Entretien avec Mihaela Miroiu, fondatrice des Etudes Genre en Roumanie. Paru dans Nouvelles Questions Féministes, volume 23/2 (juin 2004), pages 88-96. Editions Antipodes.
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Mihaela Miroiu est née en 1955 et est actuellement professeure de philosophie politique. Elle a initié et fondé plusieurs ONGs dont l’objectif principal était de donner des impulsions à des recherches féministes. Elle a notamment mis sur pied un programme de DEA en Etudes Genre à l’École Nationale de Sciences Politiques et Administratives (ENSPA – Bucarest), intitulé « Genre et politiques publiques ». Ce programme fonctionne depuis 1998. Elle a publié de nombreux articles et ouvrages, dont la plupart intègrent une perspective de genre appliquée notamment à la théorie politique. Elle dirige la collection « Études Genre » de la Maison d’éditions Polirom – Iasi [1].
En novembre 1999, lors de la rencontre nationale des universitaires féministes de Roumanie, « Etat des lieux des études genre en Roumanie. Diagnostic et pronostic », Mihaela Miroiu, l’initiatrice de la rencontre, affirmait : « Nous avons besoin d’un courage intellectuel qui change toute notre culture ; dans ce sens, être féministe est une révolution » [2]. Au sein de l’université, seule une position défensive paraissait envisageable, une position féministe offensive demeurant inimaginable. Selon Mihaela Miroiu, « un radicalisme séparatiste n’est pas possible [en Roumanie]. Un postmodernisme scientifique et politique dans une réalité a-moderne, paysanne et patriarcale n’est pas possible non plus ». Pour aboutir à une reconnaissance des problèmes liés au genre, il fallait d’abord s’affranchir d’une soumission à l’autorité liée en bonne partie à l’héritage communiste, à savoir « prendre une égale distance envers le parricide et la gérontocratie » tant dans l’institution académique que dans la représentation politique.
Quatre ans après cette rencontre, en avril 2003, Mihaela Miroiu nous a livré à l’ENSPA ses réflexions optimistes, exprimant son engagement confiant dans une voie féministe établie au niveau de l’institution académique. Ses réflexions font aussi l’« état des lieux » de la situation des femmes et des rapports sociaux de sexe en Roumanie.
Interview de Mihaela Miroiu
Il faudrait commencer peut-être par dire que vous êtes philosophe. Quelle incidence a eu votre spécialisation en philosophie politique et morale dans votre parcours en tant que féministe ?
J’ai toujours été une personne très indépendante, bien avant 1990. A l’époque, je n’avais pas le mot « féministe » dans mon vocabulaire, je ne savais pas appeler ainsi mon besoin de liberté, d’autonomie et d’affirmation de soi en tant que femme. Ça s’est passé plus tard. Il est clair que tous ces philosophes qu’on regardait comme des dieux n’étaient que des mâles, ils ne s’occupaient jamais des problèmes de femmes et ils orientaient notre pensée afin que nous percevions les femmes comme des corps, des émotions et des êtres inférieurs. Quand j’ai fini les études de philo, j’avais certainement une pensée misogyne qui m’a accompagnée pendant de nombreuses années, tout en étant une femme émancipée, libre dans mon for intérieur. J’étais prof au collège. Mon devoir moral à cette époque était de susciter chez mes élèves la capacité à déconstruire le monde totalitaire. En aucun cas, l’émancipation de la femme n’était un enjeu. Je vivais la double journée de travail : je détestais sans contester ! On n’avait pas le choix des différentes causes, la cause anti-totalitaire était plus pressante, plus désespérée. Même nos facultés reproductives et même notre érotisme étaient contrôlés par l’Etat. Le totalitarisme est allé jusque dans l’utérus !
Je crois que j’ai été féministe sans le savoir et ceci pour plusieurs raisons. L’une des plus importantes est de nature culturelle : je n’avais aucune référence à propos du féminisme pour pouvoir y trouver ma place et m’identifier. Après 1989, quand j’ai lu le premier livre de philosophie féministe, j’ai compris que ma vie allait changer. C’était le livre de Moira Gatens, Feminism and Philosophy : Perspectives on Difference and Equality, que j’ai reçu par un ami britannique, professeur à Oxford, en 1991. Celui-ci a trouvé très bizarre que je ne connaisse absolument rien à la perspective féministe en philosophie. Par conséquent, c’est par le biais de la philosophie que je suis arrivée consciemment au féminisme. Pendant une année j’ai lu tout ce que j’ai pu dans le domaine de la philosophie féministe – des livres que mes amis occidentaux m’ont envoyés. Ensuite, j’ai décidé de faire une thèse en philosophie avec une perspective féministe. J’ai commencé ce doctorat en janvier 1992. Ceci a beaucoup contrarié les enseignants de la faculté de philosophie. Heureusement, ils me respectaient, alors ils m’ont prise au sérieux, même s’ils étaient très réticents face au thème choisi.
