La pauvreté est devenue une thématique largement associée au mouvement féministe depuis la Marche mondiale des femmes de l’an 2000, dont les deux enjeux centraux étaient la violence et la pauvreté. Celle-ci avait d’ailleurs été précédée de la marche québécoise Du pain et des roses en 1995, qui mettait l’accent sur la féminisation de la pauvreté et débouche actuellement sur un projet de Charte des droits des femmes pour l’humanité dont la lutte contre la pauvreté est un axe majeur. Cette insistance sur la pauvreté est largement liée au fait que les femmes sont sur-représentées parmi les pauvres.
Dans ce texte, je poursuis deux objectifs. Le premier vise à montrer les technologies du pouvoir derrière les discours sur la pauvreté et à considérer celle-ci d’abord et avant tout comme un rapport social dans lequel s’entrecroisent le capitalisme et le patriarcat, de même que des rapports « raciaux » et des rapports « nord/sud ». La pauvreté nous est usuellement présentée comme une « situation », sinon une « condition », ce qui n’est pas sans rappeler certains discours condescendants et paternalistes sur la « condition » ouvrière ou encore la « condition » féminine. Dans ces cas, comme dans le discours dominant sur la pauvreté, l’accent est mis sur la misère et la privation, plutôt que sur les rapports sociaux qui créent les situations. Ceci relève de technologies du pouvoir ayant un effet à la fois désocialisant et déshumanisant. Le second est de montrer comment la façon dont nous traitons de la pauvreté assigne aux femmes soit un statut d’objets de politiques publiques, soit un statut de sujets politiques co-auteurs du devenir social.
Des technologies du pouvoir réifiantes
Il est possible de repérer, dans le discours dominant (néo-libéral) sur la pauvreté, des techniques de pouvoir qui ont pour objectif de rendre difficile l’action politique concernant les questions de pauvreté, tout en contribuant à la disqualification sociale des pauvres et, partant, à une délégitimation de leurs revendications.
Le procédé est aussi simple qu’efficace. Il s’agit, d’une part, de se replier derrière des « lois » de système et, d’autre part, de gommer l’existence de rapports sociaux qui créent la pauvreté tout en en exploitant à fond les effets. Ainsi, le discours dominant présente la pauvreté comme un phénomène inévitable, dont on peu tout au plus gérer les effets. Ceci repose principalement sur deux procédés : premièrement, il y a dépersonnalisation des rapports sociaux et transformation de ceux-ci en procédures objectives qui découlent d’une rationalité échappant à l’action humaine [1], ce qui a pour effet que la politique entendue au sens de débat public sur les choix de société cède la place à la gestion, comme application de procédures à des « situations » (Luhmann, 1999) ; deuxièmement, il y a disqualification des personnes qui en subissent le plus directement les contrecoups, puisque ce sont elles qui sont en situation de défaillance, qui ont « fauté ».
À cet égard, il est intéressant de reprendre l’analyse de la réification (objectivation) que fait Nussbaum (1999) dans sa critique du discours sur la pornographie développé par Dworkin (1988) et MacKinnon (1987) [2], afin de voir comment il est possible de les transposer dans la critique du discours dominant sur la pauvreté et particulièrement sur la pauvreté des femmes. Nussbam repère sept procédés qui permettent de traiter des personnes comme des objets : l’instrumentalisation, le déni d’autonomie, la passivité, la substituabilité (fungibility), la violabilité, la possession, le déni de subjectivité (Nussbaum, 1999 : 218). Ainsi, l’expérience subjective est-elle d’emblée écartée au profit d’une mise au silence et d’un discours qui construit les êtres et les situations de l’extérieur.
Voyons maintenant comment ces procédés sont à l’œuvre autant dans le capitalisme mondialisé que dans le patriarcat et de quelle façon ils nous aident à mieux cerner ce dont il est question quand on parle de pauvreté des femmes.
L’instrumentalisation, la procédure par laquelle un être devient un instrument, est plus ou moins inhérente aux rapports capitalistes de production qui transforment les travailleuses et travailleurs en « facteurs de production », plus ou moins adéquats et plus ou moins optimaux aux fins de la valorisation du capital. Elle se fait également sentir dans l’utilisation du corps des femmes par certains hommes, que ce soit pour s’assurer d’une descendance ou pour satisfaire leurs « besoins sexuels ».
