Rétablissons la stricte vérité : il y a trois personnages féminins. Deux apparitions fugitives : une Jedi qu’on aperçoit en train de se faire massacrer et une brave dame qui recueille au final la fille du héros renégat. La troisième est un personnage récurrent, la princesse Padmé, lookée néo-Renaissance.
On l’a connue dans les épisodes précédents membre du Sénat, femme de tête et d’action, possédant un certain pouvoir et respectée de ses pairs. On la retrouve cloîtrée dans un loft avec vue sur un ciel sillonné de vaisseaux spatiaux, enceinte jusqu’aux dents du héros sus-cité, pour lequel elle mourra d’amour.
Pas de sexe pour les Jedi !
Mise au point pour celles et ceux qui n’auraient pas suivi la saga avec l’attention requise [1]… Pour Lucas, comme pour Bush, le monde se divise en deux : d’un côté les forces du Bien, de l’autre celle du Mal. C’est une recette qui produit de grosses recettes, dans l’industrie cinématographique comme en géopolitique - alors pourquoi s’en priver ?
Nous n’assistons pas ici au combat d’un héros isolé, façon Spiderman, contre un fou furieux déterminé à réduire le monde à sa merci, mais à l’affrontement de deux sociétés sur-organisées et sur-hiérarchisées. Le bon peuple du Bien est défendu par une caste guerrière, les Jedi, qui allient à leurs « pouvoirs » spéciaux, courage et sagesse, ainsi qu’une maîtrise des arts martiaux frisant le prodige. Comme nous les voyons en permanence prendre autant de plaisir à la bagarre que leurs ennemis, rien n’incline à les considérer comme les champions de la paix qu’ils sont censés incarner. Mais puisqu’on nous le dit, hein !
Il y a de tout au sein du Conseil qui réunit les « maîtres » (le gratin des Jedi) : des humanoïdes et des créatures inidentifiables, et même le Noir de service – de tout, sauf des femmes. Quel besoin les Jedi en auraient-ils ? Ils ne se reproduisent pas. S’ils font grand cas de l’amitié virile, ils négligent les choses de l’amour au point qu’on se demande s’ils n’auraient pas fait vœu de chasteté. Pour alimenter les troupes, ils repèrent et élèvent des enfants dignes d’entrer dans la caste.
C’est ainsi qu’ils ont, au début de la saga, déniché « l’élu », figure incontournable dans tout bazar mystico-héroïque qui se respecte, le sauveur annoncé dans l’inévitable prophétie fondatrice. Manque de bol, l’enfant prodige va déraper et devenir le plus grand méchant de tous les temps. A cause de qui ? A cause d’une femme, bien sûr.
A partir du moment où il transgresse la loi en forniquant, pire en se prenant d’amour, on sent qu’il s’engage sur la pente savonneuse. S’il manie adroitement le phallus symbolique (l’épée laser), il lui reste beaucoup à apprendre sur le phallus vulgarus, car voici notre princesse Padmé enceinte. Il devient problématique de cacher la transgression. De plus, comme toutes les femmes en cloque, la princesse a des exigences : elle veut élever son enfant en sécurité, avec un père présent. Imbu de sa personne et assoiffé de pouvoir comme on le connaît, « l’élu » se trouve devant un choix qui dépasse ses capacités émotionnelles. D’autant qu’il n’entend pas abdiquer le contrôle de son bien (sa femme et le futur marmot)…
Ça, c’est ma version de l’affaire, bien terre-à-terre, j’en conviens. Car Lucas envoie à sa créature un rêve prémonitoire, qui va justifier le basculement du héros dans le Mal (absolu – on n’est pas chez les ploucs !). Il « voit » sa Padmé mourir « en donnant la vie ». Dans l’épisode précédent, il n’avait pas pu sauver sa mère de la mort [2]. Or, si à l’instar du Pape et cie, les Jedi ne fréquentent pas les femmes, ils ont tout comme eux des convictions bien arrêtées sur les relations entre les sexes : entre autres, le devoir du mâle, c’est de protéger la femelle. Donc, quand l’actuel chef des forces du Mal lui marchande la vie de Padmé contre son adhésion à sa cause, « l’élu » bascule.
