"En matière de communication, les syndicats, les partis, les mouvements sociaux… sont encore analphabètes." A la tribune du séminaire sur "Médias libres : créer des médias alternatifs au-delà du contrôle de l’Etat et de l’hégémonie des multinationales", Anna Pizzo, co-fondatrice de l’hebdomadaire italien Carta, ne mâche pas ses mots.
"Quelque chose était en train de naître"
Dans les années 70, elle était enseignante. Mais au cœur du bouillonnement de cette époque, elle participe à l’aventure de la première radio libre italienne, Cita Futura. "Une très belle expérience !". Et décide de devenir journaliste. Elle rejoint ainsi en 1977 Il Manifesto et se consacre à la rubrique société. "Mais d’année en année, les questions sociales ont perdu en considération, le journal ne se préoccupait plus que de politique, de partis, de ministres… " Il y a six ans, avec deux collègues, elle saute le pas et relève le défi de créer un nouveau journal. "Nous sentions qu’il existait un nouveau climat, que quelque chose était en train de naître, de se développer et dont on ne parlait pas dans les médias. Nos contacts avec le monde des associations, celui du mouvement altermondialiste nous le confirmaient."
Le mensuel Carta – papier en italien, "un titre tout simple pour évoquer un média appelé à se poursuivre sous d’autres formes, la radio, l’internet…" – voit le jour avec seulement trois salariés au départ, dotés d’une très forte motivation, de l’argent de leur licenciement et d’un activisme sans faille. Aujourd’hui hebdomadaire de 80 pages, il est réalisé par une équipe de 18 personnes. S’y ajoutent une maison d’édition, une radio, un site internet (www.carta.org). Entretemps, une souscription publique – reflet de la confiance et de l’intérêt des lecteurs – a permis de survivre et de se développer. "Nous nous sommes rendus compte que le mensuel était trop petit pour nous, il nous fallait quelque chose qui nous permette de communiquer plus fréquemment. Nous avons constitué une coopérative (du nom de Carta) et invité tout le monde à en être sociétaire. Ils sont aujourd’hui 450, individus, organisations, réseaux…"
Un journal comme mouvement
L’entreprise n’est pas de tout repos, la fatigue souvent au rendez-vous et les salaires loin d’être mirobolants (aux alentours des 1000 euros). Mais pour Anna Pizzo, la satisfaction est immense. Carta ne s’est pas contenté d’ouvrir ses colonnes aux questions sociales, il a plongé dans le mouvement, s’en revendiquant l’une des composantes. Le contre-sommet de Gênes, en 2001, fut sans doute son intronisation.
Emerveillée par l’atmosphère qu’elle découvre lors du premier forum social mondial de Porto Alegre, l’équipe de Carta décide de participer à la construction du rassemblement de Gênes. "Pendant 8 mois, j’ai fait le voyage de Rome à Gênes pour construire cet événement, avec les mouvements sociaux italiens. Nous étions totalement impliqués. Et, au terme de ce contre-sommet, nous étions devenus le ’journal du mouvement’. Une référence." Suite à la terrible répression policière – on se souvient notamment de la mort du jeune Carlo Giuliani – Carta parvient à convaincre trois autres journaux, l’Unità, Il Manifesto et Liberazione, d’éditer ensemble et de diffuser dans tous les kiosques le "Livre blanc de la répression à Gênes", réalisé par les mouvements. "Nous avons fait là quelque chose de génial !, s’exclame Anna Pizzo. C’était la première fois dans toute l’histoire de l’Italie que quatre journaux de gauche parvenaient à faire quelque chose ensemble."
