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No pasaran ! Trabajaran !

vendredi 31 décembre 2004, par Joëlle Palmieri

Telle est la situation des Haïtien-nes en République dominicaine. Pas de droit de passage, pas de droit au travail, pas de droit à la terre, à une identité, au vote… le tout avec la complicité des deux gouvernements de l’île de Saint-Domingue et des patrons, qu’ils soient grands propriétaires terriens ou amateurs de zones franches. Un apartheid sans nom, contre lequel les principaux intéressés ne peuvent lutter, adossé à un tourisme de masse qui embrasse sans état d’âme la prostitution que ce système génère.

Fermez les yeux. Vous êtes à Saint-Domingue. Cette île, tout en longueur, non loin de Cuba et de la Floride, au cœur des Caraïbes qui a la particularité d’héberger deux pays, Haïti à l’Ouest, la République dominicaine à l’Est. Vous êtes plus précisément sur la côte Sud, en bord de mer, turquoise, évidemment. Vous êtes parti-e de Santo Domingo (la capitale de la Dominicanie comme se plaisent à la nommer les Haïtien-nes) et vous vous dirigez plein Est, vers Punta Cana, le paradis. Il fait chaud, un peu humide, mais c’est bon. A bord de votre 4x4 de location avec chauffeur, vous pouvez apercevoir sur votre droite la mer, ses palmiers et son atoll de corail, mais surtout un alignement d’hôtels plus attractifs les uns que les autres (casino, piscine, plage privée…), et sur votre gauche, rien. Intrigué-e, vous vous décidez, après quelques kilomètres, de tenter une sortie de l’autoroute, direction centre de l’île. Une petite escapade à la campagne ne peut pas faire de mal ! Et hop ! Le chauffeur tourne à gauche. Pas vraiment une route, plutôt un chemin, étroit, boueux, des pierres, afin de colmater la chaussée de temps à autres. C’est chaotique, mais pittoresque. Des champs de canne à sucre. A gauche… à droite. Sans fin. Vous avancez, irradié-e de secousses, mais le décor ne change pas. Vous ne voyez pas une âme qui vive. Comme un arrêt sur image. Non, c’est faux, le ciel change. Parfois, d’épais nuages noirs viennent assombrir votre vue. Merde ! ça y est, il pleut. Le chauffeur, tout en activant les essuie-glaces du véhicule, tente une blague (en espagnol) : « vous savez, on va être obligés de rester là-bas, on va pas pouvoir rentrer ! ». Et il se marre. Par politesse, vous riez aussi. Mais, de quoi parle-t-il ? C’est quoi « là-bas » ? Pourquoi c’est si drôle ? Pendant les deux heures que vous passerez à atteindre ce « là-bas », pour peu que vous soyez un tantinet curieux-se, vous apprendrez beaucoup. Vous vous dirigez vers un batey, sucrerie en espagnol. Bâtis il y a plus de 90 ans, ces lieux avaient pour vocation d’héberger les travailleurs de la canne. Loin d’une époque où les républiques n’existaient pas, où les esclaves noirs d’Afrique étaient envoyés en Haïti et où les Espagnols venaient conquérir la terre dominicaine. D’ailleurs en 2004, on fêtait le 200e anniversaire de la création de la première république noire, Haïti. 110 ans donc après l’abolition de l’esclavage, les grands propriétaires terriens, venus d’Espagne et pour la plupart devenus dominicains, employaient des Haïtiens, devenus libres, pour faucher la canne, en extraire le sucre, en distiller le rhum… Ces hommes reconstituaient leur force de travail, après douze heures intensives de fauchage à la machette, dans des cabanes, sans eau ni électricité, sans couche, sans latrine, un peu de riz et basta. Reconstituaient ? L’imparfait est-il de mise ? Plus vous approchez du batey, plus le ciel se fait lourd, la chaleur écrasante, et les moustiques agressifs. Vous y êtes. Le spectacle ne se fait pas attendre. Des baraques, aux portes déglinguées, toutes noires, côte à côte, de la terre battue. Une, deux poules. Des femmes assises sur des seaux en fer qui nettoient avec on ne sait quoi ce qu’on pourrait imaginer être du linge. Des vieux affalés à même le sol. Des vieilles, dont on ne peut pas vraiment identifier l’âge, l’œil brillant, toutes maigres et prêtes à faire la conversation. Des enfants, partout, qui courent, rient. Ils vous demandent des jouets. Où vont-ils à l’école ? Il n’y en a pas. Pas d’hommes – ils sont au travail. Peu de jeunes femmes. Les seules que vous voyez sont en jeans tout neufs. Bizarre… Ça fait tache dans ce décor sordide. L’un d’elle vous invite à visiter son logis. Ils sont sept, elle, son mari, leurs cinq enfants. Il fait noir. Il n’y a pas de lumière, comme elles disent. Il n’y a pas d’électricité en effet. Vous distinguez trois pièces, séparées par des linges. Pas de lit. Pas d’évier – il n’y a pas l’eau courante non plus. Des bassines. Plein. Une sert à faire ses besoins, dont les femmes iront ensuite jeter le contenu dans « l’espace commun » au milieu du batey – il n’y a ni tout-à-l’égout, ni latrines -, une autre à préparer le riz, quand il y en a, sinon de l’eau avec un peu de sucre fait l’affaire. Dans un coin, une espèce de réchaud. Des bouts de ferraille, avec dedans une sorte de charbon incandescent… qu’elles achètent. C’est le coin cuisine. Vous demandez comment font-elles pour se laver, laver les enfants ? Il y a un fleuve à un kilomètre. C’est là qu’elles vont. L’eau y est non potable.

