Meriem Belaala est la Présidente de l’association SOS femmes en détresse depuis 1998. Avant d’occuper ce poste, elle a été engagée bénévolement dans l’association pendant plusieurs années. Elle en a aussi été secrétaire générale entre 1995 et 1998. Meriem est donc bien placée pour donner une vue d’ensemble des violences envers les femmes, ainsi que témoigner des actions de solidarité et de lutte pour les droits des femmes en Algérie.
La continuité dans les luttes des femmes algériennes
L’association SOS Femmes en Détresse a été légalement fondée en 1992, mais elle a commencé ses activités bien avant cette date. À partir de la promulgation du code de la famille en 1984 des actions de solidarité ont déjà été amorcées, sachant que beaucoup de femmes se trouvaient dans la rue et sans moyens. Ceci au moment où SOS et d’autres associations se réunissaient autour de problématiques concernant les droits des femmes, agissant en toute clandestinité.
A la tête d’une association qui, essentiellement, a été fondée par un groupe d’anciennes militantes de la guerre de libération nationale avec d’autres femmes de la société civile ainsi que des hommes, Meriem Belaala souligne la nécessité de voir une continuité dans la lutte des femmes en Algérie : « Il ne faut pas oublier qu’il y a eu des femmes très courageuses, et notamment les femmes algériennes dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. C’est important de ne pas croire qu’on recommence à zéro, mais qu’il y a de nombreuses femmes dans l’histoire de l’Algérie qui ont mené un combat pour la liberté et la solidarité dans ce pays. Il faut les reconnaître et il faut nous inspirer d’elles ! ».
La nécessité d’agir sur le terrain
L’association SOS femmes en détresse se définit comme une association pour les droits des femmes et comme une association humanitaire. Vu le contexte social en Algérie, Meriem insiste sur l’importance des deux piliers. L’association a toujours agi surtout sur le terrain, et selon Meriem ce travail est primordial en Algérie : « parce que les besoins sont énormes. Donc, la présence sur le terrain est très importante, c’est-à-dire qu’il s’agît presque, finalement, d’une question de vie ou de mort pour les personnes qui se retrouvent démunies, dans la rue – tant de femmes, tant d’enfants ! Il y a urgence. Il faut travailler, être mobilisé-e pratiquement 24h sur 24 ».
L’association reste mobilisée également au niveau de l’appui politique, malgré les périodes politiques difficiles qu’a vécu le pays depuis la création de SOS.
« À côté des activités du terrain, il est clair que pour faire avancer certaines choses, pour arrêter les violences, et pour faire changer des lois, il y a un combat au niveau politique qu’on mène sans arrêt ».
Meriem explique que SOS Femmes en Détresse a relativement peu à voir avec des associations comme le mouvement de libération des femmes : « Nous ne disons pas "libérez-vous, quittez vos maris, vos familles, prenez vos libertés, etc." Non, le principe de dialogue n’est pas comme ça. Je dis toujours aux adversaires des droits des femmes, qu’ils me donnent un seul argument qui fait qu’une femme peut être jetée à la rue, qui fait que des enfants vont grandir dans la rue, comment peut–on aller jusqu’à la négation de ces personnes ? »
Quant à la perception du féminisme, et si elle-même se considère féministe, Meriem souligne encore une fois l’importance des activités de terrain en répondant :
« En fait je ne sais pas ce que ça veut dire exactement "féministe". Pour moi c’est trop vague. Moi, je dis tout simplement que j’agis pleinement pour les droits des femmes et je m’investis totalement. Si cela veut dire féministe, alors je le suis ! Mais pour que ce mot ait sa pleine signification, je crois qu’il faut le démontrer par des véritables actions de terrain ».
« Les violences envers les femmes en Algérie sont multiples »
À travers ses années d’activité sur le terrain, l’association a rencontré de nombreuses femmes et des enfants victimes de différentes violences. Les violences que subissent les Algériennes sont multiples et de caractères différents. Selon Meriem, une des formes la plus importante est la violence institutionnelle, et surtout le code de la famille qui stipule l’inégalité entre les femmes et les hommes sur le plan juridique. « Moi, j’ai toujours dit que la violence envers les femmes, et notamment le code de la famille qui est une violence institutionnelle, est un drame humanitaire en Algérie. Quelque part cette violence institutionnelle est la violence la plus importante. Le code de la famille est une loi qui a fait que beaucoup de violences envers les femmes devient légales, et donc légitimes ».
