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Depuis que le train ne siffle plus

La privatisation du rail malien

dimanche 31 octobre 2004, par Laurence

Il y a plus d’une année, autorités gouvernementales maliennes et sénégalaises ont procédé à la mise en concession de l’axe ferroviaire Dakar-Bamako à la société Transrail, provoquant ainsi la mise au chômage de nombreuses personnes. Les conséquences de cette privatisation ne se sont pas fait attendre, au nom de la rentabilité, de nombreuses gares ont été fermées et le trafic voyageur a fortement diminué. Un désastre pour les populations dont les activités étaient rythmées par le passage régulier des trains. En particulier, l’économie de ces régions, portée le plus souvent pas les femmes, est stoppée net.

La République du Mali, territoire véritablement continental de l’Afrique de l’Ouest, est très vaste et en majorité désertique. Son économie, fondamentalement agropastorale, est fortement tributaire, autant pour ses échanges internes qu’externes, d’un système de transport en formation, essentiellement composé de pistes rurales pour ne pas dire de sentiers.
Les ports de la côte Atlantique, desservant son territoire, sont reliés à notre pays par des voies routières à petit débit et dont l’état devrait être amélioré. Le port de Dakar est le terminus maritime de la seule ligne de chemin de fer, long de1288 km, qui dessert le territoire du Mali. Le premier train d’exploitation commerciale est arrivé à Bamako, l’actuelle capitale de la République du Mali, le 04 mai 1904.
Sous l’autorité coloniale, ce fut l’outil de l’évacuation des produits de traite tels que le coton, l’arachide…
Les luttes pour l’émancipation des peuples de la région ont mené à la création de la Fédération du Mali, à laquelle appartenaient les territoires des républiques actuelles du Mali et du Sénégal. A l’éclatement de cette union éphémère du Soudan Français et du Sénégal, se sont formés deux Etats indépendants – le Mali et le Sénégal qui ont chacun créé une régie de chemin de fer, exploitant la portion de ligne se trouvant sur son territoire. Le dialogue s’étant renoué, une convention d’exploitation commune de l’axe ferroviaire dans on ensemble a vu le jour.

Ruinée par les affairistes


Au moment où l’on pouvait penser que la bataille du rail est en voie d’être gagnée, les milieux politico-affairistes, sentant la « bonne chère » que représentait, à leurs yeux, la RCFM (Régie du Chemin de Fer du Mali), ont juré de la terrasser et de la soumettre à leur ordre. Tour à tour, la RCFM a servi de vache à lait au pouvoir militaire du Comité Militaire Libération Nationale (CMLN), puis de caisse de fonctionnement et de campagne de l’Union Démocratique du Peuple Malien (UDPM) ; de trésor aux réseaux de malfaiteurs de tous les bords, pourvu, qu’ils se réclament du Parti Africain pour la Solidarité la Justice (ADEMA – PASJ) ou que l’on s’avère une bonne « pompe distributrice », capable d’arroser ses maîtres, financer, à coup de dizaines, pourquoi pas, de centaines de millions de nos francs, les campagnes diverses, se servir royalement tout en sachant être suffisamment arrogant pour se faire passer pour le « chargé de mission » secrète du pouvoir en place. Dès lors, que l’on arrive à répondre à ce signalement, l’impunité la plus totale est assurée à l’auteur des pires excès dans la gestion de la chose publique.
Les dégâts de tout genre ne se sont pas fait attendre, l’entreprise qui, malgré la saignée épouvantable que les pouvoirs publics lui imposaient, avait une assise stable et un outil pouvant assurer la continuité de la production de transport sur des bases acceptables en interne, venait, quand même, de plonger vers le fond de l’abîme.

