Pour aborder un tel sujet, il faudrait définir chacune de ses composantes : le féminisme, l’économie sociale, l’économie solidaire, leur interaction si elle existe, leurs incompatibilités, leurs possibles points de convergence. En tant que féministes engagées dans l’économie sociale, puis solidaire, nous allons tenter de poser quelques jalons, voire des défis aux acteurs et actrices de ces trois mouvements.
L’économie sociale
C’est avec la Commune, il y a plus d’un siècle maintenant, que naissaient le syndicalisme et l’économie sociale. Mutuelles, coopératives, associations se sont alors créées au Nord pour mettre en pratique des alternatives économiques au système dominant de l’époque, le capitalisme industriel. Toutes ces structures se sont alors fondées sur des valeurs de solidarité et d’équité. Depuis, des initiatives du même type ont vu le jour au Sud, mais paradoxalement elles se sont davantage développées sous des régimes dictatoriaux (Brésil) ou autoritaires (Cuba, certains pays d’Afrique…), ou se retrouvent être des filiales classiques des structures du Nord, des espèces de formules délocalisées à faible coût… Aujourd’hui, ce vaste mouvement institutionnalisé ignore ou détourne son regard, osons le dire, avec acharnement, de ces millions de femmes en Afrique, en Asie, en Amérique latine, et ailleurs qui déploient ingéniosité et persévérance pour créer mutuelles de crédit, de santé, coopératives artisanales, agricoles, de pêche… Sans doute, le rapport à la solidarité a-t-il changé avec l’arrivée en force du libéralisme. Certes, on entend encore facilement le mot « solidaire ». Ne faut-il pas rappeler qu’il contient les notions d’engagement, de risque partagé ? Or il semble que l’économie sociale, forte de ses recherches d’équilibre financier et de développement économique régulé, c’est-à-dire profondément ancrée dans l’économie marchande, confonde désormais solidarité avec compassion ou charité, alors qu’il est plus que d’actualité d’être co-responsables, de partager des valeurs communes, d’échanger des pratiques innovantes, de fonctionner ensemble dans un même processus de changement, de lutter pour une véritable démocratie économique, bref, de créer un autre monde. On verra un peu plus loin pourquoi telle n’est pas sa logique, enfermé qu’est ce mouvement dans une vision classique de l’économie.
L’économie solidaire
L’économie solidaire n’est pas un concept nouveau quoiqu’on veuille nous faire croire. Par ailleurs, suivant les régions, le vocabulaire change. Il peut s’agir d’économie populaire, informelle, de vie... Dans tous les cas, il s’agit d’un processus historique qui date au moins de 250 ans avec les socialistes utopiques qui travaillaient à une économie contrôlée par les travailleurs et non par l’Etat. Partant de l’origine étymologique du mot économie, ecos nomia - les règles, les formes d’organisation de la vie - nous pouvons essayer d’en résumer les grands principes : pas de profits, bénéfices réinvestis ; gestion démocratique de l’entreprise ; volonté de travailler autrement, de ne pas y sacrifier sa vie, de respecter l’environnement, les outils et les personnes, d’inventer des modes d’interaction culturels... Comme le souligne Sandra Quintela, socio-économiste et militante de l’association féministe brésilienne SOF (Sempreviva Organização Feminista), il s’agit de travailler à une "tout autre façon de penser l’économie", à une critique profonde du modèle économique capitaliste, qui ne valorise pas les personnes, la diversité et les initiatives locales, mais au contraire, rend le monde à chaque fois plus homogène, plus égalisateur par le bas. Il s’agit de travailler « à une culture contre-compétitive ». En effet, les opposants à la conception de l’économie solidaire en tant qu’alternative au capitalisme arguent qu’il s’agit d’une économie de survie, complémentaire, voire nécessaire à la régulation de l’économie de marché, créant les bases d’une