Cette expérience s’est avérée très intéressante, car les membres du corps enseignant se sont sentis obligés d’entrer dans ce territoire, et sont devenus un peu plus ouverts à ce domaine. Après la soutenance de ma thèse, les étudiant ?e ?s ont beaucoup insisté pour introduire un cours de philosophie féministe dans le cursus académique de la faculté de philosophie. Cela s’est passé en 1994. Mon destin professionnel s’est lié ultérieurement aux sciences politiques. Cela a été la période intellectuellement la plus intéressante de ma vie, durant laquelle j’ai écrit deux livres de philosophie féministe [3]. Mon plus grand regret est celui d’avoir dû choisir entre développer un espace de réflexion pour la théorie féministe en Roumanie ou poursuivre des relations plus larges avec le monde extérieur : je n’ai pas essayé de faire traduire mes livres. J’ai fait le choix de me concentrer sur l’intérieur tout en essayant de garder des relations avec mes collègues de l’Ouest. J’ajouterais ici que dans les ouvrages édités à l’Ouest on nous sollicitait le plus souvent pour des contributions « appliquées », des propos descriptifs et non pas théoriques. Comme si nous les féministes de l’Est, et c’est triste d’être perçues comme ça, nous étions peu capables d’autoréflexion.
En remontant à la période charnière de 1990, comment s’est passée votre adhésion aux idées féministes ? Plus concrètement de quel type de féminisme vous revendiquez-vous ?
J’ai du mal à me situer dans les catégories existantes. La théorie que j’ai développée dans mon livre Convenio. Sur la nature, les femmes et la morale est compatible avec tous les types de féminismes, elle défend l’idée d’un féminisme contextuel. Justement, à ce moment-là, j’étais très fascinée par le féminisme radical et par l’écoféminisme. Peut-être, si j’avais vécu à l’Ouest, serais-je devenue une écoféministe, mais vivant en Roumanie je ne pouvais pas me permettre le luxe de m’inscrire dans un mainstream occidental. Ce n’était pas possible parce que je vivais dans un pays où on méconnaissait ces questions. Alors, je suis partie de cette intuition théorique qui combine le choix rationnel avec l’empathie. J’ai systématiquement pratiqué un féminisme contextuel. Politiquement, je me sens plutôt attachée au féminisme libéral ; culturellement, j’ai certaines sympathies pour le féminisme post-moderne. Je ne peux revendiquer une seule appartenance sans trahir quelque chose d’essentiel en moi.
Pourriez-vous expliquer l’émergence de cette vision contextuelle en rapport avec l’expérience du communisme ?
Il est clair que, compte tenu de notre histoire, j’ai une antipathie pour le marxisme. Les questions de l’aliénation et de la double journée de travail dont parlent les féministes marxistes sont très pertinentes, mais il est certain que je n’aurais pas pu devenir une féministe marxiste pour des raisons subjectives. Après 35 ans sous un régime communiste traumatisant, je ne pouvais pas choisir une orientation marxiste. Au moment où je suis entrée en contact avec la littérature occidentale, j’avais l’impression que nous nous trouvions sur deux planètes différentes. Pour nous, sortir du communisme a signifié, entre autres, avoir accès à des produits de consommation dits « féminins » (parfums, maquillage), qui n’étaient pas accessibles auparavant. Les femmes ne revendiquaient rien de plus qu’une pause, et rêvaient de vivre, au moins une année dans leur vie, l’expérience des femmes au foyer de la classe moyenne occidentale : s’occuper de la maison, des enfants et se réaliser uniquement en tant qu’épouse et mère. Les femmes de ma génération n’avaient pas eu cette alternative. Et c’est sur ce point-là que reposait l’incompréhension entre les féministes de l’Est et de l’Ouest. Malheureusement, les jeunes femmes roumaines d’aujourd’hui qui choisissent cette alternative finissent par subir un état de dépendance qui les empêche de se réaliser autrement dans la vie sociale. Ainsi, de l’idéologie populaire du communisme et de l’émancipation des femmes par le travail, il ne reste pas grand chose.
Quelle est votre position à propos du patriarcat, plus particulièrement en Roumanie ?
