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Délocalisation des droits humains

samedi 16 octobre 2004, par Anne Marchand

Et si "Contre l’Europe-forteresse" était un mauvais slogan ? Représentante du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés), Isabelle Saint-Saëns dénonce une politique de remise en cause du droit d’asile qui, au-delà des camps et des frontières, traverse textes, traités et directives européennes. Les migrants sont un mouvement social, affirme-t-elle, loin de la vision misérabiliste que l’on croise encore au détour du FSE.

Un exercice presque insoutenable. Celui de participer à la plénière "pour l’asile, le refuge et le droit des immigrés/contre l’Europe forteresse". C’est que dans la salle à côté, une foule compacte délivre tonnerres d’applaudissement ou huées derrière les harangues hurlantes des orateurs qui se succèdent sur le thème "Défier l’impérialisme américain". Représentante du Gisti, Isabelle Saint-Saëns tente, de l’autre côté du paravent, d’entamer son intervention. En vain. Ses égosillements ne parviennent pas à franchir le mur du son anti-impérialiste. Est-ce parce que sa voix ne gronde pas assez fort, est-ce parce que le thème ne mérite pas l’écoute ? "Je n’aime pas faire dans la parano, explique-t-elle au terme de cette expérience surréaliste. On va dire que la sono n’était pas au top et que les intervenants d’à côté avaient à cœur de faire du bruit. Et, quand on gueule aussi fort, c’est qu’on n’est plus franchement dans un forum…"
Pas parano, mais agacée. Il faut dire que d’un FSE à l’autre, les organisateurs manient la girouette. Totalement dispersé à Florence, franchement affirmé à Paris/Saint-Denis – il avait même été retenu comme l’un des six axes de débats autour duquel s’organisait le forum –, le thème des réfugiés, demandeurs d’asile et migrants disparaît cette année. Pour réapparaître sous l’intitulé général "Racisme et discrimination". "C’est la version la plus misérabiliste et paternaliste qui soit, déplore-t-elle. On ne parle plus de personnes mais uniquement de victimes. Et on en appelle à l’humanitaire au lieu de poser la question en terme politique."

Une politique commune de remise en cause


Les gouvernements européens quant à eux travaillent depuis plusieurs années (et surtout depuis le traité d’Amsterdam de 1997) à l’élaboration d’une politique commune en matière d’asile. Bon an, mal an, avec certes des difficultés, ils sont parvenus à s’entendre sur un certain nombre de textes et de directives qui mettent sérieusement à mal le droit d’asile comme mentionné dans la Convention de Genève de 1951. C’est que les temps ont changé. "Avant la chute du Mur de Berlin, c’était assez simple. C’était même très noble de recevoir les pauvres gens qui fuyaient le communisme et de leur accorder l’asile, la liberté. Ou encore les glorieux réfugiés sud-américains. Mais ceux qui se présentent à nos portes aujourd’hui sont d’emblée soupçonnés d’être des menteurs, des profiteurs, voire des terroristes." Le contexte a changé. Les inégalités croissantes dans le monde, la misère, les guerres mais aussi le développement des moyens d’information, la volonté de vivre une vie meilleure, celle de bouger… multiplient les besoins/désirs de mobilité. Quand, dans un bel ensemble, les discours officiels, politiques et médiatiques européens n’en finissent pas, année après année, de stigmatiser "la pression aux frontières", d’alerter sur la menace "d’invasion", de dénoncer "les faux" réfugiés et autres demandeurs d’asile et d’en appeler à "un partage du fardeau". "La politique européenne en matière d’asile et de migration est devenue une politique de gestion. On parle de ’management’, de ’flux’, ’d’externalisation’, de ’délocalisation’… et, plus grave encore, cette terminologie est parfois reprise par les associations de soutien aux demandeurs d’asile." Au bout des mots, le statut de réfugié se voit totalement remis en cause. Une situation qui inquiète fortement les associations de défense des droits des migrants et notamment du droit d’asile.
C’est d’abord l’élaboration par l’Europe d’une liste de "pays sûrs", qui rendent "manifestement infondées" les demandes d’asile, lorsqu’elle émanent de ressortissants de ces Etats, demandes qui sont donc immédiatement rejetées. "Une liste fluctuante, fondée sur on ne sait quelle définition du mot ’sûr’. Ainsi, en février dernier, le Parlement néerlandais a-t-il voté à une large majorité l’expulsion de 26 000 sans papier vers l’Afghanistan, la Tchétchénie ou encore la Somalie…", dénonce Isabelle Saint-Saëns.
C’est ensuite une directive européenne portant sur les conditions d’accueil des demandeurs d’asile, adoptée début 2003. "Des conditions, mais facultatives et qui soulagent les Etats de toute contrainte. Ainsi, en France, les propositions d’hébergement peuvent-elles être largement insuffisantes, les associations à qui l’Etat a délégué sa mission de protection ne plus toucher les subventions nécessaires. Et ceux qui ne veulent pas de réfugiés chez eux ont beau jeu de prendre prétexte de leurs conditions de vie dramatiques."
Début 2003 encore, c’est la signature de la Convention dite Dublin II, qui détermine l’Etat membre responsable du dossier du demandeur d’asile. Avec, à la clé, la mise en place d’un fichier européen d’empreintes digitales des réfugiés et un système d’échanges des dossiers. Un réfugié par exemple en provenance d’Afghanistan et identifié (bien souvent arrêté) au cours de son périple par la police grecque, ne pourra espérer demander l’asile dans un autre pays de l’espace Schengen. Où qu’il soit, il sera derechef renvoyé en Grèce en cas de contrôle d’identité dans un autre pays. Il n’a ainsi plus le droit de choisir son pays d’accueil. "Ni même d’ailleurs celui où il sera renvoyé en cas de réponse négative à sa demande d’asile."

L’Europe-forteresse, un mauvais slogan

Mais c’est aussi, depuis quelques mois, la mise en place d’une politique de "traitement des demandes" en dehors du territoire européen. L’Europe, non contente de fermer les yeux depuis des années sur les camps d’enfermement des étrangers qui se sont développés au Maroc notamment, envisage avec le plus grand sérieux de légaliser leur existence en prenant elle-même l’initiative de leur mise en place. Et c’est avec la Libye que les affaires vont bon train ces derniers mois : après des années d’isolement, cet Etat jusqu’alors accusé de terrorisme, voit se lever l’embargo qui lui était imposé en échange de "l’accueil et la prise en charge" des demandeurs d’un asile en Europe. L’Italie lui promet déjà un soutien sans faille dans cette nouvelle tâche : formation des douaniers, mise à disposition de moyens technologiques, soutien par une patrouille militarisée de huit pays européens…Une configuration ô combien intéressante pour les Etats européens qui pourront toujours se targuer de respecter les droits de l’homme sur leur territoire, tout en fermant les yeux sur la "gestion" de ces réfugiés de l’autre côté de la mer…
"Contre l’Europe forteresse ! cela aurait pu être un bon slogan, conclut Isabelle Saint-Saëns. Il est certes très accrocheur mais il nous accroche pour de mauvaises raisons. Il évoque un paysage de miradors, de barbelés, de fossés… Mais les camps ne sont pas seulement des lieux physiques. C’est en fait tout un processus politique et juridique qui tend à remettre totalement en cause la liberté de circulation et qui érige des frontières au-delà même du territoire européen. Et il est grand temps de considérer les migrants comme un mouvement autonome, un mouvement social !"

- En savoir plus sur www.migreurop.org

P.-S.

Anne Marchand – 16 octobre 2004

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