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L’autogestion, c’est pas de la tarte !

dimanche 30 janvier 2005, par Dominique Foufelle

Plusieurs centaines de familles occupent depuis cinq semaines un terrain à l’est de Porto Alegre. Elles y ont monté des maisons en bois. Elles veulent l’acheter et s’y installer. Au cours de cette lutte fervente qui les oppose à la municipalité, elles doivent aussi vaincre les conflits de pouvoir… Et ça n’est pas le plus facile ! [1]

Cinquante familles sont arrivées le 12 décembre 2004 sur ce terrain à une trentaine de kilomètres à l’est de Porto Alegre, destiné à des logements sociaux dont on attend toujours la construction. Elles venaient d’un immeuble en ville dont on les avait expulsées. La police a tenté là encore de les éjecter par la force ; mais elles/ils ont tenu bon. Actuellement, neuf cents familles occupent l’espace. Il était prévu pour cinq cents au plus. « On a réduit les parcelles pour faire de la place à tout le monde », raconte Agenis Reinoço Bubas, une occupante de la première heure.
L’objectif des négociations entamées avec la municipalité est de pouvoir acheter le terrain, à un prix accessible évidemment, pour s’y installer progressivement, enfin délivré-es de la peur de l’expulsion. Déjà, les parcelles attribuées (même surface pour tout le monde) sont délimitées par des cordes ; des maisons en bois ont été bâties, tantôt avec des planches neuves, tantôt de bric et de broc ; des tuyaux sillonnent le terrain, distribuant l’eau municipale grâce à un captage sauvage.

Chaud, le débat !


Le jour du passage du président Lula au FSM, les occupant-es ont organisé une Marche sur l’Office du logement de Porto Alegre. La question de savoir si cette action mettait la pression à un moment opportun ou risquait de nuire aux négociations en cours, agite l’assemblée qui se tient ce 30 janvier dans une clairière ombragée. L’assistance se réduit à une quarantaine de personnes – maigre pour 900 familles. Mais celles et ceux qui sont là, visiblement, s’engagent à fond dans la lutte.
Décidée pour préparer l’échéance du 3 février, jour où la municipalité décidera de leur sort, la discussion porte sur des choix de stratégie. Le débat devient houleux. Des hommes monopolisent le micro (superflu, d’ailleurs). Quelques femmes interviennent, plus brièvement. L’une d’elles, jeune, portant un bébé dans les bras, contredit un orateur sans attendre son tour de parole et se fait vertement rembarrer au nom de la « bonne éducation ».
Et si on leur demandait leur avis, à elles, sur le pourquoi du comment ?

Miranda, femme de consensus


Irma Miranda ne fait pas partie des occupantes, mais ayant déjà vécu cette expérience, elle vient apporter son soutien pratique. Elle fait partie de l’ONG « Nature, citoyenneté et paix », qui informe les citoyen-nes de leurs droits. Un travail très pragmatique, dit-elle.
Elle reconnaît qu’il y a des conflits récurrents – entre gens du « dedans » et gens du « dehors » ; entre ancien-nes et nouveau-elles occupant-es ; entre membres du PT (Parti des Travailleurs, celui de Lula) et les autres, affilié-es ou non à un autre parti ; entre ceux qui veulent construire et viabiliser le terrain par leurs propres moyens et ceux qui revendiquent l’intervention de la municipalité sur ce point – sans exprimer clairement si et comment ces différentes factions s’entrecroisent, encore moins où elle-même se situe. Mais ces conflits ne l’effraient guère, à condition qu’ils soient exposés, et surtout résolus, pour laisser la place à l’organisation concrète et la construction.
Oui, explique Irma Miranda, les leaders sont presque exclusivement des hommes et le rôle des femmes se réduit à les assister. Quand les femmes se réunissent, elles parlent de questions pratiques, comme la santé. Elle-même, toutefois, se considère comme une leader.