Nous assistons en Roumanie à l’instauration d’un patriarcat moderne. Historiquement, nous sommes passé ?e ?s du patriarcat traditionnel à l’expérience égalitariste communiste. De cette combinaison naît maintenant le patriarcat moderne qui ressemble à ce qui se passait dans les pays occidentaux au XIXème siècle. En effet, on a vu surgir à cette époque la séparation public-privé due au processus d’industrialisation. C’est à ce moment-là que les femmes ont commencé à dépendre économiquement de leur mari, se repliant ainsi sur la sphère domestique. Ce processus n’a pas été possible à l’Est. En Roumanie, où la population agricole constituait 80 % de la population active avant 1940 et où l’industrie était peu développée, la séparation public-privé n’existait presque pas. Dans un tel contexte, on ne peut parler que du patriarcat familial traditionnel. Sur cette structure s’est greffé le communisme, c’est-à-dire l’égalité de genre sur le plan officiel, l’accès (l’obligation en fait !) au travail, l’assistance généralisée pour la petite enfance, la promotion des femmes selon un système de quotas. Dans le discours officiel, les relations entre hommes et femmes étaient caractérisées par le syntagme « camarades de travail et de vie ». L’égalité était affirmée dans la rhétorique officielle mais le patriarcat traditionnel demeurait dans la sphère privée. Au moment de la sortie du communisme, nous avions l’expérience d’un égalitarisme de genre dans la sphère étatique, d’un paternalisme d’Etat envers les citoyen ?ne ?s et d’un patriarcat traditionnel dans la sphère familiale. Ces trois aspects caractérisent bien les relations de travail, les relations politiques et les relations dans la famille. L’égalitarisme est l’un des premiers principes qui se sont effondrés avec le communisme. Actuellement, à la place de l’égalitarisme, une polarisation sociale extrêmement dure s’est instaurée, avec le renforcement de la séparation public-privé. Avec la crise économique et les grands déséquilibres financiers, on constate que les hommes occupent les positions où l’on gagne de l’argent et du prestige. Les femmes sont de plus en plus dépendantes économiquement : la moitié des femmes en Roumanie dépendent financièrement de leur mari ; après le bac, 40 % des filles dépendent soit de leur famille d’origine, soit des hommes. Auparavant, nous n’avions pas connu ce phénomène de dépendance économique (de statut aussi). Ceci est dû à la ségrégation du marché du travail, les femmes étant concentrées dans les domaines les moins rémunérés. Ainsi les hommes, clients favoris de la transition, sont partout gagnants.
Comment commenteriez-vous l’intervention internationale – les gouvernements des pays occidentaux, les organismes financiers (BM, FMI), etc., tous ces promoteurs du libéralisme économique qui, notamment, encouragent la privatisation et la démission de l’Etat social ?
Dans le socialisme, l’entreprise jouait des rôles multiples, social, éducatif, culturel, elle mettait à disposition des crèches pour les enfants, des jardins d’enfants, des cantines, elle organisait le temps libre de ses employé ?e ?s, leur offrait des spectacles, des manifestations sportives et les aidait à obtenir un logement. Au moment où les entreprises ont disparu, leurs fonctions se sont effondrées aussi. Détruire une forme de propriété et la remplacer par une autre, c’est une chose ; détruire tout un système de relations sociales, c’en est une autre. L’entreprise socialiste n’était pas un simple lieu de travail mais un mode de vie. Les gens se sont sentis abandonnés, d’où leur réaction très musclée contre la privatisation. Quand les organismes internationaux sont arrivés avec des recettes toutes faites, il n’a jamais été question de prendre en compte cette dimension socioculturelle, à savoir les fonctions multiples de l’entreprise.
Diriez-vous que le patriarcat moderne et la dépendance économique des femmes sont la conséquence de la destruction du système totalitaire ? Les organismes internationaux sont-ils directement responsables ?
Non, les organismes internationaux ont fait des erreurs de conception, mais la dépendance des femmes n’en découle pas directement, elle est la conséquence de décisions gouvernementales. Par exemple, les entreprises à dominante féminine (industrie textile et alimentaire, commerce) ont été rapidement privatisées, sans que les travailleuses licenciées n’aient reçu de salaires compensatoires. Par contre, les entreprises à dominante masculine (le noyau dur de l’industrie) ont été soutenues par le budget de l’Etat, et au moment de leur démantèlement, les hommes licenciés ont perçu des salaires compensatoires couvrant 24 à 36 mois. Ceci est une décision politique des gouvernants roumains qui ont subventionné les branches très masculines à la fois non-privatisées et fortement syndicalisées. Il y a bien sûr des syndicats dans les domaines féminins de la santé et de l’enseignement (dirigés par les hommes, il est vrai !), mais leurs revendications portent sur les augmentations de salaires, sans jamais évoquer la discrimination de genre. Il ne faut pas oublier non plus que l’Union Européenne, comme d’autres organisations internationales, joue un rôle bénéfique par ce que je nommerais le « féminisme self-service » : l’UE pousse les politiciens roumains à l’adoption de lois en faveur des femmes et de l’équilibre de genre, alors que ces mêmes politiciens n’avaient pas inscrit ces préoccupations à leur agenda.
