Josepha Kagame est née au Rwanda. Elle quitte son pays en 1959, arrivée en Suisse dans les années 70, elle n’a jamais vécu au Rwanda depuis l’exil de sa famille. Elle vit à Genève, où elle a longtemps travaillé comme enseignante au cycle d’orientation.
L’émiliE : Comment expliquez-vous que l’actuel gouvernement rwandais compte le plus élevé nombre de femmes politiciennes au monde ?
Josepha Kagame : Les effets que le génocide a eu sur la démographie rwandaise expliquent en partie cela. La population féminine est plus nombreuse que la population masculine. Pour vous donner une idée, après le génocide, la polygamie avait été présentée, par certains, comme un moyen pour combattre, à court terme, les effets de la disparité démographique entre hommes et femmes. Cela n’a pas été le cas mais j’utilise cet exemple pour illustrer le déséquilibre démographique que le Rwanda connaît depuis 1994. Cependant, le facteur démographique pourrait amener à une fausse compréhension des enjeux réels. Dans la société post génocidaire, les femmes rwandaises jouent, dans les faits, un rôle clef. Comme cela se passe toujours dans les situations de crise, les femmes, centre de cellules familiales décomposées et déstructurées, assument des rôles incontournables dans la reconstruction et dans le fonctionnement des réseaux sociaux. Ainsi, l’élection de femmes députées lors des dernières élections n’est que le reflet de leur engagement dans la société civile. Les compétences, l’expérience et l’engagement des femmes expliquent, donc, leur élection au parlement.
En quoi consiste le soutient de l’association dont vous faites partie, Abishema, aux rwandaises ?
Abishema est une association née en 1993 à Fribourg, juste avant les massacres. Cette association de droit suisse a pour but d’aider les Rwandaises par le biais d’actions concrètes. Notre plus grand combat est actuellement aux côtés des femmes victimes du SIDA. Le génocide a été un vecteur puissant de la maladie. Les femmes sont une catégorie de la population particulièrement touchée par ce fléau. Le viol a en effet été reconnu par les tribunaux internationaux comme une arme de guerre et de torture employée de façon systématique par les génocidaires. Abishema lutte aujourd’hui pour procurer aux femmes séropositives des trithérapies contre le SIDA. L’association entretient, à ce propos, des relations étroites avec d’autres associations de femmes au Rwanda. Par exemple, nous soutenons activement Avega Agahozo, association des veuves du génocide, qui protège les droits des veuves et des orphelins et qui favorise leurs conditions de vie.
Et vous, en quoi consiste votre soutien personnel ?
Je veux soutenir mes sœurs en faisant connaître le Rwanda, en collaborant à la rencontre entre les femmes et en combattant la désinformation. Il faut que les femmes du monde sachent ce qui s’est passé au Rwanda. La désinformation menace mon pays de ghettoïsation et les femmes rwandaises victimes du génocide d’abandon et d’isolement.
Comment réagissent les hommes rwandais face à l’intervention des femmes dans la vie politique ?
Ils respectent. Cela ne veut pas dire que le paternalisme est fini. Cependant grâce, entre autre, au soutien actif de l’Etat, même les hommes les moins progressistes sont confrontés à l’évolution des mentalités. La société rwandaise a beaucoup changé : aujourd’hui les femmes sont conscientes de leur rôle et ne se laissent pas faire. Auparavant, en revanche, une femme n’avait même pas le droit d’ouvrir un compte en banque sans la médiation d’un homme de sa famille. D’autre part, les tensions entre hommes et femmes sont passées en second plan face à tous les autres problèmes.
Que répondez-vous aux critiques qui pleuvent sur le gouvernement rwandais au sujet de sa politique extérieure ?
La francophonie tient un discours malveillant à l’égard de l’actuel gouvernement. L’ancien gouvernement avait, en effet, des relations privilégiées avec la France, la Belgique, etc. N’oublions pas, non plus, le choix délibéré de la part des Nations Unis de ne pas intervenir au Rwanda lors du génocide Je dirais que le Rwanda a le droit et le devoir de se défendre. Les conflits en effets continuent dans la région et menacent la sécurité des rwandais.
Et vous, comment critiquez-vous l’actuel gouvernement ?
En ce qui me concerne, je critique la gestion politique et économique du pays. Comme le reste du monde, le gouvernement rwandais surfe sur la vague de la libéralisation. J’ai remarqué que, quelques années, seulement, après le génocide, les valeurs matérialistes et individualistes remplacent les anciennes valeurs. La reconstruction du pays profite impudemment à une minorité de nouveaux riches. Les réfugiés rwandais des années 60, de retour dans leur pays après 40 ans d’exil, n’ont toujours pas accès aux biens abandonnés lors de leur fuite. Les guerres ont profité à certains et nuit à la plupart de la population. Je pense que le gouvernement devrait s’engager contre ces injustices. Mais surtout, je crois profondément que le gouvernement actuel fait de son mieux dans le contexte très difficile de la reconstruction du Rwanda. A vrai dire, plus qu’un perpétuel dénigrement, ce gouvernement mérite notre soutien et celui de la Communauté internationale.