Gislaine, la bouillonnante


Gislaine Sdoiersski, celle qui plus tôt s’est faite rembarrer par un des leaders, déclare justement vouloir lutter contre leur pouvoir. C’était la raison de sa colère : chaque groupe se range derrière son chef, alors que pour gagner, il faut s’unir. Parmi les premières occupantes également, elle explique que, de 10 x 20 m, les parcelles ont été réduites à 7 x 10 m. Elle n’a rien contre : il faut faire de la place à tout-es celles et ceux qui en ont besoin, ce qui représente 90% des gens, estime-t-elle. Reste les 10% qui, ayant les moyens de loger ailleurs, ne s’en approprient pas moins des parcelles – ce sur quoi elle manifeste son vif désaccord.
Gislaine Sdoiersski vit avec ses cinq enfants et sa mère. Elle n’a pas de mari, pas de travail non plus. Les femmes dans une situation similaire sont extrêmement nombreuses ici, raconte-t-elle – ajoutant qu’elle croit bien qu’on les écoute, quand elles parlent, évidemment.

Clotilde, discriminée car célibataire


Pour Clotilde Figueiredo, le problème des conflits de factions ne fait pas un mystère : il s’agit ni plus ni moins de s’approprier le pouvoir. Les divergences d’opinion portent sur des points si minimes qu’ils ne valent même pas la peine d’en parler. Elle pense toutefois que le groupe « d’opposition » veut faire barrage à l’influence du MNLM, le mouvement pour le droit au logement (qui fait partie du réseau No Vox). Ce combat des chefs se livre exclusivement entre hommes. Elle le déplore vivement, car il entraîne une désorganisation et favorise l’individualisme.
Sa tentative de créer une commission de femmes s’est soldée par un échec, faute de participantes. Est-ce parce qu’elle appartient à une espèce rarissime, celle des « vieilles célibataires » ? Cela lui vaut, raconte-t-elle, d’être victime de discrimination. A 45 ans, Clotilde Figueiredo reconnaît l’urgence des problèmes rencontrés par les très nombreuses femmes chefes de famille, mais estime devoir faire face elle-même à un problème grave, celui du vieillissement.
La commission femmes, elle la voulait organisatrice d’actions communes, tels des marchés dont les bénéfices seraient redistribués. Elle a également tenté de monter un espace de visibilité pour les occupant-es du terrain durant le Forum. Du groupe initial sur ce projet, il n’est bientôt plus resté qu’Irma Miranda. Elles voulaient organiser une vente de fripes pour le financer… quand le chef du groupe « d’opposition » leur a assuré que l’obtention d’un espace avait été réglée par ses soins. Mensonge. Clotilde Figueiredo a alors essayé de louer une place pour y vendre de l’alimentation tout en informant sur l’occupation. Mais trop tard, trop cher… Au cours de cette expérience douloureuse, elle aura tout de même marqué un point : sa rencontre avec le réseau Démocratiser radicalement la démocratie, dont elle espère le soutien.

Sous surveillance


Tandis que nous discutions avec Irma Miranda, un peu à l’écart de l’assemblée, un homme s’est approché sans y avoir été convié pour écouter nos propos. Un curieux, sans doute… Mais voilà qu’alors que nous allions à la rencontre de Gislaine Sdoiersski, un autre nous héla et nous imposa sa compagnie, arguant du fait qu’il était « de la sécurité ». Il n’hésita pas à répondre à la place de l’interviewée, jusqu’à ce que nous le priions de s’en abstenir. Scénario équivalent avec Clotilde Figueiredo : un troisième homme s’invita sous l’auvent de sa maison où nous étions installées, jetant immédiatement un froid sur la conversation.
En serait-il allé de même si nous avions pris des hommes à part ? Impossible de le savoir. Toujours est-il que cette surveillance nous inquiéta d’autant que la suspicion ne semblait pas nous viser, nous, journalistes étrangères (notre deuxième casquette de militantes nous en protégeait peut-être) mais nos interlocutrices. Est-ce à dire que la confiance ne règne pas ? Que la parole est confisquée ?
Ah ! construire la démocratie, ça n’est pas gagné d’avance ! Et, au risque de passer pour des gâteuses, répétons-le : sans les femmes, on n’y arrivera jamais.

P.-S.

Dominique Foufelle - 30 janvier 2005

Notes

[1] Le titre est emprunté, à titre d’hommage, au livre de Marcel Mermoz, co-fondateur dans les années 1950 de la coopérative horlogère de Boismondeau, Valence, président dans les années 1980 de l’association des Amis de Panaït Istrati.

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