Le déni d’autonomie est probablement moins présent dans les rapports capitalistes stricto sensu — quoique ceux-ci soient très souvent autoritaires et hiérarchiques — mais s’avère prégnant dans les rapports que les institutions nouent avec les « bénéficiaires » des services publics ; très souvent l’accès aux « bénéfices » est conditionnel à une soumission à la décision bureaucratique, comme en témoignent les divers programmes de workfare [3]. Il se manifeste également de façon très claire dans le statut personnel des femmes dans plusieurs pays, puisque celles-ci sont soumises à l’autorité d’un homme (le père, le mari ou le frère) et prend des formes plus subtiles dans d’autres pays, comme celle de ne pas avoir accès à des revenus suffisants pour assurer leur propre entretien matériel. On peut aussi ranger sous cette rubrique toutes les politiques publiques qui consistent à se décharger sur des « aidants naturels » (lire les femmes) des soins aux personnes non autonomes, ce qui a pour effet d’entraver leur propre autonomie sur les plans financiers, temporels et existentiels.
La passivité est ce qui est attendu des « bénéficiaires ». Ces personnes devraient être reconnaissantes à leurs « bienfaiteurs/rices » des miettes qui leur sont jetées en pâture, en même temps que ces miettes ont pour fonction de les anesthésier puisque, comme le soulignait Simmel, « l’action sociale ne les [les pauvres] prend pas en compte eux, en tant qu’individus, elle n’utilise que certains moyens objectifs et matériels afin de supprimer les dangers et les pertes représentés par les pauvres vis-à-vis du bien de la communauté » (1908 : 49). Malgré la rhétorique sur la responsabilité des pauvres (leur pauvreté étant un effet de leur irresponsabilité présumée), ceux/celles-ci sont placé·e·s en position d’attente, posture féminine par excellence.
La substituabilité, que Nussbaum décrit à la fois en termes d’interchangeabilité et de possibilité de remplacement d’une catégorie par une autre, renvoie les personnes à un déficit d’individuation. Comme féministes, nous savons à quel point il a été difficile de remplacer « la » femme, par « les » femmes, le singulier étant, dans ce cas, un processus discursif destiné à nous renvoyer à la généralité de l’espèce, au détriment de la singularité de chacune. Cette procédure est particulièrement présente dans la délocalisation de la production qui accompagne la mondialisation (néo)libérale. Ainsi, dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain, les entreprises canadiennes et états-uniennes ont-elle d’abord délocalisé certaines formes de production dans des maquiladoras à la frontière des États-Unis et du Mexique, afin d’accroître leur rentabilité. Quelques années plus tard, elles se sont déplacées dans les zones rurales pour remplacer une main-d’œuvre qui était de moins en moins docile et bon marché par une autre, taillable et corvéable à souhait (Labrecque, 2001).
La violabilité prend dans ce cas deux formes principales. D’une part, les frontières entre la sphère publique et la sphère privée de l’existence sociale sont remises en cause, avec le développement de formes de travail (atypique, flexible, à domicile, rapports souvent empreints de paternalisme) qui font simultanément appel au rôle domestique et au rôle salarial des femmes. D’autre part, il y a toute une série de formes de violences sexuelles, que celles-ci prennent la forme du harcèlement sexuel ou du meurtre après viol, comme en témoignent les meurtres toujours impunis de femmes dont les plus connus sont ceux de Ciudad Juarez [4]. Sans parler de toutes les violences ordinaires qui sont le lot des femmes.
Quant à la possession, elle s’appuie sur le fait que les femmes font usuellement du travail gratuit et que ce n’est que secondairement, par dérivation, qu’elles ont accès au revenu. Ainsi, une partie de la pauvreté des femmes résulte-t-elle du fait que, dans un contexte de démantèlement plus ou moins prononcé, selon les pays et les résistances sociales, des services publics et des programmes sociaux, on assume qu’elles prendront la relève, au nom de l’amour ou du devoir. De la même façon, les revenus que les femmes peuvent retirer d’un engagement sur le marché du travail rémunéré ou de la commercialisation de certaines productions agricoles ou artisanales échappent dans une large mesure à leur contrôle et servent à la subsistance de la famille. Dans une large mesure, la possession dérive de l’appropriation des femmes par les hommes (Delphy, 1970 ; Guillaumin, 1978 ; Mathieu, 1985).
Enfin, le déni de subjectivité consiste à priver les personnes de toute autorité pour nommer les rapports sociaux dans lesquels elles sont insérées et procède de cette opération de disqualification qui consiste à faire de la pauvreté une faute morale, dans un contexte où l’éthique du capitalisme présuppose que le degré de moralité d’une personne se manifeste dans sa capacité d’accumulation matérielle. Ce déni de subjectivité nous est particulièrement familier, comme féministes, quand on pense aux énergies qu’il a fallu et qu’il faut encore consacrer pour faire comprendre que les discriminations à l’encontre des femmes forment système, procèdent d’une logique d’ensemble et non de conséquences fortuites qui peuvent être enrayées par des politiques à la pièce.