La mise en concession

Après toutes les promesses électorales faites par l’actuel président de la République, il a procédé à la mise en concession du chemin de fer conjointement avec le Sénégal, le 01 octobre 2003, tout en donnant au repreneur la liberté d’exploiter seulement le service de transport de marchandises. Quant au transport des passagers, il est laissé à un opérateur fantôme, coté malien (la RCFM) et la SNCS (résiduel), du coté sénégalais, qui ont délégué, dans le cadre d’une convention d’exploitation, les opérations ferroviaires en la matière au repreneur.
Mohamed Tabouré, secrétaire à la communication de Cocidirail, explique que Transrail a rejeté le trafic voyageur au profit du seul trafic marchandise rentable. Le contrat impose des compensations financières supplémentaires à l’Etat malien afin que Transrail daigne assurer le trafic voyageur et impose au Sénégal et au Mali de s’endetter à hauteur de 14 milliards pour l’achat de locomotives et de voitures.
La RCFM, dont le patrimoine a été évalué à plus de cent cinq milliards de Fcfa, a été ainsi bradée à moins de sept milliards de nos francs, payables en sept ans.
Ce transfert de la gestion et du bénéfice de l’exploitation du chemin de fer – « concession globale » - s’est opéré dans un contexte de mépris de la loi fondamentale de la république du Mali, des intérêts, de la sécurité alimentaire, sécuritaire et sanitaire et du droit à la vie des populations sans compter leurs droits humains les plus élémentaires. La mise en concession a purement et simplement reclus certaines populations à rester coincées dans leur territoire au risque d’abandonner les lieux.
Voilà comment, depuis le 1er octobre 2003, une société de droit malien, constituée par la société canadienne de chemin de fer, CANAC et la française d’opération maritime, GETMA, en partenariat avec des milieux très difficiles à identifier et à caractériser, exploite l’axe ferroviaire Dakar–Bamako, ignorant la section Bamako – Koulikoro et les besoins de transport des populations et de l’économie locales.
Les conséquences ne sont font pas attendre : 700 cheminots sont licenciés. Les droits des cheminots retraités ou victimes d’accidents du travail et de leur famille sont gravement compromis. Le trafic voyageur est très réduit. Et au nom de la rentabilité, 26 gares sur 36 sont fermées. [1]

Problèmes sécuritaires et sanitaires

Les localités situées le long de la voie ferrée ont vu leur quotidien se bouleverser fondamentalement depuis le 1er octobre 2003. A compter de ce jour, les villages ont perdu l’unique moyen sûr de communication avec le reste du monde. Les habitants des villages riverains ou simplement de la région du chemin de fer, les femmes surtout, mènent leurs activités en s’appuyant sur la circulation des trains. Les infrastrucutres sanitaires n’étant pas dans chaque village, le chemin de fer est le véhicule permettant leur ralliement.
Actuellement, dans la région du chemin de fer, il n’est pas rare de vivre de véritables drames humains. La période écoulée a vu se multiplier les cas de décès de malades – adultes et enfants - qui, faute d’atteindre les centres de santé en vu de bénéficier d’un service médical, ont perdu la vie. De même, des femmes enceintes, faute de pouvoir disposer d’un train pouvant les amener vers une maternité, ont connu des souffrances intenses en plus de celles inévitables inhérentes à leur état, hélas souvent, ont péri.
Les populations sont tellement exposées, que n’importe quelle épidémie ferait d’énormes dégâts, le temps que, d’une part, une autorité soit informée ; d’autre part, qu’un moyen soit trouvé pour porter secours. Cet état de choses est inconcevable. Car l’Etat doit remplir ses obligations régaliennes. C’est d’autant plus grave et intolérable, que ceci relève du non-respect de la personne humaine et de ses droits autant que du mépris pour les communautés en question.

Des conséquences désastreuses pour l’économie populaire locale

Dans la région du chemin de fer, surtout en milieu rural, les populations, en particulier, les femmes et les jeunes, mènent en connexion avec la circulation des trains les activités qui les font vivre tout en valorisant les produits locaux.
Commençons par les produits de cueillette. Le matin, par exemple, la jeune femme Fatoumata, mère de deux enfants, auxquels elle n’a rien à donner à manger, résidant dans le village de Fangala, pourquoi pas de Tintiba, va à 150 ou 200 mètres, peu importe à quelle distance, de sa case. Elle récolte du jujube, au passage du premier train à passagers, elle vend sa récolte, achète une mesure de riz chez l’étalagiste du village, rentre chez elle et fait à manger pour sa progéniture.
Une fois, ce sont des jujubes, une autre fois, des éventails qu’elle a confectionnés, ou du poisson qu’elle a pris à crédit chez le pêcheur le temps de le frire et de la vendre aux passagers des trains du jour. De la sorte, elle gagne sa vie, prend en charge ses enfants et pourquoi pas un vieux parent sans rien demander personne, même à son mari si elle en a un.
A mesure que ses activités durent, et marchent, elles créent des refuges, des économies pour les temps difficiles et les événements sociaux. Ce qui peut prendre la forme d’un poulailler, d’une ou quelques brebis, cabris ou d’une génisse.
L’arrivée des structures de la micro-finance dans les villages avait amené certaines personnes à contracter des emprunts afin de disposer d’une surface financière pouvant assurer une activité plus intéressante en terme d’échelle et de marge. Ce qui, dans une mesure acceptable avait commencé à porter ses premiers fruits.