Prostitution et sida

Mais quel âge peuvent-elles bien avoir ? Combien d’enfants ? Elles peuvent avoir douze ans. Avoir déjà eu leur premier enfant, puis deux, trois, jusqu’à sept. Elles accouchent entre elles, sans sage-femme, sans aucun secours médical possible (il est à plus de deux heures et les hélicoptères ne sont pas prévus). 50% d’entre elles meurent en couche. Les cinquante autres font le chemin inverse, marchent parfois quatre heures, direction les hôtels, ou plutôt les touristes mâles. Elles se prostituent. S’organisent entre elles, se passent les bons tuyaux, tant sur les clients que sur les positions, les crèmes, les onguents avec lesquels elles doivent enduire leur outil de travail : leur partie du corps qui va de la taille à mi-cuisse, comme elles ne se gênent pas de préciser. Quelquefois, elles initient leurs filles aînées. Agées de dix ans parfois… Les clients quant à eux sont au jus. Ils sont sexagénaires pour la plupart, viennent en bande, d’Europe, d’Amérique du Nord, et attendent qu’on tape à leur porte de chambre. Ils ont l’air de se régaler. Vous apprenez que le taux de sida en République dominicaine ne cesse d’augmenter. Ils s’en moquent du moment qu’une môme leur suce la bite, sans compter le reste.... Selon l’Unicef, « pour la période comprise entre janvier et octobre 2002, le nombre cumulé de personnes séropositives s’est élevé à 13223, la transmission par la voie sexuelle étant la principale cause d’infection (75,2 %). » Et encore : « On estime que 2,2 % de l’ensemble de la population sont séropositifs, au nombre desquels on compte 5120 enfants de moins de 5 ans. Le nombre de décès dus au sida s’élève au total à 34050. L’épidémie de vih/sida frappe principalement les adolescents et les jeunes. » Pendant ce temps, ce sont les grand-mères qui élèvent les enfants… qui restent.
La nuit va tomber, il est moins de six heures de l’après-midi – vous vous souvenez tout d’un coup que vous êtes aux tropiques – et vous n’y voyez plus clair du tout, au réel/présent comme au figuré. Une lueur pourtant attire votre regard. Dans une cabane, un peu plus loin, une lueur scintille. C’est le cours d’alphabétisation. Des adolescentes, pour la plupart, s’orientent en masse, un petit cahier à carreau sous le bras, vers leur rendez-vous bihebdomadaire. Une association caritative organise ces cours, en trouvant sur place une professeure qui va tenter de leur faire rattraper le retard. Ma-mi-mo, ta-ti-to, voyez-vous sous la lumière de votre torche. Et en guise de tableau, un carton noir, où l’institutrice écrit à la craie quelques mots et conseils. Agglutinées avec leurs enfants dans cette cabane éclairée à la bougie – à la « baleine » comme elles disent -, elles espèrent changer leur vie tout en remerciant Dieu de les avoir aider à venir jusqu’ici… Elles parlent. Du sida, du planning familial, de leurs droits. Elles