Les violences conjugales sont aussi importantes. Encore une fois, la situation s’aggrave à cause du code de la famille, qui donne aux hommes un tel pouvoir au sein d’un couple. La situation socio-économique et la crise de logement en Algérie ne fait qu’aggraver la situation pour les femmes. « Une majorité des femmes victimes de violence sont des femmes qui n’ont pas la possibilité d’avoir un logement, même si parfois elles ont un travail. Donc, pour beaucoup de femmes, même si elles se révoltent, même si elles veulent s’en sortir, elles sont conscientes qu’elles n’ont rien à côté. C’est-à-dire qu’elles peuvent se retrouver à la rue et c’est quelque chose de terriblement traumatisant pour ces femmes. Donc, parfois, elles préfèrent encore vivre ces violences, mais au moins garder un toit ».
La situation socio-économique aggrave les problèmes
Ces problèmes socio-économiques et de logement rendent le travail de SOS Femmes en Détresse très difficile. Même si les femmes, à travers un processus de parole et de réflexion, prennent conscience que c’est une violence qu’elles subissent, et qu’il y a des procédures qu’elles peuvent entamer au niveau juridique, il est possible qu’elles choisissent malgré tout de retourner au foyer. « C’est une frustration pour nous, parce que quand elles ont commencé un chemin, et qu’elles se rendent compte que ce sont des violences contre lesquelles elles doivent lutter, mais qu’au bout du compte, elles disent : "Oui, on voudrait se révolter contre ces violences, mais on va aller où ? Et qu’est-ce qu’on va devenir ?" Là, c’est une double frustration, parce qu’on se dit qu’elles ont raison de se poser ces questions. On n’a pas le droit non plus de leur répondre : "Ah non, il faut lutter", parce qu’on ne peut pas leur offrir certaines choses, c’est comme ça… »
« Mises à part les violences conjugales, il y a aussi les violences familiales qui sont assez importantes » continue Meriem, qui donne un exemple : « Il y a des filles qui font des études, et un jour on leur dit : "C’est bon, maintenant vous allez rester à la maison". Ça peut aussi bien être des frères, des mères, ou même des sœurs qui perpétuent la violence dans la famille ».
Les cas de violences familiales sont quelque chose de très difficile, parce que porter plainte contre son frère ou son père, ou contre sa mère, c’est énorme. Meriem explique que dans ce genre de cas « tu as toute la société qui peut être contre toi, qui te dit que ce n’est pas possible de porter plainte contre ton frère ou contre ton père. C’est tellement "normal" de subir des violences de la part de ses parents… que c’est extrêmement difficile pour ces filles-là. Leur seule possibilité à ce moment-là, c’est de quitter la maison, et donc d’avoir une rupture totale avec la famille ».
En Algérie, comme partout ailleurs, beaucoup de femmes subissent également des violences sexuelles, même si ceci reste encore un sujet dont on parle trop rarement. Cependant Meriem Belaala voit un changement chez les femmes « C’est vrai que c’est une question taboue, et que les femmes en parlent très difficilement. Mais on a remarqué que, quand même, ces dernières années, il y a de plus en plus de femmes qui appellent notre centre d’écoute et qui en parlent. C’est grâce aussi au fait qu’en téléphonant au centre, les femmes peuvent rester dans l’anonymat absolu ».