Comment expliquez-vous le manque d’engagement pour des idéaux égalitaires parmi les intellectuel ?le ?s et plus particulièrement parmi les féministes ?
Très peu de personnes se définissent comme féministes en Roumanie. Quelques-unes se déclarent adeptes de l’équité de genre et mènent des actions pour cela. Combien de fois dans une manifestation publique, m’a-t-on demandé de ne pas parler en qualité de « féministe » mais « d’universitaire » ou « d’ONG-iste », comme si c’était un stigmate ! Je ne me suis pas laissée intimider ; j’ai essayé d’assumer cette identité jusqu’au bout à chaque fois, ce qui n’est pas le cas d’autres féministes. Dans cette nouvelle société « européanisée », le féminisme est complètement exotique, comme une curiosité dont il faudrait conserver quelques spécimens dans un musée. C’est pourquoi, en Roumanie le féminisme académique a un ascendant sur le féminisme militant. Il y a de plus en plus de monde impliqué dans les études genre, mais beaucoup moins dans le féminisme militant.
Serait-il possible d’imaginer un Etat roumain concerné par les problèmes des femmes ?
Je ne suis pas pessimiste. Voyons ce qui est fait. La Roumanie a adopté dans un délai assez court beaucoup de lois à ce sujet. Nous avons une loi sur l’égalité des chances et contre les discriminations, une autre sur le congé parental. Bien sûr, il y a des lois moins efficaces ou des aspects qui ne sont pas réglementés comme la prostitution. Sous la pression de l’Union Européenne, on a adopté une législation pour rendre la Roumanie compatible avec l’UE (c’est le « féminisme self-service » dont je parlais). Je ne suis pas non plus pessimiste à propos des politiques publiques. On pourrait dire qu’elles ne soutiennent pas vraiment les femmes à présent. Mais si la loi sur l’égalité des chances était appliquée, cela permettrait l’introduction dans le curriculum scolaire de programmes qui luttent contre les stéréotypes de genre. Avec le temps, les écoles devront appliquer cette loi et introduire des réformes. Certain ?e ?s hommes et femmes politiques sont devenu ?e ?s plus sensibles à la problématique de genre et essayent de promouvoir des politiques spécifiques. Malheureusement, ces initiatives ne sont pas institutionnalisées ou débattues publiquement, mais dépendent d’initiatives individuelles et de réseaux d’influence. Dans la nouvelle constitution, nous avons introduit le principe de l’égalité des chances entre hommes et femmes et ceci à la suite de discussions privées entre féministes et parlementaires. Aucun lobby n’existe pour la promotion d’idées féministes, tout se passe à travers des relations interpersonnelles. Pourtant, quelques organisations féministes ont œuvré des années durant, à l’exemple du Partenariat pour l’égalité avec la Open Society Foundation [Soros]. Beaucoup de solutions ont été proposées à travers le partenariat entre des commissions parlementaires et des représentant ?e ?s d’ONG. C’est vrai que la vie associative organisée est surtout urbaine et fondamentalement liée à des cercles universitaires. On ne peut en aucun cas parler d’associations de femmes ouvrières, paysannes, ou de groupes marginaux (à la seule exception des associations des femmes roms).
Pour revenir au parallèle Est-Ouest, vous dites qu’en Roumanie on est actuellement beaucoup plus proche de l’Occident qu’on ne l’était au début des années 90. Comment expliquez-vous ce rapprochement ?
Au début des années 90 nous croyions connaître le monde parce qu’on avait beaucoup lu. Je me demande si on avait vraiment lu… surtout à propos de ces aspects qui affectent directement la vie quotidienne des gens. Aujourd’hui, je me rends compte qu’on était en fait des extraterrestres. On ne savait rien de cohérent et consistant sur notre propre société, car la recherche sociale a été plus ou moins étouffée à partir de 1977. Mais les choses ont commencé à changer. La recherche sociale a beaucoup avancé et on comprend mieux l’Occident. Il y a un aspect important qu’on ne peut pas négliger : 85 % de la population en Roumanie ont accès aux médias qui transmettent des informations sur l’Occident et cela change la perception. Le discours raciste, nationaliste, homophobe, sexiste du début des années 90 n’est plus le même aujourd’hui. Si on fait des comparaisons en politique ou dans les médias, les comportements ont profondément changé depuis les années 90. Mais les changements ne sont pas aussi rapides qu’on voudrait…
Pour fonder l’ONG AnA [4], vous avez institutionnalisé ce qui était à la base un groupe d’amies. Comment cela s’est-il passé ?