sont contentes. Parce qu’en Haïti, c’est pire. Pourtant ici, les Haïtien-nes n’ont aucun droit : pas de papier, pas le droit à l’école, aux soins, au travail, pas de droit de vote évidemment – d’ailleurs c’est écrit noir sur blanc sur leur carte de séjour pour ceux et celles qui en ont : « no vota ». A ce propos, avoir un titre de séjour est payant, environ 12000 pesos (330€). Pour ceux et celles qui sont née-s en Dominicanie, c’est gratuit, mais les « autorités » procèdent systématiquement et assidûment à une enquête de salubrité publique, qui rend la procédure dantesque. Ils sont un million, les Dominicains sept, dont la moitié en clandestinité. Et pourtant, ils représentent 100% des travailleurs de la canne, 80% de la main d’œuvre dans le bâtiment, industrie pour le moins florissante de ce côté de l’île, et les femmes 80% des domestiques dans les hôtels ou chez les particuliers. Un travailleur de la canne gagne 42 pesos pour une journée de travail (douze heures), soit environ 1,50€ par jour, 39 euros par mois. Vous faites vite le calcul, ils travaillent six jours par semaine. Un Dominicain, quoiqu’il fasse, gagnera systématiquement cinq fois plus. C’est encore pas beaucoup, mais c’est plus. Parfois, les Haïtiens sont ramassés dès l’aube à la frontière et embarqués par camions direction les champs. A la fin de la journée, retour à la case départ, peine d’expulsion, sans aucune indemnité de quelque ordre. Pour ceux qui réussissent à consacrer leur vie au fauchage de la canne, les propriétaires proposent deux solutions : retourner au pays (Haïti) ou rester au batey, en attendant la mort. Dans tous les cas, pas question de retraite ! Mais, vous vous dîtes : « que fait la police, la justice ? ». Eh bien, elles sont de mèche avec le gouvernement dominicain qui lui-même est de mèche avec son homologue haïtien (qui profite de l’occasion pour se débarrasser de quelques ressortissants), et tous deux organisent leurs combines avec les propriétaires terriens (il y aussi le tabac et le café) et aujourd’hui, les restaurants chinois et les zones franches. Un pays de non-droit pour les immigré-es et tout particulièrement pour les Haïtien-nes. Un racisme historique. Une discrimination constitutionnelle. Un esclavage co-organisé, en toute impunité. Une contradiction incompréhensible vis-à-vis de ce peuple qui a été le premier à abolir l’esclavage… Le chauffeur y va de son dicton : « on sait se tenir nous ! on a été éduqués par les Français ! ». Il rigole encore. Vous, vous riez, nerveusement. Il fait nuit. La balade est finie. Vous reprenez le chemin de la civilisation. Deux heures encore.

Pour un rappel historique, lire l’article de Jules Falquet : 10000 Haïtien-nes expulsé-es de République Dominicaine en une semaine : qui dit mieux ?

P.-S.

Joelle Palmieri - 7 décembre 2004

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