économie dite plurielle. Ou encore, cette économie est classifiée comme « tiers secteur », en quelque sorte un appendice du système capitaliste qui en a besoin pour son équilibre social. D’autres s’y opposent farouchement. N’occultons pas ici l’impact du colonialisme, dans sa forme expansionniste économique, sur le déploiement de cette économie, qui a fait rentrer au bercail de brillantes entrepreneuses africaines, par exemple. Il s’agit donc bien là de visions subjectives, idéologiques et culturelles, à forte domination masculine. Comme le souligne Geneviève Azam, économiste féministe française, « dans les représentations dominantes, on constate que, chaque fois que la présence féminine est importante dans une activité économique, cette activité est présentée comme mineure et dépréciée. Cela vient des temps anciens, où les activités de production et de reproduction, féminines, étaient liées dans l’espace domestique, à des notions de gratuité, de don, de réciprocité. C’est surtout au XIXe siècle, avec la naissance du capitalisme, que le don et la gratuité sont refoulés dans le domaine privé, la production marchande se développant dans le domaine public, masculin. » Elle poursuit : « Dans notre monde, la notion de civilisation et de développement est liée à une optique ou à un récit d’opulence, d’abondance, en opposition aux conditions naturelles. L’enracinement dans la nature, le monde domestique, féminin n’entrent pas dans cette image du progrès. La représentation dominante veut que les femmes soient les spécialistes du lien social : leur fonction d’harmonisation, d’équilibre, au sein de la famille, et leurs activités traditionnelles de tissage en faisant des "vestales" du lien social. L’économie solidaire serait donc un débouché naturel pour les femmes ».
Notons par ailleurs que toutes les tentatives de travail sur l’informel dans le milieu de l’entreprise, notamment par le BIT (Bureau international du travail) et la Banque mondiale, visent, depuis 30 ans, à formaliser ce secteur (en particulier pour qu’ils payent des impôts), mais aussi à le professionnaliser pour que « les opérateurs puissent mieux en vivre » (sic) et surtout pour que les entreprises privées aient des sous-traitants performants. Paradoxalement, les fameux projets générateurs de revenus de l’Unifem et autres agences onusiennes des années 80/90, qui ont économiquement échoué pour la plupart, sont les seuls qui aient opté pour un parti pris différent (celui de la solidarité entre les femmes notamment), mais développés dans un cadre capitaliste, donc condamnés d’avance.
Les femmes dans l’économie
Selon l’écoféministe et économiste allemande Maria Mies, « si nous demandons pourquoi les femmes sont les principales victimes des "réformes" néo-libérales, nous tâtonnons. C’est parce que le statut des femmes est bas dans toutes les parties du monde : elles n’ont pas de pouvoir de négociation et elles ne peuvent pas faire fructifier leur "capital humain". Aussi il est fait appel aux Etats afin qu’il n’y ait plus de discrimination envers les femmes, et afin que l’égalité des genres devienne une réalité, à tous les niveaux de la société et de l’économie. Mais cette politique de "rattrapage" pour les femmes n’a été appliquée nulle part, ni au Sud ni au Nord. C’est encore un mythe. » Pour s’en expliquer l’économiste utilise la métaphore d’un iceberg, avec une partie qui apparaît au-dessus de l’eau, qui représente les seuls capital et travail salarié, et, sous le niveau de l’eau, invisible, le travail domestique gratuit des femmes. On peut dire que toutes les théories traditionnelles sur notre économie ne prennent en compte que le sommet de l’iceberg, se restreignant à la vente de la force de travail de l’adulte, généralement mâle, contre un salaire… ou à la prostitution, globalement réservée aux femmes, seul secteur où elles deviendraient soudainement légitimes à percevoir un salaire pour un travail, celui du sexe.
