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Interview de Lindsey Collen

jeudi 31 mars 2005, par Dominique Foufelle

A l’île Maurice, Lindsey Collen est connue en tant que militante de gauche proche des syndicalistes, militante pour la langue créole et porte-parole du Muvman Liberasyon Fam. Elle est aussi commentatrice politique, enseignante, traductrice. A l’étranger, elle est surtout connue pour son écriture féministe engagée.

B : Depuis 15 ans tu publies des textes littéraires, des essais et des romans. Ton livre The Rape of Sita t’a valu en 1994, année de sa parution, le Commonwealth Writers Price for Africa. A Maurice, en revanche, ce livre a été interdit avant même sa mise en vente. De quoi traite ce livre, et comment as-tu vécu cette situation ?
L : J’ai écrit ce roman très vite. Il est très proche de ce qui constitue mon expérience du mouvement des femmes. Il traite de mon expérience à Maurice et des liens avec la politique. Au fond, il traite de l’expérience politique, de l’expérience coloniale et de l’expérience du viol comme ultime défaite pour les femmes [1] dans la guerre des sexes. C’était difficile et douloureux d’écrire ce livre. Quand, ensuite, j’ai été punie par les fondamentalistes hindous [2] qui menaçaient de me tuer, de me jeter de l’acide, cela a été vraiment très, très dur pour ma personnalité. Si je n’avais pas eu l’expérience de l’Afrique du Sud, où j’avais déjà vécu une fois un burn-out, cela m’aurait affectée gravement. Heureusement, mes collègues et mes amies du mouvement des femmes et les camarades de Lalit se sont très bien occupées de moi. J’ai été attaquée autant par les politiciens fondamentalistes hindous que par le Premier Ministre, Aneerood Jugnauth. Celui-ci a fait ce que l’on appelle un Prime Minister’s statement in Parliament. C’est une chose extrêmement rare, qui arrive tout les cinq à dix ans. Selon lui, un simple coup d’œil à la couverture suffisait pour savoir que ce livre était blasphématoire. Mais comme il n’y a pas de loi contre le blasphème, il était dans une impasse politique et il a pensé qu’il pourrait bénéficier du soutien communautariste. Il a lancé un appel pour qu’on puisse intenter des actions contre moi en utilisant l’article 206 du Code pénal, qui traite de l’outrage à la moralité publique et religieuse. Il a alors envoyé la police pour m’arrêter, et j’ai été obligée de me cacher parce qu’on ne peut pas risquer une détention par la police, on n’y survit pas [3]. Je suis restée cachée à peu près une semaine, et il m’a fallu environ six mois pour pouvoir de nouveau circuler librement.
Un groupe de gens de l’aile droite avait écrit en grand sur les murs : « Pour le viol de Lindsey Collen ». Avec mes amies, nous devions prendre une décision. Selon un article du Code de justice, il est illégal de menacer des personnes. A cinq (toutes membres du MLF), nous sommes allées au commissariat. Nous nous sommes assises, et nous avons dit : « Nous venons porter plainte pour menace. Ecrivez-le dans votre registre. Il y a une menace publique contre une citoyenne ». Puis nous avons demandé à connaître les noms des auteurs des graffitis, et nous avons attendu jusqu’à ce qu’on réponde à nos demandes. Nous étions là, les cinq, assises, et nous les entendions téléphoner, toujours plus haut, au chef du chef. Finalement, je pense que c’est le Premier Ministre qui a pris la décision. On leur a donné pour instruction de nous faire quitter le poste de police. Ils sont allés acheter de la peinture avec un petit fonds dont ils disposent, nous les avons conduits dans tous les endroits où nous avions trouvé ces graffitis, et nous les avons regardés peindre. Nous avons fait venir tout le monde pour voir. Chaque fois qu’il y avait une menace dans les journaux, j’allais la dénoncer avec mon avocat et menacer à mon tour les auteurs de poursuites. Nous utilisions l’appareil étatique. Ledikasyon pu Travaye et moi avons retiré le livre ensemble. Nous avons dit : « Vous vous plaignez du titre ! » (A ce moment-là, ils ne s’inquiétaient que de cela.) Il ne m’était pas permis d’écrire « Viol de Sita » sur la jaquette des 500 exemplaires du livre, mais eux, ils pouvaient l’écrire dans les journaux des centaines de milliers de fois. C’était un jeu politique. Quand ils sont venus pour nous arrêter et confisquer le livre, nous avons rétorqué : « Vous n’en avez pas le droit. Nous avons étudié la loi, et elle dit qu’il faut avoir mis le livre en exposition pour qu’il puisse être saisi, mais nous l’avons retiré, car nous débattons du titre. » Deux officiers de police étaient là, ainsi que Ram, mon mari, et les autres membres de Lalit. J’étais très en colère, et je leur ai dit : « Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle brigade ecclésiastico-littéraire ? » La police a répondu : « Pa koz kumsa, Madam Collen ! » [4] J’ai continué : « Qui a lu le livre ? Vous venez confisquer un livre, qui l’a lu ? » Le surintendant m’a dit qu’il avait reçu pour mission de le lire, et je lui ai demandé s’il l’avait aimé. Il m’a répondu que oui. Alors je lui ai demandé : « Qu’est-ce que vous avez aimé ? » Il m’a dit que c’était la partie sur la police, alors que le livre est très dur avec elle. Autrement dit, il reconnaissait la critique. Pendant que nous discutions, la police a réalisé qu’elle n’allait pas pouvoir confisquer les livres parce que nous le leur refusions (et elle ne pouvait pas les prendre contre notre volonté, elle n’était pas préparée à cela). Alors elle a dû utiliser la force, elle nous a arrêté ?e ?s et elle est allée chercher des ordres. Le deuxième policier voulait partir, et il a demandé aux autres s’ils avaient fini. Puis il a dit à mon mari : « Vous vous souvenez de moi ? Nous étions dans la même classe primaire, et quand j’avais faim vous me donniez la moitié de votre pain. » Il avait les larmes aux yeux. Cette situation avec le policier, toute cette répression et malgré tout une telle douceur au centre, je la connais depuis que je suis petite : c’est une faiblesse et une force que j’ai en moi. Ils viennent pour m’arrêter, et ils parlent de pain. Dans un sens, il s’agit des mêmes choses, cela peut sembler fragmenté, mais seulement du dehors. Peut-être que cela touche le centre doux de ce que je sens qu’est ma vie ; je dois mettre ces choses en lien. Par rapport à cela, j’ai beaucoup appris du mouvement des femmes et de leur capacité à conserver une logique qui ne soit pas téléologique. Après un tel épisode, je ne pourrai jamais être indifférente à cette vérité, je raconte toujours cette histoire. D’autres personnes diraient que la police est venue, et que j’ai été victime de leur brutalité, mais je ne peux pas dire seulement cela. Je suis obligée de raconter l’autre partie aussi, c’est comme cela que s’est faite la « résolution ». Il faut se rappeler du centre doux, mais il faut aussi continuer à attaquer la police en tant qu’institution.