Du dictateur comme victime
Lucas « impose », écrit benoîtement Olivier Séguret dans Libération, louant l’habileté du cinéaste, « ce sentiment étrange que, au fond, le héros quintessentiel de toute la galaxie Star Wars n’avait pas réellement le choix : à sa place, nous aurions aussi opté pour la chute du côté obscur de la force. » Et le pouvoir absolu, et l’immortalité, que le tentateur lui promet, ça ne pèse pas dans la balance ?
Certes, certes, mais dans la galaxie Lucas, la soif de pouvoir n’est pas nuisible en soi. Elle n’existe même pas, car accède au pouvoir décisionnel qui y est prédestiné, et va donc l’exercer de manière forcément juste. L’ordre pyramidal est, quoi qu’il arrive, maintenu. Nous n’apercevons le peuple que comme une masse grouillante, en bas, façon Raffarin, qui ne songe nullement à se rebeller, convaincue qu’elle est de la légitimité de ses gouvernants. Il fallait une autre raison pour que le héros change de camp (principal ressort dramatique de l’ensemble), tout en restant, après sa dégoûtante transformation en monstre d’acier, un personnage auquel on peut s’attacher sans remords. Il fallait justifier sa cruauté par la souffrance, façon Hitler en artiste frustré. Quoi de plus pratique que d’en faire une victime de l’amour. Que dis je ? Une victime de la femme, tout simplement.
Voilà la leçon que le nabab Lucas nous assène : si « l’élu » n’avait pas succombé à l’attraction de la femme, il aurait sauvé la galaxie conformément à la prophétie. C’est elle, le grain de sable qui a enrayé la machine. Elle, à cause de qui la guerre a monté d’un cran dans la sauvagerie. Et elle ne l’a même pas fait exprès ! Une méchante femme, façon Cruella, c’eût été trop simpliste, en désaccord avec les prétentions philosophiques assénées à longueur de dialogues pompeux de la superproduction. C’eût été aussi s’exposer à des soupçons de machisme (si toutefois Lucas en a cure). Faire de la fauteuse de catastrophe une princesse aimante animée des meilleures intentions rend la leçon encore plus édifiante. C’est la femme en tant que telle [3] qui tire l’homme vers le bas. C’est le commerce entre les sexes qui provoque le chaos.
J’ingère, donc je ne pense pas
Et cette morale façon talibans passe comme une lettre à la poste [4]. De la saga, on ne soupèse que les prouesses techniques. Lucas allait-il réussir, avec cet épisode ultime, à en mettre plein la vue et plein les oreilles à hauteur des espérances de ses millions de fans en délire ? Allait-il faire retomber sur ses pieds son scénario pris à rebrousse-poils [5] ? Outre talentueux dans son domaine (il faut bien le reconnaître), maître Lucas est un génie de la promo. Un vrai magicien qui a transformé une usine à fric en « légende ». Et ses détracteurs en peine-à jouir.
Nous sommes dans le divertissement, n’est ce pas ? Quelques pitoyables incursions dans l’humour d’école primaire (concession à la plus jeune frange du public ?) veulent nous convaincre qu’on ne se prend pas au sérieux. Hélas ! si. Les 40/30 ans qui espèrent se redonner un coup de jeune en grossissant les queues nocturnes pour LA première séance, se rendent-ils compte de la dose d’idéologie qu’on leur injecte ? Pour eux (et quelques elles), il s’agit d’une piqûre de rappel. Pour les petits, qui ont pris le train en marche, d’un efficace vaccin contre l’exigence intellectuelle. A quoi bon retourner aux sources des cultures quand on vous en sert un succédané soluble dans la mémoire, une mixture pré-digérée de ce que la pensée humaine a produit de plus faible, de plus obscur, de plus démagogique, en un mot de plus spectaculaire [6] ?
A quoi bon réfléchir, en fait ? A quoi bon se demander pourquoi on trouve ceci « génial », et cela « nul » ? A quoi bon chercher le discours sous les effets spéciaux ? On n’est pas bien là où on est ? Dans ce monde que les rapports de pouvoir gouvernent, où chacun-e se livre à son « destin ». Ce monde sans femmes.