Il est également possible de replacer ces réflexions sur l’objectivation dans la logique des technologies du pouvoir que met en lumière Foucault. Celui-ci soutient que le pouvoir contemporain ne fonctionne pas à partir d’un centre d’où émaneraient les décisions, mais au contraire qu’il est profondément intériorisé à la fois dans la chair du social et dans chaque individu. Ce pouvoir s’exprime fondamentalement par deux procédés : d’un côté, la catégorisation, qui assigne à chacun·e une identité sociale, de l’autre, une individualisation des procédures, qui relève largement d’une technologie policière. Dans cette perspective, la subjectivation, la constitution du sujet, prend simultanément la forme de la domination et de la résistance (Foucault, 1994 ).
C’est une telle technique de pouvoir qui avait amené Foucault à affirmer que « l’objectif principal aujourd’hui n’est pas de découvrir, mais de refuser, ce que nous sommes. Il nous faut imaginer et construire ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de cette sorte de « double contrainte » politique que sont l’individualisation et la totalisation simultanées des structures de pouvoir moderne » (Foucault, 1984 : 308).
La double contrainte qu’identifiait Foucault, à cet égard, était celle de la complémentarité entre la catégorisation, à savoir l’assignation à une catégorie administrative des programmes sociaux, et l’individualisation, effets, selon lui, du pouvoir pastoral qui crée l’isolement de chacun·e et tout en semblant personnaliser la relation de pouvoir. Cependant, ce « souci de soi », que l’on peut assimiler à la liberté du sujet, rend nécessaire un travail de dévoilement des rapports de pouvoir qui sont à l’œuvre, par exemple, dans la construction de la pauvreté des femmes comme une situation. C’est ce qui explique que préalablement à tout déploiement de la liberté, une opération de libération est nécessaire.
Cette « libération » opère elle-même sur le mode du paradoxe. Pour se construire comme sujets, celles et ceux qui appartiennent à des groupes subalternes doivent d’abord commencer par construire politiquement la catégorie dont ils et elles veulent se déprendre. Ce travail de construction catégorielle, que la sociologie des mouvements sociaux a qualifié de « politique identitaire », permet de faire émerger les rapports sociaux de domination de même que de développer un langage politique qui permet à la fois de nommer l’oppression et de la combattre. « Il appartient au minorisé de ne pouvoir échapper à la dialectique de la contrainte et de la servitude, qu’en la traversant au risque de s’y enliser. C’est sans doute ce qui éclaire la dérive malheureuse de presque tous les mouvements de libération » (Collin, 1992 : 133), voilà pour le paradoxe !
C’est pourquoi, le regard que nous devons porter sur la pauvreté des femmes n’est pas uniquement un regard économique, mais un regard politique qui cherche, d’une part, à débusquer les mécanismes de réification des situations, d’autre part, à faire émerger la liberté des femmes comme sujets individuels aptes à déterminer leur propre engagement dans le monde et dans la conflictualité sociale.
Dans cette optique, la pauvreté peut donc être envisagée comme un rapport de pouvoir, i.e. comme indiquant un rapport social de domination. Dans ce sens, il n’y a donc rien de surprenant — même si cela reste révoltant — au fait que les femmes soient sur-représentées dans la catégorie sociale « pauvres ». Ce rapport social comporte, comme la plupart des rapports de domination, deux volets qui, dans la pratique, sont enchevêtrés mais que, à des fins heuristiques, il importe de distinguer, l’oppression et l’exploitation.
Si l’on considère plus particulièrement la pauvreté des femmes, deux systèmes sociaux contribuent à l’entretenir, le capitalisme et le patriarcat. Comme les dimensions d’oppression et d’exploitation, ces deux systèmes se présentent sous un jour d’enchevêtrement et se combinent de manières différentes dans des situations sociales variées. Certes, les deux systèmes sont universellement répandus sur la planète, mais leurs formes spécifiques et leurs combinaisons sont extrêmement variées. Ces combinaisons variées brouillent la réalité commune des systèmes de domination auxquels les femmes, au-delà de leur diversité, sont soumises et font appel à une solidarité de type politique et non pas « naturelle », à savoir une solidarité qui est le résultat d’une délibération politique reposant sur une prise en compte des différences et des conflits, par opposition à l’idée de « sororité » qui postulait une « identité » commune aux femmes.