B : Est-ce que tu te rappelles d’autres occasions où tu as dû faire preuve de courage ?
L : Il y a eu cette conférence sur la stérilisation. Il y a une loi à Maurice qui stipule qu’il n’est pas permis de faire une stérilisation volontaire. Les médecins se plaignent de temps à autre : ils font des stérilisations à la demande des femmes, mais ne sont pas protégés légalement. Ce devait être aux environs de 1987-88, le gouvernement devait bientôt changer cette petite loi pour lever l’illégalité. Alors l’Eglise a organisé une série de conférences. La longue salle du collège était pleine. Nous, du Muvman Liberasyon Fam, nous étions debout derrière, et nous écoutions ce discours anti-femmes, anti-stérilisation, anti-avortement. En guise de conclusion, le conférencier, un homme d’Eglise, a dit : « Prions ! » Tout le monde a baissé la tête, et a commencé à prier. C’était une conférence publique, une réunion laïque ! Et c’est cela qui m’a irritée. Je me suis mise dans une grande colère, et j’ai perdu mon calme. Après la prière, quand tout le monde s’est levé, et s’est tourné pour sortir, je suis montée sur un banc, et j’ai crié : « Drwa a laparol, silvuple ! » [5] Toutes mes amies étaient choquées. Personne ne s’y attendait. Le présentateur a pris le micro et a dit : « Bien sûr, si quelqu’un a quelque chose à dire ! » Alors, j’ai traversé ce long couloir : tout le monde se tournait vers moi, me regardait, je me sentais comme une femme publiquement stigmatisée pour adultère. J’étais si exaspérée que je ne me rappelle pas ce que j’ai dit, cela a dû être un genre de tirade. A la fin, le présentateur a demandé : « Est-ce que quelqu’un d’autre veut prendre la parole ? » J’ai vu venir une amie du MLF, Rajni Lallah, qui portait une écharpe noire et des vêtements noirs. Par hasard, je portais des vêtements blancs et une écharpe blanche. C’était comme si un ange et un diable étaient réunis pour une même cause. Elle a admirablement parlé. Alors, le conférencier a déclaré : « Si les femmes veulent faire des stérilisations et des avortements dans leurs propres centres, dans les centres du planning familial, l’Eglise n’a aucune objection ! » Donc, sur le moment même, il a changé l’orientation de l’Eglise. C’était vraiment une victoire, et j’étais fière de m’être mise debout sur ce banc et d’avoir crié. Je l’avais tout simplement fait, de façon imprévisible, et si je pouvais le faire là je pouvais le faire n’importe où. C’est un sentiment magnifique. Je ne sais pas pourquoi nous ne le faisons pas plus souvent.