Le travail de reproduction de la capacité de travail, assuré par la femme ou la mère du travailleur, n’apparaît alors ni dans les statistiques des capitalistes, ni dans celles des Etats, ni dans la théorie de Marx. De fait, ce travail de reproduction, conçu, on vient de le voir, comme un « bien gratuit » et « naturel », entraîne « la "ménagérisation" des femmes comme complément nécessaire à la prolétarisation des hommes », affirme Maria Mies. De plus, dans cette base invisible de l’économie capitaliste, on compte également le travail des petits fermiers et artisans, eux-mêmes soutenus par le travail gratuit de leurs épouses et filles, qui continuent de satisfaire les besoins de base locaux et les éléments naturels eux-mêmes, aujourd’hui considérés comme un bien gratuit, brevetable et marchandable. De fait, tout ce qui se trouve immergé demeure un terrain de colonisation de « l’homme blanc occidental ». Ce que souligne l’économiste, c’est que l’idée-même que les sous-marins fassent un jour surface pour enfin devenir des travailleurs salariés relève du mythe, car le libéralisme assure le chemin inverse. Elle dit : « Aujourd’hui des morceaux flottants de l’iceberg de plus en plus importants sont submergés. Et on accepte que le plein emploi, même dans les pays riches du Nord, soit un concept du passé. La politique néo-libérale de "dérégularisation" et de "flexibilité" n’est qu’une autre expression de ce que nous appelons la ménagérisation du travail ». De fait, les femmes portent le libéralisme, ou autrement dit, sans les femmes, le libéralisme s’effondrerait. Alors, la lutte pour l’égalité des droits devient une aberration voire une perte du temps, la dérégularisation à tout va ne s’en souciant guère et passant largement au travers. Peut-être faudrait-il revenir à une conception plus moderne des luttes de femmes, exprimée par Sarla Devi, combattante de la liberté contre le colonialisme britannique dans les premières décennies du siècle dernier : « ne cherchons pas à obtenir de "nouveaux droits" des maîtres coloniaux, obtenons notre volonté ! ».
Femmes engagées dans l’économie solidaire
On l’aura compris, on peut affirmer, sans craindre de se faire épingler par un quelconque statisticien, que la sur-représentation des femmes parmi les plus démunis, les pauvres et les "sans-voix", persiste partout dans le monde. Soutiens de familles dans les régions les plus dévastées ou dans nos banlieues, les femmes cultivent la terre, montent des petits commerces, produisent de l’artisanat… Certaines, de plus en plus nombreuses, s’emploient à organiser ce secteur informel et invisible. Le paradoxe est que si les femmes font vivre l’économie de nombreux pays, elles restent exclues des sphères de décision, voire réduites au statut de mineures, y compris par les représentants, mâles, de ce mouvement, refusant avec acharnement eux aussi de reconnaître le caractère protagoniste des femmes dans ces nouvelles formes d’organisation.
D’après la sociologue québécoise Josée Belleau, « quand les femmes parlent d’économie, elles parlent aussi de santé, d’éducation, de culture, d’alimentation, de garde d’enfants, de soins aux personnes âgées, de métiers non traditionnels, de pouvoir, de violence, de guerre, de tremblements de terre, de faible revenu, de précarité, de travail du sexe, de partage des tâches domestiques… ». Aussi, dans un premier temps, valoriser les savoir-faire traditionnels, indispensables à la vie mais si dédaignés que les femmes elles-mêmes les tiennent pour dérisoires, est le plus court chemin vers la reconquête de l’estime de soi. Par exemple, au Nord, bien des femmes issues de l’immigration ne possèdent "que" ces savoirs domestiques ; ils sont à peine monnayables, leur fait-on savoir - autant dire qu’ils sont méprisables. Pour celles qui possèdent des diplômes, la barrière du racisme reste souvent infranchissable.
Confrontées à des urgences, ces femmes, qui souvent pratiquent l’économie solidaire sans le savoir, cherchent d’abord à y répondre : se procurer des revenus parce que les hommes subissent le chômage ou ont déserté la famille ; créer son propre emploi parce qu’on est refoulée du marché du travail ; se regrouper en mutuelle parce qu’aucune banque n’accorde de crédits aux pauvres. Elles partent des compétences qu’elles possèdent, leurs savoir-faire traditionnels, les transforment en outils de production, en se regroupant et se structurant pour les faire fructifier.