L’exemple du village de Fangala

La fermeture des gares a arrêté le projet de vie de toutes ces braves femmes et de nombreux hommes. Le production de certains produits ont purement et simplement péri. Par exemple, dans le village de Fangala [2], en plus de l’abondance du poisson d’eau douce de très bonne qualité, les femmes exploitent le rônier et ses produits dérivés que sont la fibre de branche de rônier, utilisée sous forme d’éponge de toilette ou de lavage des ustensiles de cuisine et le « sébénikou » autrement appelé « dissi » - sorte d’amande que la noix de rônier produit quand elle commence à germer. Sur ces produits des générations entières ont vécu, se sont élevées et ont élevé leurs descendances de manière digne et indépendante.
Le témoignage de Madame Sadio Sakiliba, veuve et fille de cheminot en sa qualité de Présidente du groupement des femmes de Fangala, fait état de la détresse que la communauté villageoise de Fangala et des villages environnants connaît. « Avant la mise en concession, nous produisions du« dissi », des éponges à base de fibres de rônier. Nous vendions du poisson frit que nous amenait la pêche locale. Maintenant, les trains ne fréquentant pas notre village – que ce soit des trains à marchandises ou à voyageurs ; ils passent à grande vitesse. Il n’y a plus de débouché pour nos produits.
Les économies faites avant la fermeture de la gare sont épuisées. En ce moment, la boule de savon « gabakourouni » qui coûtait 100 FCFA, en vaut 150. La précarité est au point que la femme manque de quoi acheter du savon pour se laver. Ceci, pour toute femme ayant du respect pour sa personne et pour son entourage, incarne la détresse féminine la plus criarde et simplement une insulte.
Une école communautaire a été ouverte dans notre village, les frais de scolarité sont fixés à 700 FCFA par mois, cette année déjà, faute de paiement de ces frais, les cours ont été arrêtés pendant trois jours, le temps que les parents d’élèves acquittent les frais de scolarité qui servent de ressources aux salaires des enseignants."
Des cas semblables à ceux de la communauté de Fangala sont très nombreux sur la ligne de chemin de fer et à quarante kilomètres et plus loin de l’axe, dans l’hinterland. Mais ce qui est très fort, c’est que l’acte de la mise en concession tel que réalisé, dans le cas qui nous concerne, aura volé aux femmes leur espérance de voir leurs conditions s’améliorer avec elles-mêmes comme actrices actives engagées, les réduisant à l’état le plus bas, à subir le quotidien. De la même manière, les enfants, qui dans les conditions précédant les événements du 1er octobre 2003, auraient grandi dans des conditions permettant leur scolarisation et leur éducation dans un cadre humainement acceptable, voient, impuissants, leur avenir voler en fumée – leur destin volé.