B : L’île Maurice est un pays avec un nombre impressionnant d’associations. Pour un peu plus de 1,2 million d’habitants, il existe presque 1000 associations féminines. La plupart sont des associations de village ou de quartier, à travers lesquelles les femmes s’organisent dans tous les domaines de la vie sociale. Comment ces associations fonctionnent-elles ?
L : En général, il y a des réunions une fois par mois dans la salle du village ou le centre social. Ces associations existent depuis des siècles : elles réunissent des femmes de tous bords, et je n’ai jamais entendu parler d’un mari empêchant sa femme de participer à une de ces réunions. Mais l’Etat essaie continuellement de récupérer les organisations féminines. Par exemple, pour chaque roupie qu’une association trouve, l’Etat verse l’équivalent, mais, ensuite, une autorisation est nécessaire pour chaque dépense, même interne à l’association. Le gouvernement nomme des secrétaires qu’il emploie pour ces associations. Par conséquent, pour celles-ci, il y a toujours le danger de la mainmise de l’Etat. Ces associations ont cependant une vie propre. Le Muvman Liberasyon Fam a élaboré un réseau avec ces associations depuis 30 ans, et elles ont gardé leur indépendance malgré l’influence de l’Etat. Cela varie selon le lieu, mais il y a toujours une trentaine d’associations avec lesquelles nous collaborons.
Il peut arriver qu’un ?e ministre vienne à une réunion des associations de femmes d’une région. En 1976, j’ai participé pour la première fois à une de ces réunions à Bambous. La Ministre de la Femme est arrivée avec quelques-un·e·s de ses collègues, et a dit que la réunion serait consacrée à tel et tel sujets. Tout à coup, du fond de la salle, j’ai entendu monter un bruit : « nah, nanah, nanah, nanah, nanah… » C’était en fait : « dilo, dilo, dilo, dilo… » [6] Il y avait un problème d’eau, et les femmes présentes ne voulaient rien d’autre au programme. Il y a à la fois cette dialectique de récupération et un élan presque révolutionnaire.
Vers la fin des années 80, sous un gouvernement travailliste, il y a eu au centre social de Bambous une grande réunion sur le thème de la santé, et toutes les associations du district ont été invitées à envoyer cinq membres. Quand la réunion s’est terminée, tout le monde a pu s’exprimer, car à Maurice il n’est pas permis de faire une réunion sans donner la parole au public. A la suite de quelques intervenantes, j’ai parlé d’avortement, mais surtout du cas d’une femme qui vivait à Bambous, et qui venait de mourir, une semaine après un avortement suivi d’une infection. Elle était membre active d’associations à Bambous, et les autres membres étaient fâchées. Cela a déclenché une sorte d’émeute. Une des femmes sur l’estrade, conseillère de la Ministre, s’est levée et a dit : « Je n’ai pas eu beaucoup d’avortements, j’en ai eu seulement sept, mais mon gynécologue s’est plaint, la dernière fois, à cause des complications : « Regardez la taille de votre dossier ! » Je lui ai répondu : « Si vous pratiquiez les avortements à l’hôpital, vous n’auriez pas un tel dossier pour moi ! » Toutes les femmes ont commencé à parler : une a raconté qu’elle avait eu neuf avortements, une autre qu’elle en avait eu seulement trois.

