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10000 Haïtien-nes expulsé-es de République Dominicaine en une semaine : qui dit mieux ?

samedi 18 décembre 2004, par Joëlle Palmieri

Avec l’arrivée du néolibéralisme en République Dominicaine, les expulsions en masse d’Haïtien-nes sont quotidiennes. Main d’oeuvre très bon marché, le peuple voisin fait le petit lait des sucriers et des multinationles.

En 1492, le colonisateur Colon débarque sur une île paradisiaque, peuplée de Taïnas et de Taïnos, qu’il baptise Hispaniola. Vingt ans après, la population indienne originelle a disparu et l’importation d’esclaves Noir-e-s commence. Aujourd’hui divisée en deux ¬—Haïti et la République Dominicaine— l’île est plongée dans la misère. Haïti la Noire, premier pays à gagner, de haute lutte, son indépendance, est aujourd’hui le pays le plus pauvre du continent. La République Dominicaine, après des années de dictature exercée par Trujillo d’abord puis Balaguer ensuite, s’est spécialisée dans le tourisme —surtout sexuel— et l’exportation de femmes Noires aux Etats-unis et en Europe, pour le service domestique et/ou la prostitution.
Depuis plusieurs jours, un thème fait la Une des médias dominicains : expulsion de 10000 Haïtien-nes en une semaine, arrêté-es principalement dans les régions de Jimani et de Pedernales, mais aussi en ville. L’armée fait des razzias dans les bus, dans les champs et jusque dans les baraques de fortune (bateys) des travailleurs de la canne pour capturer les indésirables. Pour les expulsé-es, pas question d’emmener avec eux quoi que ce soit des maigres effets gagnés à la sueur de leur front. Les familles sont séparées brutalement. Les enfants capturés à part sont abandonnés seuls et sans aucune ressource de l’autre côté de la frontière.

Néolibéralisme, racisme et migration

Leur crime ? Etre Haïtien-nes, être plus Noir-es, paraît-il, que la population dominicaine. Et surtout, travailler dur dans les champs, dans la construction et dans la prostitution, pour trois fois moins que la main d’œuvre dominicaine. Cette migration n’est pas nouvelle : depuis des décennies, la misère pousse la population haïtienne à chercher en République Dominicaine une amélioration de son sort. Pour l’économie dominicaine, c’est une bénédiction. Chaque année, la Direction de migration dominicaine, l’armée et le ministère de la Santé, engagent très officiellement 16 ou 17.000 personnes pour couper la canne-à-sucre dans les grandes plantations d’Etat. Sonia Pierre, responsable de l’organisation MUDHA (Mouvement de femmes dominicaines-haïtiennes) et elle-même d’ascendance haïtienne, explique : ils leur font relever leur chemise, pour voir s’ils sont forts, ils regardent leurs dents, pour voir s’ils sont sains, ils leur donnent un cachet déparasitant, pour dire qu’ils se préoccupent de la santé de la main-d’œuvre. Seuls les hommes, bien entendu, sont considérés comme de véritables travailleurs : femmes et enfants ne sont pas inscrits dans les registres et travaillent de manière officieuse. Malgré les conditions de travail absolument infra-humaines qui leur sont faites, la plupart restent dans le pays une fois terminé leur contrat officiel. Certain-es vivent en République Dominicaine depuis trente, quarante, cinquante ans. Beaucoup sont né-es là et n’ont jamais connu Haïti. Pour des raisons évidentes, les chiffres exacts ne sont pas disponibles, mais MUDHA déclarait récemment à la presse que 208000 enfants d’origine haïtienne, nés en République Dominicaine, sont actuellement "des morts civils". En effet, les autorités dominicaines se refusent à enregistrer leur naissance, les privant ainsi de nom, de nationalité et du coup de tout accès à la scolarisation et à la santé.

Montée du nationalisme


C’est cette situation qu’a dénoncée un rapport de l’OEA (Organisation des Etats Américains), rendu public le 27 octobre. En effet, selon la Constitution dominicaine, tout enfant né sur le territoire acquiert automatiquement la nationalité dominicaine, en fonction du "droit du sol" [1]. Selon la plupart des journaux, c’est ce rapport qui a suscité la colère des autorités dominicaines. Sans tarder, l’archevêque Nicolas de Jesus López Rodríguez a dénoncé pêle-mêle les Etats-unis, la France, les ONGs et tous les organismes internationaux qui selon lui se mêlent indûment de la politique dominicaine. Pour lui, dans ce cas c’est la constitution haïtienne, fondée sur le "droit du sang", qui devrait prévaloir. Les trois principaux partis dominicains n’ont pas hésité à convoquer une manifestation conjointe en défense de la "dominicanité", menacée par la "noirceur" haïtienne. Le 21 novembre, plusieurs centaines de personnes défilaient dans les rues de la capitale au son de "Haïti est un problème de la communauté internationale", tandis que le président Leonel Fernández annonçait une réforme constitutionnelle visant à durcir les conditions d’accès à la nationalité dominicaine.
Cependant, l’explication du rapport de l’OEA est un peu courte. D’abord, selon certains observateurs, cette montée du nationalisme le plus rance ne serait qu’un paravent pour occulter d’autres points également graves soulevés par le rapport de l’OEA. Comment notamment plus de 200 morts violentes et inexpliquées ces derniers mois, 86% des détenus dans les prisons privés d’eau, d’électricité, de médicaments et même d’espace. Ou encore 45.000 enfants vivant dans la rue et au moins 200.000 enfants (légalement dominicains) privés d’accès à l’école, dont un quart dans la région sud du pays. Ceci sans parler de la grave situation économique du pays, où l’électricité manque chroniquement et d’où une bonne partie de la population rêve de s’échapper, tout autant sans doute que d’Haïti ou de Cuba, dans l’espoir de mieux vivre. Le racisme bien réel d’une partie de la population dominicaine est instrumentalisé, et même fomenté, comme partout ailleurs, pour masquer la crise économique et politique du pays.
Ensuite, comme l’explique la responsable de MUHDA, c’est surtout du côté des transformations néolibérales qu’il faut aller voir. En effet, les plantations de canne-à-sucre, jusqu’ici publiques, viennent d’être privatisées. Les heureux bénéficiaires ? Des consortiums nord-américains, coréens, espagnols et français... Pour cette saison, qui antécède précisément la privatisation, les salaires des travailleurs de la canne n’ont pas été payés. Surtout, en expulsant la main d’œuvre haïtienne, l’Etat dominicain s’évite — et évite aux propriétaires privés — de payer les retraites, pensions d’invalidité et autres justes indemnisations dûes à ces personnes, qui travaillent parfois depuis des décennies à la prospérité du secteur sucrier. De surcroît, en faisant expulser ces personnes par l’armée, aux frais des contribuables donc, l’Etat dominicain épargne autant de frais de transport et de rapatriement au secteur privé. Et pour conclure, Sonia Pierre explique : dans quinze jours, commence la nouvelle récolte de canne... Qui la coupera ? Certainement pas des Dominicains...

P.-S.

Jules Falquet - 1999

Notes

[1] A part les enfants d’ambassadeurs et du personnel diplomatique dûment accrédité.

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