Il n’est certes pas possible, dans le cadre de cet exercice, de faire une analyse détaillée du capitalisme et du patriarcat, aussi, je n’en brosserai que quelques traits en distinguant le volet oppression et le volet exploitation. De plus, je n’entreprendrai pas de les distinguer, mais je prendrai pour acquis leur effet combiné dans la structuration des rapports sociaux de classe et de sexe (Collectif, 1984).
En ce qui concerne le rapport d’oppression, deux traits m’apparaissent fondamentaux. Le premier est celui de la réification, le second, qui en découle dans une large mesure, est celui de l’appropriation. Ces deux traits prennent évidemment des formes différentes, selon chaque situation sociale concrète.
Le phénomène premier est celui de la réification, à savoir la tendance à transformer des êtres humains en choses. Ce phénomène de réification découle de l’aliénation et de l’exclusion sociale des groupes sociaux dominés. Comme l’a analysé Marx pour le capitalisme, l’aliénation est liée à l’extériorité du prolétariat dans la définition du rapport social dans lequel il est inséré, extériorité qui en fait à la fois la « chose » du Capital dans les rapports de production et le porteur d’une alternative, i.e. de la négation radicale, complètement différente du capitalisme. Cette extériorité des femmes par rapport au patriarcat est aussi fondamentale, non pas que les femmes soient absentes des rapports sociaux patriarcaux, mais qu’elles en soient l’en-creux (Collin, 1987), dans une sorte de rapport de présence/absence ; présence comme objet, absence comme sujet.
Cette réification permet à son tour le phénomène de l’appropriation. Cette appropriation est à l’origine de la plus-value dans le capitalisme. Quant à l’appropriation des femmes, si elle a connu des reculs en Occident du fait des luttes féministes, elle n’en demeure pas moins présente sous la forme de l’assignation des femmes à la maternité. En ce qui concerne beaucoup d’autres sociétés, il n’y a qu’à prendre en compte le statut dit « personnel » des femmes dans plusieurs systèmes juridiques pour envisager ce qu’il comporte à la fois de « disparition » mais aussi d’« utilisation » et d’instrumentalisation, ce qui nous ramène aux diverses procédures de réification que soulignait Nussbaum (1999) et dont j’ai fait état plus haut.
Quant au rapport d’exploitation, il est présent à la fois dans le capitalisme et dans le patriarcat, mais j’aurais tendance à penser qu’il n’est pas premier, ce qui laisse présager qu’une stratégie qui serait uniquement axée sur le rapport d’exploitation risque fort de déboucher sur une politique réformiste. Rappelons à cet égard que le capitalisme repose sur l’exploitation de la force de travail par le capital. De même, le patriarcat repose sur l’exploitation du travail domestique (Delphy, 1970) et du travail de soin des femmes.
Une stratégie de rupture, comme l’avaient d’ailleurs bien perçu les féministes radicales des années 1970, ne peut se baser uniquement sur le rapport d’exploitation. Certes, il constitue la manifestation la plus visible du rapport de domination, mais il n’est que la pointe de l’iceberg. Le déni d’existence (Mathieu, 1985) est beaucoup plus insidieux et c’est à lui qu’il faut s’intéresser si l’on préconise une transformation qui dépasse le stade du réaménagement — en plus confortable — du rapport de domination.
Opposer la citoyenneté à la réification
C’est en gardant en tête l’importance d’une solution radicale au problème de la pauvreté des femmes que j’aborderai mon deuxième point, qui concerne les rapports entre pauvreté et citoyenneté. Là encore, je ne ferai qu’identifier certains traits centraux : la désaffiliation sociale, le problème de l’accès aux ressources et la dynamique inclusive des droits sociaux.
La désaffiliation sociale (Castel, 1996) signifie le mouvement de retrait par rapport aux liens usuels de socialité. Elle est aussi très souvent qualifiée d’exclusion. Il me semble toutefois préférable de parler d’un lent mouvement vers l’isolement ou même vers ce qu’Arendt (1961) qualifie de désolation. C’est un mouvement progressif, largement lié au fait que l’emploi constitue un mécanisme privilégié d’insertion sociale lorsqu’il est stable. Or le rapport des femmes au travail salarié est largement marqué de discontinuités, qui s’expliquent par le fait que le travail salarié n’est pas l’assignation première des femmes, même dans les sociétés où les époux ne font pas office de pourvoyeurs économiques. Ce qui a pour résultat que le travail en lui-même ne garantit pas l’insertion, ni ne constitue une assurance contre la pauvreté.
