misère appelle en outre une attitude de passivité et fait appel à un registre de l’(in)action placé sous le signe de la soumission. En plus, la satisfaction de ces besoins dépend moins de leur action que de la bienveillance étatique ; à ce titre, elle est lourde d’un rapport paternaliste qui écarte l’ethos égalitaire, fondateur des sociétés occidentales modernes, même si cet ethos égalitaire s’accommode assez bien des inégalités sexuées.
Les besoins engendrent la dépendance et les personnes dans le besoin sont protégées. Le prix de la protection étatique est particulièrement élevé puisque le soulagement vient rarement sans le contrôle. En outre, les besoins sont à géométrie variable et constituent un terrain fertile pour la manipulation et l’arbitraire. Leur satisfaction est liée plus à la compassion qu’aux droits ce qui est extrêmement problématique sur le plan politique. « Après tout, les conservateurs ont eu tendance à distribuer le soutien en fonction du besoin plutôt que du droit afin d’esquiver toute présomption de créance, potentiellement porteuse d’implications égalitaires » (Fraser, 1990 :221[[<6> Dans cet article, les citations en langue originale anglaise sont traduit par nos soins. ).
Quand les besoins font irruption dans le débat public, il devient nécessaire de les définir et de les exprimer. Leur définition relève du langage politique, ce qui soulève la question de la prise de parole mais aussi de la capacité d’être compris·e. Les besoins qui s’expriment sous la forme de droit se heurtent usuellement à une fin de non-recevoir, ce qui laisse le choix entre l’efficacité et la formulation des revendications dans les termes choisis au départ par leurs promoteurs/rices (Lamoureux, 2002). Choix difficile puisque les besoins sont souvent le résultat de situations qui demandent un palliatif d’urgence.
En outre, l’importance des besoins a tendance à nous faire oublier l’importance de la parole et de son échange (l’inter-locution) dans le débat politique. Le régime de la misère tend à instaurer une politique de la vérité des opprimé·e·s qui n’auraient qu’à étaler publiquement leur tort pour réduire au silence leurs opposant·e·s. Plus encore, la volonté d’interdire le tort par la voie de législation est susceptible de produire l’effet pervers suivant : « les efforts pour interdire légalement le préjudice (injury) social légitiment puissamment la Loi et l’État comme protecteurs adéquats contre le préjudice et mettent les personnes discriminées dans la position de demander de telles protections à de tels protecteurs » (Brown, 1995 : 27). Dans ce processus, les « victimes » sont réduites à l’état de catégorie qui procède de la nomenclature des politiques publiques et non pas de l’affirmation de sujets voulant se situer sur un pied d’égalité dans l’échange social et la formulation de l’intérêt public.
On peut opposer à cette première stratégie, une deuxième, beaucoup plus prometteuse sur le plan de la citoyenneté, celle qui insiste sur les droits. Cette deuxième stratégie présente quatre avantages. Premièrement, elle met l’accent sur l’inclusion dans la communauté politique. Deuxièmement, elle permet de caractériser le(s) rapport(s) social(aux) qui crée(nt) la situation préjudiciable. Troisièmement, cette approche rend possible la mise en place d’une stratégie de rupture qui prend la forme d’un réformisme radical. Enfin, cela va dans le sens de l’empowerment des femmes, en insistant sur leur capacité de transformation sociale plutôt que sur leur statut de « victimes ».
Le premier élément prend au sérieux la question de l’inclusion en mettant l’accent sur l’appartenance des appauvri·e·s à la collectivité politique plutôt qu’en se lamentant sur leur exclusion. Ce faisant, il place les excluant·e·s dans la position de devoir justifier l’exclusion plutôt que de mettre les exclu·e·s dans celle de devoir quémander leur inclusion ; il y a donc un renversement du fardeau de la preuve et la volonté de délimitation de son propre terrain politique. L’insistance passe donc de la déshumanisation inhérente à la misère à l’appartenance à l’humanité qui justifie la lutte commune contre cette misère qui produit des effets déshumanisants.
Le deuxième élément permet de caractériser le rapport social qui produit la misère. On peut ainsi dire l’oppression et l’exploitation non pas uniquement sur le mode de la plainte et de la lamentation, mais également sur celui de la dénonciation, de la lutte et de la résistance. Nommer le rapport social ne suffit pas à le dénouer, mais permet un mouvement « qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit » (Rancière, 1995 : 53). Le tort apparaît ainsi dans sa nudité, non pas comme complainte mais comme revendication. Du registre passif, il y a passage à l’activité.
C’est ce qui rend possible l’établissement d’une stratégie politique qui permet de dépasser le besoin et sa satisfaction pour faire de chaque avancée un tremplin pour les luttes à venir. Ainsi, l’illimitation des besoins se transforme en limites temporaires des revendications qui ne s’autolimitent que pour mieux refaire surface, surgir là où on ne les attend pas, tirer le tapis sous les pieds des dominants et ainsi faire vaciller les dominations, inaugurant ainsi une stratégie de rupture avec l’ordre social, puisque les assignations à résidence et autres catégorisations dans le social sont subverties. Le problème, ce n’est pas de mettre en avant des réformes, c’est de penser que celles-ci sont suffisantes. Une stratégie réformiste radicale, c’est celle qui repousse les limites du système social en ouvrant la possibilité de mise en place d’alternatives.
Enfin, une telle stratégie contribue à l’empowerment des femmes parce qu’elle leur permet de faire autorité, i.e. de se transformer en actrices de leur propre existence et de nommer le tort social qui leur est fait dans une société capitaliste et patriarcale. Cette capacité de nommer permet aussi de transformer, à tout le moins de se transformer d’agie en actrice, d’objet de politique en sujet politique co-auteur·e du monde commun. Une telle autorité s’inscrit dans une logique de dispersion du pouvoir et de dissolution des rapports de pouvoir. À l’encontre de la logique de domination, elle met l’accent sur la capacité d’agir (agency), sur un pouvoir inapproprié — et, idéalement, inappropriable — qui circule entre les citoyen·ne·s plutôt que de s’imposer.
Cela ne se fait pas sans peine et nécessite un mouvement collectif qui permet à la fois l’articulation de la parole et son expression publique. C’est assurément le rôle qu’a joué le mouvement féministe en se situant à la fois dans le registre de la lexis et dans celui de la praxis, permettant aux femmes d’accéder singulièrement et collectivement à la pluralité en s’insérant dans le monde par la parole et par l’action, pour employer la formulation d’Arendt.
Ce travail n’est jamais donné une fois pour toutes. Saisir que l’oppression existe ne signifie nullement que l’on en perçoit toutes les ramifications et que l’on peut en tracer définitivement les contours, puisque « [l]a lutte féministe consiste autant à découvrir les oppressions inconnues, à voir l’oppression là où on ne la voyait pas, qu’à lutter contre les oppressions connues » (Delphy, 1977 : 30). Face à chaque nouvel enjeu, il nous appartient donc de développer notre propre façon de nommer pour établir ainsi nous-mêmes le terrain sur lequel nous pourrons lutter afin d’échapper aux diverses manifestations de l’assujettissement.

Références
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P.-S.

Diane Lamoureux
Paru dans Nouvelles Questions Féministes, Volume 24, n° 1, mars 2005.

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