B : Quels sont les processus politiques et les changements sociaux nécessaires pour la légalisation de l’avortement à Maurice ?
L : Avec une pression constante du MLF, l’avortement pourrait éventuellement être légalisé en tant qu’« effet secondaire » d’une question grave comme le viol. En juillet 2003, le viol d’une Mauricienne a donné lieu à des manifestations. C’était une personne très courageuse qui appartenait exactement à la classe sociale qui dirige l’Eglise, la petite bourgeoisie, où les femmes ont leur mot à dire en politique. Ces femmes étaient furieuses qu’une des leurs doive aller à l’île de la Réunion pour son avortement. Quand cela s’est passé, il n’y avait aucune chance pour que l’Eglise s’oppose à elles. Bérenger le savait et a dit : « Nous devons reconsidérer la loi sur l’avortement. » Le Muvman Liberasyon Fam ne pensait même pas à réclamer une révision de la loi sur l’avortement pendant une crise provoquée par un viol, parce que celui-ci est considéré comme une raison justifiant l’avortement [7].

B : Tu es engagée dans le militantisme syndical. Quelles sont les premières actions auxquelles tu as participé quand tu es arrivée à Maurice ?
L : C’était en 1977, pendant la formation des grandes unions syndicales des travailleurs de l’industrie sucrière. Les patrons ne les reconnaissaient pas, ils préféraient les syndicats plus dociles. En 1977, 1978 et 1979, à travers le pays entier, nous avons préparé une action pour la reconnaissance des syndicats et le droit de grève. Cela a impliqué environ 70 réunions publiques et des centaines de manifestations informelles à travers toute l’île (nous étions beaucoup). Si elle a fini par être une grève générale, au début c’était une grève des travailleurs des sucreries (ce que nous appelons les syndicats des artisans). Dans 18 sucreries sur 21 la grève a été totale : tous les moulins étaient arrêtés. A Bambous, il n’y a que deux personnes qui sont allées travailler. L’une d’elles cassait toutes les grèves, mais l’autre, qui était conducteur de tracteur de transport, était un cas plus dangereux. Le premier jour, quelques hommes sont allés discuter avec lui. Le deuxième jour, il conduisait toujours sa machine. Le troisième jour, quelques femmes et moi nous sommes parties avec des écharpes et des cannes à sucre très longues. A 4 heures du matin, lorsqu’il a pris son tracteur, et que nous avons vu les phares, nous avons fait des signes et nous nous sommes agitées, de sorte à faire croire que nous étions un grand groupe. Alors il est allé chez son chef, et il a dit qu’il n’irait pas travailler parce que des femmes le poursuivaient. Nous avions des réunions le matin et le soir, dans la capitale et dans le pays entier. Des décisions démocratiques devaient être prises, et les tracts devaient être distribués le même jour (15.000 polycopies acheminées par bus, motocyclette et bicyclette.) Les gens donnaient de l’argent pour les taxis, les taxis offraient de l’essence. La première phase de la grève a duré une semaine. Quand le mouvement de grève a faibli, les ouvriers du port, les chauffeurs de bus, les usines de boissons gazeuses, de souliers, de production de sel et tous les autres grands syndicats nous ont rejoint ?e ?s. Cela a continué encore une semaine. Le gouvernement ne négociait toujours pas. Les syndicalistes ont décidé qu’ils allaient faire une grève de la faim totale, sans eau ni nourriture, dans les Jardins de la Compagnie à Port Louis. Il y avait Paul Bérenger, Ram, quatre autres personnes du syndicat et cinq ouvriers. Alors le gouvernement a commencé à s’inquiéter, et a fini par négocier au bout de deux jours. La non-violence constituait une vraie menace, car alors même un seul mort aurait été de trop. Finalement, le gouvernement a été d’accord de changer l’IRA [8]. Il a accepté d’y inclure la reconnaissance des syndicats et de ne