Cet isolement a tendance à produire également un effet de stigmatisation. Même si, de nos jours, personne n’est véritablement à l’abri de la pauvreté, certaines catégories sociales sont plus susceptibles que d’autres d’y faire face. Malgré l’existence, dans les pays occidentaux, de politiques publiques de soutien au revenu des plus démuni·e·s, il reste que la pauvreté a un effet de stigmatisation et entraîne une perte de certains droits, pas seulement les droits sociaux d’ailleurs, mais aussi le droit à la vie privée. Cela s’apparente aux techniques d’assujettissement (Foucault, 1994) qui impliquent simultanément un processus de catégorisation (usuellement en fonction des politiques publique dont relève la personne ainsi catégorisée) et de singularisation, source de l’isolement.
Cet assujettissement se manifeste sous deux grandes formes. Dans les pays du Nord, cela prend la forme d’une dépendance par rapport à des politiques publiques à la fois paternalistes et mesquines. Les politiques publiques ont tendance à construire les individus non pas comme des sujets politiques mais plutôt comme des objets de politiques. Au Sud, ce sont très souvent les ONG, qui remplacent un État depuis longtemps défaillant dans le domaine social et qui participent de cette logique d’assujettissement, en organisant la dépendances des bénéficiaires de l’aide au développement.
Là encore, la pauvreté tend à produire des êtres humains superflus, que leur superfluité tend à vouer à une extermination plus ou moins programmée. Que cela prenne la forme du laisser-faire par rapport aux épidémies ou aux famines dans les pays du Sud, ou celle d’une itinérance qui voue à la disparition, à plus ou moins brève échéance, dans les pays du Nord, le résultat est le même : les pauvres peuvent bien crever dans l’indifférence quasi générale puisqu’ils/elles sont passé·e·s à travers un processus de déshumanisation qui les précipite aux marges de l’humain.
C’est dans cette perspective que l’idéologie dominante essaie de situer la lutte contre la pauvreté dans une logique de l’accès pour combler le manque, que ce soit l’accès aux ressources ou l’accès au travail. C’est là la logique des programmes de workfare qui tendent à remplacer les politiques d’assistance aux pauvres. C’est aussi celle d’idées, en apparence émancipatrices, comme l’allocation universelle [5].
Or, s’il est un manque dans la pauvreté, c’est surtout un manque de liberté, comme l’a très pertinemment fait remarquer Sen (2003 : 123-125). Certes, ce dernier reconnaît que ce qui est le plus évident, c’est le manque de revenus, mais il insiste en même temps sur le fait que l’accès est toujours relatif et varie non seulement d’une société à l’autre mais également d’une personne à l’autre, qu’il y a très souvent des couplages des handicaps sociaux et surtout que les rapports sociaux de sexe sont d’une importance capitale, dans la mesure où ce sont ces rapports qui produisent, pour une large mesure, la pauvreté des femmes. Ce manque de liberté participe de la logique de l’assujettissement.
Cette liberté, c’est dans la citoyenneté qu’elle trouve sa solution et non seulement dans le transfert de ressources matérielles, même si celui-ci reste nécessaire. La citoyenneté revêt une dimension libératrice dans la mesure où elle ne repose pas fondamentalement sur la reconnaissance des besoins, mais sur celle de l’appartenance.
Cette appartenance reconnue donne en fait « créance » aux individus par rapport à la société dont ils et elles sont membres (Walzer, 1983). Le simple fait de l’appartenance rompt la dynamique de l’exclusion et de la désaffiliation, pour mettre au premier plan la responsabilité de la société vis-à-vis de l’ensemble des personnes qui la composent. Rien de plus hypocrite que de se limiter à décrire la pauvreté comme exclusion ; l’effet visé est justement de produire cette exclusion, alors que la pauvreté est une situation limite (procédant à la fois d’une logique d’inclusion et d’exclusion) qui nous donne à voir le fondement des rapports sociaux. C’est ce qui amenait Simmel (1908 : 42), au début du siècle, à estimer que « d’un point de vue social, les droits des défavorisés sont la base de toute notion d’assistance aux pauvres. Car ce n’est qu’en acceptant l’existence de ces droits, ne serait-ce qu’en tant que fiction sociojuridique, qu’il deviendra possible de protéger l’aide publique de l’aléatoire et de la dépendance face à des situations financières périlleuses ou à d’autres facteurs d’insécurité ».
Cependant, il faut mentionner que la citoyenneté ne va pas nécessairement de soi, surtout pour les femmes, et soulève le problème de l’(in)justice internationale et du contrôle par les États de leurs frontières, ce qui fait qu’à côté du manque de ressources matérielles, du manque de logement, il y a de plus en plus de « sans papiers », ces nouveaux apatrides dans un monde où la mobilité internationale des personnes est beaucoup plus réglementée que celle des biens.