Les années terroristes, une période extrêmement difficile pour les femmes
En lui demandant quelles forces politiques et quels événements ont poussé la mise en place du code de la famille qui condamne les femmes algériennes à rester des mineures toute leur vie, Meriem répond : « En 1984 il y avait une assemblée de personnes, je dirais, des islamo-conservateurs, plus conservateurs qu’islamistes d’ailleurs. Et ce sont des personnes qui étaient compléments fermées à toute idée des droits des femmes, et qui ont légiféré suivant leurs intérêts d’abord, et leurs intérêts d’hommes machos. »
Elle continue en exposant les suites des événements politiques en Algérie : « Normalement cette loi aurait dû changer dès qu’il y a eu l’ouverture démocratique à partir de 1990. Mais le problème c’est que, malheureusement, la démocratie a plus servi aux intérêts des islamistes. Dès qu’il y a eu les élections et que le FIS les a emportées, je dirais, malhonnêtement, ils ont commencé par menacer de changer les habitudes alimentaires et les tenues vestimentaires de tout le monde. Les femmes devaient porter le hijab. Ceci était aussi naturellement ce que demandèrent plus tard les terroristes. Ça veut dire que toutes les femmes devaient porter le hijab et quand certaines ont refusé, elles ont parfois été assassinées pendant les années terroristes 1992-1998. Les années de terrorisme ont été une période terrible pour les femmes, malgré une grande résistance… »
Malgré le terrorisme qui ravageait le pays, les femmes n’ont pas cessé de demander l’abrogation du code de la famille, « mais naturellement, à ce moment-là on pouvait nous dire que ce n’était pas une priorité. Le pays était à feu et à sang, donc la priorité était de survivre. »
Les femmes, victimes de terrorisme, sont négligées
Pendant les années terroristes, des milliers de femmes ont été violées. SOS femmes en détresse a mené plusieurs actions de solidarité et a apporté un soutien concret aux femmes victimes du terrorisme. Meriem désapprouve le manque de reconnaissance de ces femmes victimes : « C’est encore une double violence, parce qu’il y a eu les viols des terroristes, et au niveau institutionnel la non-reconnaissance de ces femmes comme victimes du terrorisme à part entière, fait que ces femmes n’ont aucun statut, et droit à aucun soutien de l’Etat. »
Quant aux démonstrations d’une solidarité avec les mouvements des femmes en Europe, Meriem Belaala exprime une vision partagée : « Si tu veux, les problèmes, du moins certains problèmes, certaines formes de violences, sont à peu près les mêmes partout. Que ça soit aux États-Unis, en Europe ou ailleurs. Et disons que, oui, il y a eu une certaine forme de solidarité, mais elle n’est pas assez entretenue. La solidarité a été assez importante avec certains pays pendant les années où le terrorisme était à son paroxysme. Mais je ne dirais pas pour beaucoup de pays … malheureusement. »
Aujourd’hui, les années noires représentent encore un passé très proche et douloureux, néanmoins l’Algérie est en train de se "reconstruire" au niveau politique et social après ces années de terreur. Toutefois, Meriem Belaala s’étonne de l’oubli et de la négation des victimes du terrorisme en Algérie « Après, la solidarité a diminué. Les gens ont oublié. Qui aujourd’hui s’occupe encore des femmes qui ont été kidnappées, violées par les terroristes ? Alors que le terrorisme aujourd’hui à l’échelle planétaire est la préoccupation primordiale soi-disant ! Je me rends compte que c’est comme si ça n’avait jamais existé en Algérie, il y a une négation, c’est ça. Dans un pays qui a souffert le plus du terrorisme, on oublie tout… »
La résistance des femmes contre le terrorisme n’est pas reconnue
La résistance de la société civile contre le terrorisme a été très importante, et il y eu des manifestations spectaculaires. Les femmes étaient en majorité dans ces manifestations. Meriem Belaala se rappelle : « Il y avait une mobilisation extraordinaire. Malgré toutes les menaces, il y a eu beaucoup de femmes qui disaient, "on préfère mourir que de porter le hijab", et beaucoup continuaient quand même à agir dans les associations, elles allaient à leur travail, même si elles savaient que le soir, elles n’étaient pas sures de revenir chez elles ».