Bernadette Kanzajire est députée FPR à la Chambre des député-e-s rwandaise. Activiste des droits de la personne de longue date, elle est présidente de la Commission politique du Parlement, commission qui traite essentiellement des problèmes juridiques, notamment le droit de la famille et de la presse. Cette commission traite également les plaintes que la population adresse au Parlement. Parallèlement, Mme Kanzajire est membre du Forum des femmes parlementaires, organe dont la tâche est d’identifier toutes les discriminations juridiques et politiques qui persistent envers les femmes au Rwanda afin de les éradiquer.
L’émiliE : Comment expliquez-vous que lors des élections parlementaires de 2003 il y ait plus de femmes élues que ne le prévoyaient les quotas constitutionnels (30%) ?
Bernadette Kanzajire : Cela est dû aux efforts fournis par les partis politiques mais aussi et surtout à la mobilisation des femmes dans la société civile. D’un côté, les partis politiques ont généralement proposé plus de femmes sur leurs listes que ne le réclamait la constitution. De l’autre, les femmes, depuis le génocide, ont pris l’habitude de s’organiser pour faire face à tous les problèmes que rencontre la société rwandaise. Nombre de femmes se retrouvent cheffes de famille -souvent d’ailleurs de famille très nombreuse-, elles sont donc confrontées à une foule de problèmes, ce qui les incite à prendre en main leur destin politique. De plus, une conscientisation forte a eu lieu chez les femmes, beaucoup se sont dits que si elles avaient été plus mobilisées politiquement, peut-être auraient-elles pu empêcher le génocide. Si elles n’avaient pas cédé si largement le pouvoir aux hommes, la catastrophe n’aurait peut-être pas eu lieu.
Et vous, en qualité de parlementaire et de présidente de la commission politique du Parlement, comment comptez-vous aider la population rwandaise en général et toutes les femmes qui sont confrontées aux problèmes post-génocide en particulier ?
Nous rencontrons vraiment beaucoup de difficultés. Parmi les premières se trouve le problème du sida. En effet, un nombre important de veuves, qui ont à charge non seulement leurs enfants, mais également les orphelins de leur famille ou de leur voisinage ont contracté le sida suite aux viols perpétrés durant le génocide et nous manquons cruellement de médicament. Mon travail consiste alors à rechercher de l’aide auprès des organisations internationales, l’ONU soigne les prisonniers soupçonnés de génocide, il faut aussi qu’elle s’occupe des victimes. En tant que juriste, j’examine notre législation, particulièrement le code civil. Et de ce côté-là, de grand progrès ont été réalisés. Désormais, le régime successoral est égalitaire, les femmes peuvent hériter de leurs pères ou de leurs maris.
Autre priorité, c’est l’éducation des filles. Jusque-là, la formation des filles a été négligée et nous avons actuellement un déficit de compétence féminine à cause de cela.
En matière d’éducation, il y a aussi le problème des orphelin-e-s chef-fe-s de famille. Des enfants doivent assurer la vie de leurs cadets dans le plus complet dénuement affectif, psychologique et financier. L’avenir du Rwanda est intimement lié avec celui de ces enfants et il faut impérativement trouver le moyen de les former et de leur trouver un métier. Je soutiens donc les initiatives comme IBUKA (souviens-toi), organisation des chef-fe-s de famille qui ont pour vocation d’aider ces orphelin-e-s à s’en sortir.
Comment réagissent les hommes rwandais face à l’intervention des femmes dans la vie publique ?
Les femmes occupent désormais six places à la Cour suprême contre huit pour les hommes, elles occupent les portefeuilles importants au gouvernement -justice, environnement, famille etc. - et ainsi à tous les niveaux du pouvoir. Alors forcément certains hommes sont un peu effrayés, ils craignent que les femmes ne prennent tout. Mais gentiment, ils s’habituent à cette mixité, je pense qu’il y a beaucoup d’espoir tant pour l’avenir des femmes au Rwanda que pour l’avenir du Rwanda dans son ensemble.
Que répondez-vous à ceux qui critique votre gouvernement pour sa fermeture à toute opposition, son engagement armé au Burundi et au Congo et pour le non-respect des droits humains dans le traitement des prisonniers soupçonnés de génocide ?
Que ce sont des problèmes très compliqués. Le Burundi n’a pas fini sa transition et il est une source de déstabilisation pour toute la région. Seul un partenariat fort avec les autres pays d’Afrique permettra de sortir de cette crise. Quant aux prisonniers, il faut trouver une réponse rwandaise à ce problème. Le droit positif est une bonne chose mais pour avancer plus vite et ainsi désengorger les prisons, principale source du non-respect des droits humains que vous évoquez, nous devons aussi nous servir de nos traditions juridiques, les tribunaux gacaca qui permettent aux villageois de juger les criminel-le-s les moins importants et ainsi de désengorger les prisons.
Article paru dans l’émiliE, magazine féministe suisse.