Plus de débouchés pour les produits agricoles

En outre, les produits agricoles, pour atteindre les marchés de consommation, actuellement, reviennent plus cher et suivent un très long trajet, obligeant les propriétaires à subir les conditions moins intéressantes dans les échanges.
Pour ce qui est des fruits et légumes, leurs marchés se trouvent plus à l’Ouest au-delà de Kita [3]. En effet, une bonne partie de ces produits ont pourri faute de moyen de les acheminer sur les marchés. Voilà pourquoi, sur les marchés locaux, ils n’ont pas de valeur dans la mesure où les quantités, fournies dépassent quelques fois les besoins de la demande.
Ainsi, la campagne actuelle de mangues est caractérisée par la perte sèche des producteurs, le niveau élevé des risques des intermédiaires de la filière, qui ne se retrouvent pas et la non satisfaction des besoins des consommateurs des régions Ouest de notre pays et des pays limitrophes. De la même manière, notre commerce extérieur perd une partie importante des ses opportunités.
Dans la zone de forte et bonne production de mangues et autres fruits et légumes, qu’est le cercle de Kati [4], la campagne actuelle voit la mévente des fruits. Les producteurs les plus anciens ne se rappellent pas de telles difficultés d’écoulement de leurs fruits. En ce moment, sur le marché de Kati, déjà les jours ordinaires, autres que les jours de foire, où l’offre est réputée complète, les variétés de mangues les plus prisées sont vendues quatre fruits – plus de3 kg–pour 50 FCFA. Au même moment, les autres années, les mêmes produits valaient au moins trois ou quatre fois plus. Il se fait que les planteurs, réfléchissant de la manière suivante – on emménage un verger d’arbres fruitiers afin de prévoir des ressources pour les périodes difficiles de la vie et créer la base matérielle et financière du décollage du clan familial. Ainsi, les ressources que le verger amène au clan sont attendues comme moyens de sa sécurisation. Par des périodes graves comme cette année, le clan, dans son ensemble, est exposé à toutes sortes de risques et au renvoi à plus tard, une autre année, des projets de la famille en terme de voyage, de mariage, d’investissements productifs et de formation.
Les petits métiers tels que : les pousseurs de petits chariots deux roues communément appelés pousse-pousse ; les porteurs qui sont en même temps des pousseurs de pousse-pousse ; les vendeuses d’eau fraîche, de jus de fruits locaux ; les intermédiaires de la valorisation des fruits et légumes et des produits de cueillette ; se sont retrouvés désoeuvrés, désorientés au point qu’ils ont été obligés de quitter les lieux ou de se reconvertir sans être certains de ne pas changer encore une fois, deux fois, …de métier.
C’est ainsi que les pêcheurs de Fangala, non pas parce que le poisson se fait rare, mais parce qu’on ne peut plus le vendre, ont, en partie, quitté les lieux ou se sont convertis en bûcherons. C’est le cas des bouchers de Negala et de Nafadji-coura qui se sont mués en cultivateurs.

P.-S.

Tiécoura Traoré - Forum des Peuples 2004 [5]

Notes

[1] Daniel Masse, directeur général de Transrail ne se cache pas que c’est pour maximiser ses profits que Transrail a décidé de supprimer de nombreuses gares sur le trajet Bamako-Dakar. "Ces petites gares engendraient plus de charges que de recettes, constate-t-il. Si on veut faire une gestion adéquate, on ne peut mettre les wagons sur des petites distances". Et d’expliquer que la logique de l’exploitation ferroviaire enseigne que moins les trains s’arrêtent en cours de trajet, plus les gains augmentent. (L’essor, B. Touré, n°spécial du 22 septembre 2004)

[2] Village situé à environ 280 km de Bamako

[3] Ville située à 180 km à l’ouest de Bamako

[4] Petite ville proche de Bamako

[5] Docteur en sciences techniques. Ingénieur chercheur en transport
Président de Cocidirail : association syndicale (Collectif Citoyen pour la Restitution et le Développement Intégré du Rail Malien), né le 31 août 2003.
Ce texte est extrait de sa présentation faite au Forum des Peuples 2004 à Kita : La mise en concession du chemin de fer Dakar – Koulikoro : impacts économiques, sociaux, culturels, sanitaires et sécuritaires – Perspectives (le cas du Mali).
A la suite d’une conférence de presse organisée fin août pour le 1er anniversaire de Cocidirail, M. Traoré a reçu une lettre de mise en demeure en date du 14 septembre intimant au Dr Traoré l’ordre de « cesser sans délai" ses « activités dans le Cocidirail ». A peine 20 jours après, il est suspendu et une semaine après licencié de ses fonctions au sein de Transrail pour, dit-on, « manque de loyauté » et « intention délibérée de nuire » à la société Transrail SA.

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