Il y avait aussi des hommes… C’était très intéressant et je me suis beaucoup engagée. Ce cercle, qui a généré par la suite Societatea Ana, c’était surtout beau ; il y avait quelque chose d’esthétique et d’émotionnel. On se sentait épanoui ?e ?s. Mon mari et un autre homme du groupe ont suggéré de fonder une association en nous poussant à devenir une institution et à chercher à avoir un impact public en 91. Laura Grünberg, une femme plus entreprenante que moi dans ce sens, s’est chargée des formalités nécessaires et je suis restée juste dans un rôle de mentor. Avant 89, on était un groupe d’amies qui se réunissait deux fois par mois. On se donnait un mot, un concept et chacune était censée en faire quelque chose de créatif (peinture, chanson, conte) jusqu’au jeudi suivant. Par ailleurs, on étudiait des textes, des auteur ?e ?s. On passait presque toujours les vacances ensemble, on élevait ensemble nos enfants, on s’aidait beaucoup pour survivre. Et pour fêter le Nouvel An, on faisait une revue satirique, avec des dessins et des textes, dans des conditions rudimentaires. C’était tout simplement une association volontaire, quelque part plus authentique et plus riche qu’une ONG. On était quatre femmes et nous sommes toutes devenues féministes d’une manière ou d’une autre. Nous sommes restées ensemble malgré tout, depuis plus de 20 ans. Ce qu’on fait ensemble à présent est lié aux Etudes Genre, alors que les hommes du groupe n’ont plus d’activité commune. A la différence des hommes, ce groupe a donné aux femmes une identité commune, un cadre pour se développer, pour créer ensemble : peut-être, pour devenir féministes. La relation fut plus étroite entre Laura et moi. On se voyait en dehors du groupe aussi. Nous écrivions toutes deux de la littérature, nous lisions nos écrits réciproquement. Maintenant je me rends compte que dans cette littérature, il y avait en germe quelque chose où s’exprimait une identité féminine. On était l’une pour l’autre le public et la critique, c’était très riche en émotions ; la joie et la peur à la fois. C’est intéressant de voir comment, pour vivre le gynécée, on avait besoin de cette intimité à deux. On avait l’impression que les autres membres du groupe n’auraient pas pu comprendre. Un gynécée culturel à deux. Quand Laura a commencé les démarches pour fonder une ONG, nous avons dû en payer le prix. La recherche de financement a pris le pas sur la dimension émotionnelle. C’est une réalité douloureuse : les ONGs doivent généralement être financées de l’extérieur du pays, car à l’intérieur il n’y a pas d’argent. Du coup ce fonctionnement n’avait plus rien à voir avec le désir de créer et rendre public ce qu’on créait.
Etes-vous satisfaite des résultats obtenus avec AnALize et le programme des cours en Etudes Genre ?
Je crois que de par ma nature j’ai adopté une vision stratégique à long terme. En ce qui concerne les résultats il faut relativiser. Si je vois les choses d’un point de vue normatif, je ne suis pas contente ; si je porte un regard historique, il y a beaucoup d’aspects qui ont changé en bien : deux ONGs, Ana et Filia [5], actives dans les études féministes ; le programme de master en Etudes Genre, les doctorant·e·s. Il est vrai que chaque année 50 % des doctorant·e·s partent poursuivre leurs études à l’étranger. Mais parmi celles et ceux qui restent (je parle de mes doctorant·e·s), la plupart appliquent une perspective de genre à la théorie politique ou aux questions liées aux politiques publiques. Il y a aussi quelques collaborateurs et collaboratrices qui s’investissent dans des projets éditoriaux – nous avons publié 16 livres [6] dans une collection ’genre’ que nous dirigeons. Il y a encore ceux et celles qui ont des projets locaux plus appliqués contre les formes de discriminations, pour un enseignement plus sensible au genre, etc. Symboliquement parlant je me sens en fait comme une sage-femme, j’ai aidé et j’aide à ce que les choses prennent forme, naissent : en tant que doyenne de la Faculté de Sciences Politiques pendant un certain temps, en tant qu’enseignante depuis toujours.