Un espace de débats et de confrontation
Relayant les informations nombreuses que le journal reçoit en provenance des mouvements sociaux, Carta ouvre largement ses colonnes aux événements et manifestations qu’ils organisent. La rubrique "Cantieri sociali" (chantier social) évoque ainsi toutes les initiatives autour des droits des femmes, sur les migrants, les toxico-dépendants, les anti-guerre… Mais l’hebdomadaire se veut aussi un espace de réflexion et de confrontation et consacrent ses pages "Carta d’identita" à l’analyse. "Une question différente chaque semaine, mais toujours une des questions essentielles auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés dans le contexte de la mondialisation." La dernière page du journal est quant à elle toujours consacrée à la rubrique "Ultima parola" qui appartient à la militante féministe Monica Lanfranco. Une fois par mois, Carta se transforme en numéro thématique, en tentant de cerner au mieux une question particulière et de renforcer encore son rôle "d’instrument d’analyse".
Devenu "référence" des mouvements, la relation que le journal entretient avec ceux-ci n’est pas simple pour autant. Certaines organisations ne veulent pas en entendre parler, d’autres critiquent son trop grand sens… critique, d’autres encore le vouent aux gémonies. Dans ce climat parfois hostile, Carta tient sa ligne : "C’est difficile mais nous disons ce que nous voulons dire. Nous sommes comme les Zapatistes, nous ne voulons pas prendre le pouvoir." La figure du sous-commandant Marcos s’affiche sur la couverture du dernier numéro, son nom figure dans la liste des collaborateurs du journal et sa lettre au journal est publié in-extenso. Une façon de s’afficher résolument en rupture avec les partis et syndicats traditionnels…
Pluralité ou pluralisme ?
Mais au-delà de l’expérience de Carta, beaucoup de chemin reste à faire pour parvenir à convaincre les mouvements sociaux de l’enjeu crucial du droit à la communication et à l’information et de la nécessité de s’en emparer au même titre que les autres questions sociales.
Certes, les événements de Gênes ont pu contribuer à une plus grand reconnaissance du rôle et de l’importance des médias alternatifs. "On a pu voir qu’ils étaient plus efficaces que les médias traditionnels et que toute une information produite tant par des professionnels que par des amateurs, des gens dans la rue, armés d’un bloc-note, d’une caméra, d’un appareil photo, d’un micro… sert encore aujourd’hui dans les nombreux procès qui se poursuivent. Ce sont grâce à ces photos, ces témoignages que plusieurs dizaines de policiers ont pu être condamnés pour les violences qu’ils ont commises", rappelle Anna Pizzo. Mais elle se rappelle aussi qu’à Florence, elle avait dû batailler pour obtenir la mise en place d’un centre de presse où les médias alternatifs puissent trouver toute leur place. "Ce fut laborieux. Au-delà des critiques générales sur les médias, les mouvements sociaux continuent à considérer ceux qui tentent de construire autre chose comme des bricoleurs. Et ils accordent toujours plus d’intérêt et de considération aux médias traditionnels."
Et si le Forum social de Londres semble offrir davantage d’espace dans les séminaires et ateliers à la question des médias alternatifs, elle ne s’en satisfait pas. "Cela progresse de FSE en FSM. Mais j’ai parfois l’impression que ces questions ne sont posées qu’à ces moments-là, puis ensuite oubliées. En Italie par exemple, l’expérience que nous avons vécu avec un Silvio Berlusconi, (un Premier ministre propriétaire d’un empire médiatique. NDLR) ne semble avoir servie de leçon à personne. Il y a bien des groupes, comme les "Girotondi", qui manifestent, qui dénoncent la concentration médiatique par exemple, mais je n’assiste pas à la construction d’une réflexion. La gauche n’a rien compris. Si elle s’intéresse aux médias, c’est sous l’angle des contenus politique ou du pluralisme. Elle voudrait que la télé par exemple offre à chacun une part, un lot. Moi, je défends la pluralité, c’est-à-dire la gestion démocratique des moyens de communication et d’information. Il ne sert à rien d’envisager des réformes, nous devons construire, lentement mais partout, un nouveau système de communication."
Au centre de Carta, un nouveau cahier vient de voir le jour. Baptisé Eurotopia, il a été réalisé en coopération avec d’autres médias alternatifs à l’échelle européenne. Journal "pilote", il entend profiter de Londres pour conforter l’expérience. Eurotopia ou le rêve d’un outil collectif d’information, parce que l’Europe se construit aussi – surtout ? – de cette façon.