pas renvoyer les gens. Mais l’Etat n’a pas respecté ce qui a été appelé « lakor 23 Ut » [9] et, une année plus tard, nous avions de nouveau un mouvement de masse immense que nous avons appelé « respecter l’accord du 23 août ». Mais cette fois, comme le gouvernement n’avait pas respecté un accord, nous ne savions pas ce que nous devions faire. C’était le début de l’Etat comme nous le connaissons maintenant, où le gouvernement peut signer tout et ne rien respecter. Auparavant, il avait toujours respecté un engagement. Alors, il y a eu une grève de la faim, mais avec de l’eau cette fois, parce que nous avions besoin de temps, ayant commencé sans mobilisation. Nous avons dû informer tout le monde. La grève de la faim se faisait dans les bureaux de la General Workers Federation. Comme la première fois dans les Jardins de la Compagnie, l’endroit est devenu un lieu de pèlerinage. Mais cela se passait dans la période de déclin de la relative responsabilité de l’Etat, l’époque du mouvement pour l’indépendance, au début de la mondialisation et des premiers programmes d’ajustements structurels, en 1979. Tout cela s’est passé en même temps. C’était le début du processus de mondialisation où l’Etat a pensé que c’était au seul FMI qu’il avait à rendre des comptes, alors qu’au cours du processus de décolonisation un certain degré de responsabilité envers les citoyens avait été développé.

B : Comment perçois-tu le processus de mondialisation d’un point de vue mauricien ?
L : Les altermondialistes sont très fort ?e ?s à Maurice, et cela a commencé très tôt. Lalit collaborait à ce moment là avec les syndicats dans un front commun appelé All Workers’ Conference. Entre 1994 et 1995, nous avons commencé à analyser la mondialisation et la nouvelle forme que le capitalisme prend actuellement. Des personnes exceptionnelles et internationalement connues sont venues donner des conférences, comme José Bové, Vandana Shiva, Trevor Ngwane, Michel Chossudovsky, Eric Toussaint de ATTAC, Christian De Brie du Monde Diplomatique. Tous ces gens au centre du mouvement de l’altermondialisation ont été invités à collaborer par la collectivité des 300 syndicats de Maurice, et le mérite en revient à Ledikasyon Pu Travayer.

B : Quelle est la place des femmes et du féminisme dans les mouvements altermondialistes ?
L : Les femmes et le féminisme étaient absents dans la direction de la All Workers’ Conference. Nous avons organisé une All Women Workers’Conference avec des centaines d’invitées autour du thème de l’histoire des femmes durant la période de l’esclavagisme, de l’engagisme, jusqu’au travail salarié moderne, mais nous étions au milieu d’un grand rassemblement où il n’y avait pas de déléguées femmes. Alors nous avons proposé qu’ils en désignent pour la journée, parce que beaucoup d’organisations n’avaient simplement pas de déléguées. Il en a résulté une conférence énorme dans la salle principale de l’université. Cela, c’était la partie femme dans cette All Workers’ Conference, mais, dans le cadre du Muvman Liberasyon Fam, nous avons souvent organisé ce que nous appelons des « All Womens’ Conference on the Budget ». Nous avons invité des femmes syndicalistes, et elles sont venues. Notre grand symposium du Muvman Liberasyon Fam s’intitulait : « Who Owns What and Why ? ». C’était fantastique parce que nous avons eu une session avec 500 à 600 femmes organisées dans des syndicats et des associations « Women organized in unions or in associations » et une autre avec des étudiantes, là aussi, environ 500 à 600 participantes. Il y avait un élément « régional », grâce à la présence de ressortissantes d’Afrique du Sud. C’était vraiment une expression fantastique du féminisme dans les mouvements syndicaux. Mais je dois dire que les femmes sont très sous-représentées dans les syndicats, et la bureaucratie mâle est extrêmement forte.