La résistance des femmes contre le terrorisme a été reconnue par tout le monde. Meriem fait des parallèles entre cette résistance et la lutte des femmes algériennes pour l’indépendance de l’Algérie, et malheureusement, essentiellement quant à la non-reconnaissance des femmes une fois les événements cruciaux passés. « À ce moment-là en Algérie on disait aussi que c’était les femmes qui sauveraient le pays, comme pendant la lutte pour l’indépendance. Encore une fois on nous a félicitées pour notre résistance, pour notre courage. Pendant la guerre de libération, les femmes ont mené le même combat que les hommes, et elles ont été reconnues internationalement pour leur courage, pour leur militantisme. Et puis, après l’indépendance, on leur a demandé de retourner à leurs fourneaux. La même chose donc dans les années 90 où l’on disait : "formidable, les femmes vont sauver le pays, elles vont, elles vont, elles, vont… ". Et puis, on peut dire qu’à partir de 1998 quand le terrorisme n’a plus été aussi fort qu’en 1992-1995, il y eu un revirement assez important. Les femmes, on ne leur a pas dit : "c’est bon, retournez à vos fourneaux", mais elles n’avaient plus la même considération, elles ne comptaient plus. Elles étaient là, et puis c’est tout. »
Par rapport aux années terroristes, la lutte pour les droits des femmes en Algérie aujourd’hui n’implique pas les mêmes enjeux, les mêmes dangers, « C’est sur qu’il peut y avoir des dangers, c’est normal, la violence existe toujours, même si ce n’est pas une violence terroriste. Mais après avoir survécu au pire, je pense que le reste, c’est du gâteau… le pire est passé. »
Petits pas vers un changement juridique pour les femmes en Algérie
Après la résistance contre le terrorisme, les Algériennes ont continué à travailler encore plus, explique Meriem. Elles se sont mobilisées pour l’abrogation du code de la famille, et finalement le gouvernement a nommé une commission pour étudier des éventuels amendements du code de la famille. Les associations n’ont pas été invitées à participer dans les travaux de la commission. Finalement, les amendements proposés par la commission ont rencontré beaucoup de résistance parmi les différents groupes conservateurs. Meriem est à la fois surprise et non. Elle souligne pourtant que « ces propositions ne sont même pas pour l’abrogation du code de la famille, mais il s’agit seulement de quelques amendements ».
Les adversaires des droits des femmes
Je demande à Meriem Belaala, comment elle explique que les femmes deviennent les cibles de toutes sortes de mobilisations "religieuses", tant au niveau des islamistes, des chrétiens, ou d’autres, comment le code de la famille est devenu si important pour les islamistes en Algérie par exemple ? Sa réponse est très directe : « Je crois que les hommes ont toujours trouvé des subterfuges pour pouvoir asseoir leur tyrannie et leur pouvoir, et chacun va utiliser ce dont il dispose. Les uns vont utiliser la religion, parce que la religion est quelque chose de très fort, et ça touche quand même la société. Donc les gens vont avoir peur à chaque fois, surtout s’ils ont la foi, s’ils sont croyants. »
Pour Meriem Belaala, la lutte pour les droits des femmes est étroitement liée à la lutte pour la démocratisation et celle des changements sociaux en Algérie. C’est pourquoi elle déplore encore plus le fait que le rôle primordial des femmes dans la société ne soit pas reconnu : « La plupart du temps, les femmes font un travail colossal à tous les niveaux. Elles vont lutter au niveau social, au niveau économique, au niveau politique, dix fois plus que le ferait un homme. Et pourtant ce n’est pas reconnu, et pour que ça puisse être reconnu, il faut d’abord qu’elles soient reconnues comme citoyennes à part entière par les pouvoirs publics eux-mêmes. C’est ça le problème. »
Elle continue : « À quoi ça sert de vouloir être un pays, fort, être parmi les grands pays de la planète, quand à l’intérieur même du pays, on ne prend pas conscience de certaines choses qui sont complètement élémentaires. Les pouvoir publics ne prennent pas conscience que si les femmes n’obtiennent pas leurs droits, il ne peut pas y avoir de développement... »
« Les choses doivent changer et elles vont changer ! »
Quand je pose la question à Meriem Belaala de ce qu’elle pense de l’avenir, et surtout des possibilités de voir des changements importants pour les femmes en Algérie, il est évident que Meriem n’est pas seulement une femme d’une énergie singulière, mais aussi une optimiste avec des perspectives réalistes dans le temps : « Je suis optimiste. Même si la chape de plomb est là, et elle est assez importante, j’ai quand même l’espoir que les choses vont changer ! Je sens que les choses bougent ! Peut-être pas très rapidement, et il faut peut-être pas être trop gourmande non plus, Mais forcement, ça ne peut qu’arriver, les choses doivent changer et elles vont changer ! » n’ch’hallah !