B : Pourquoi les femmes sont-elles tellement absentes des mouvements altermondialistes ?
L : Dans le monde entier, il y a beaucoup de femmes dans ces mouvements. Mais à Maurice, l’histoire a voulu que ce soient les mouvements syndicaux organisés qui deviennent la colonne vertébrale du mouvement altermondialiste, du moins dans les premières années, entre 1994 et 1999. Du fait que les mouvements syndicaux sont organisés dans une structure notoirement masculine, une proportion moindre de femmes a participé à cette première phase du mouvement altermondialiste. Mais cela va peut-être changer.

B : Qu’est-ce qui est spécifique à l’île Maurice dans la mondialisation et les mouvements altermondialistes, en tant que pays du Sud ?
L : L’analyse la plus pertinente est probablement celle de Negri et Hardt dans leur livre Empire. Dans les pays du Sud, le mouvement ouvrier, l’altermondialisme et tous les mouvements d’opposition à n’importe quel pouvoir ont le même mordant que dans la plupart des pays avancés. Nous avons appris que le monde forme un tout. Cela a rapproché les personnes travaillant à Maurice de celles des Etats-Unis, par exemple. Bob Irminger, qui était un des invités de Lalit à Maurice, a été l’un des principaux dockers arrêtés à San Fransisco pendant les manifestations de soutien aux dockers de Liverpool. Il a donné des conférences à Lalit et dans les syndicats, et nous avons maintenant des liens très étroits avec les dockers et les débardeurs de San Francisco. C’est un résultat de la mondialisation. Mais il faut aussi savoir que la All Workers’ Conference s’est brisée à cause de différends politiques très profonds à l’intérieur des mouvements syndicaux. Ceux-ci avaient à concilier un bon nombre de tendances. Un syndicat était en lien avec le Africa Growth and Opportunity Act, qui relève de la législation extraterritoriale des Etats-Unis. Il permet aux producteurs de textile d’un pays d’exporter à un meilleur régime tarifaire, à la condition d’être privatisés et de soutenir la politique extérieure des Etats-Unis. Une partie des syndicats disaient que cela créerait des emplois, mais d’autres soutenaient que ces conditions étaient destructrices pour les ouvriers. Cela a fait beaucoup de bruit. Un deuxième désaccord concernait la question de savoir à partir de quel moment un syndicat peut négocier avec un futur acheteur de services (comme, par exemple, la fourniture d’eau.) Est-ce que les négociations se font avant la vente ? Lalit était contre. Ces divisions importantes ont mené à une rupture mais, à la base, c’étaient les mêmes enjeux très vastes qui nous unissaient. Dès le début de cette rupture, il y a eu les émeutes de février 1999 qui nous ont aussi lié ?e ?s. Si l’opposition organisée au gouvernement s’affaiblit et éclate officiellement, cela entraîne la rébellion. Petit à petit, les dirigeants ouvriers ont aussi soutenu cette première phase de la rébellion après la mort de Kaya [10], même si cette leur réaction ne leur est pas venue spontanément (certains pensaient que tout cela c’était « beaucoup de drogués faisant du désordre. »).

B : Même si, à Maurice, il y a eu, et il y a encore des figures féminines très fortes, cette société fonctionne encore, en général, sur une trame très conservatrice, patriarcale. Quels sont les prochains pas, les prochaines options pour l’émancipation des Mauriciennes ?
L : Je pense que les femmes à Maurice sont très opprimées, et que leur révolte est très forte. Les luttes à venir concernent encore et toujours le thème de la seule et unique structure familiale reconnue légalement et institutionnellement. C’est ce que nous attaquons. Nous disposons déjà d’un atout certain, la Campaign on Matrimonial & Allied Laws, mais nous ne le sortons pas encore publiquement, parce que nous savons que dans la petite bourgeoisie les gens y seront immédiatement opposés. Nous devons d’abord disposer d’un soutien massif que nous sommes en train de réunir. L’idée est de forcer l’Etat à reconnaître, s’il doit reconnaître une structure familiale, une famille centrée autour de la femme comme cheffe de famille, au lieu de l’homme. Nous avons gagné du terrain avec le mouvement pour les sans-abris, le Muvman Lakaz. Nous avons obtenu que l’Etat reconnaisse que la maison doit être au nom de la femme, parce que c’est celle-ci qui est le centre du foyer, et pas l’homme en tant que chef de famille. C’est une question majeure. En effet, à partir de ce principe, c’est toute la société qui n’aurait, du coup, plus besoin de « chefs de famille », et n’aurait plus besoin d’être hiérarchisée. Pour Lalit et le Muvman Liberasyon Fam, il est crucial de toujours travailler la question de la hiérarchie, de ne pas se limiter à l’évoquer. Peu importe si cela semble nous affaiblir temporairement. Nous devons être comme des artistes de la révolution. C’est ce que nous essayons de faire.

P.-S.

Réalisé et traduit par Barbara Waldis pour Nouvelles Questions Féministes – juin 2004

Notes

[1] Figure principale du roman, Sita, qui subit ce viol, porte le nom d’une déesse de l’hindouisme. L’héroïne illustre tout à la fois le destin des femmes de l’île Maurice, tous les viols des colonisateurs sur les colonisées et le viol de continents entiers. D’avoir osé - en tant que féministe européano-mauricienne vivant dans un pays post-colonial avec une population majoritairement indienne - utiliser le nom d’une déesse, le mettre dans le titre d’un livre qui traite d’un viol, et ainsi « salir » la religion hindouiste et le principe patriarcal constitue un acte blasphématoire.

[2] Les milieux religieux hindous bénéficient de subsides de l’Etat.

[3] On connaît des cas de personnes décédées au cours d’une détention préventive dans les locaux de la police mauricienne, et il aurait été très imprudent pour Lindsey Collen de se laisser arrêter. Ce phénomène est devenu intolérable pour la population mauricienne après la mort du chanteur Kaya, alors qu’il était en détention préventive. Au bout de cinq ans, il n’y a toujours pas eu d’enquête digne de ce nom sur les raisons de son décès. Depuis 2003, il existe à l’île Maurice une association pour la dénonciation des brutalités policières.

[4] « Ne parlez pas comme ça, Madame Collen ! »

[5] « Droit à la parole, s’il vous plaît ! »

[6] « de l’eau, de l’eau, de l’eau, de l’eau… »

[7] Le MLF pense l’avortement dans une logique contraceptive, comme droit et non pas comme une réparation d’un acte de violence. Il n’est pas « nécessaire », pour le MLF, qu’un avortement soit légitimé par un viol comme c’est le cas pour les milieux religieux. Paradoxalement, du point de vue des milieux religieux, c’est l’acte de violence que constitue le viol qui transformerait l’avortement en acte légitime, et pas la dignité et la souveraineté de la femme sur son corps. Mais il semble qu’à Maurice un consensus public pour la légalisation de l’avortement ne se trouvera que sur la base de la logique des milieux religieux.

[8] Le Industrial Relations Act de 1973 est la loi qui régit le fonctionnement des syndicats et les droits des travailleurs.

[9] L’accord du 23 août.

[10] Cf note 3

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