Ce faisant, elles ont constaté que ces compétences produisaient bel et bien des richesses : pour elles-mêmes, l’autonomie financière (par rapport au conjoint et à l’Etat), un épanouissement personnel et la révision à la hausse de l’image de soi ; pour les enfants, les habitants du quartier ou du village, souvent un espace de rencontre, toujours un exemple dynamisant.
Toutes ne sont pas arrêtées au constat, n’ont pas accepté que cette forte plus-value sociale reste une fois de plus ignorée. Elles ont décidé d’auto-évaluer leurs compétences, d’établir une nouvelle grille de lecture des richesses. Là où ces initiatives se détachent du "système D", de la solidarité ghettoïsée, c’est que celles qui les portent ont pris conscience qu’elles contenaient des propositions pour un développement véritablement équitable et durable, où les profits humains l’emporteraient sur les profits financiers. Animatrice du Chantier "Femmes et économie ", Josée Belleau définit ainsi quelques enjeux : prendre appui sur l’analyse et les pratiques solidaires des femmes, développer des outils méthodologiques pour la reconnaissance de ces pratiques et rendre visibles les pratiques des femmes et développer des pratiques solidaires sur le terrain. Aussi, l’une des propositions du chantier concerne la conception d’indicateurs adaptés et diversifiés de la richesse et du travail.
Le féminisme
La majorité des féministes considèrent que l’économie solidaire représente une régression pour les femmes : retour aux valeurs ancestrales de la famille, et de la femme gardienne du foyer, mais aussi acceptation de la précarisation du travail que cela engendrerait. C’est bien mal connaître ces pratiques, dont nous venons d’en examiner les origines mais aussi oblitérer l’économique comme réel paradoxe : système d’aliénation mais aussi générateur de résistance et de changement. A la recherche de véritables moyens d’une démocratie économique, certaines féministes ont entrepris de rendre au travail invisible ses justes place et valeur. Il ne s’agit évidemment pas de revendiquer un salaire familial, façon de s’attacher le dévouement des "femmes/mères au foyer", mais de bouleverser les modèles en vigueur.
Geneviève Azam, rejoignant les analyses de Maria Mies, affirme que « A l’heure de la marchandisation du vivant, la séparation production/reproduction disparaît : les manipulations génétiques des semences, même chez l’humain, la privatisation des savoirs, font échapper la reproduction au domaine privé. Le vivant et la reproduction entrent dans le domaine marchand, dans la sphère capitaliste. Cette ségrégation public/privé ne fonctionne plus puisque la reproduction du vivant est entrée dans la sphère des marchandises et ne peut donc justifier cette assimilation de l’économie solidaire à une économie de survie. La défense du vivant sous toutes ses formes, la défense de la diversité, du droit à l’autonomie, y compris à l’autonomie alimentaire, la protection du savoir issu des générations précédentes, est alors un véritable projet de civilisation. » De fait, ces femmes protagonistes de l’économie solidaire, portent de véritables projets de changement social. En assumant la gratuité, elles opposent une notion essentielle, celle de la limite, au modèle de production capitaliste qui repousse les frontières de l’accumulation sans prendre en compte le fait que les ressources naturelles ne sont pas inépuisables. Elles résistent à ce système en assurant mesure, équilibre, don, gratuité. Ce qui ne signifie en aucun cas, oppression, acceptation de son aliénation, puisque définit un « juste prix », non monnayable, appropriable par tous, celui de la rareté et de l’irremplaçable. Ici la gratuité ne signifie pas « sans prix », bien au contraire.
Pour parachever la démonstration, Sandra Quintela rappelle qu’il « est impératif aujourd’hui d’articuler le travail des mouvements féministes ou des mouvements des femmes avec l’analyse de la pauvreté, de l’économie pour construire de nouveaux modèles socio-économiques. Et la partie la plus importante porte sur la construction d’une économie solidaire : une économie au service de la société. » Elle ajoute : « A partir de l’analyse féministe, nous savons que tout part du quotidien. C’est dans le quotidien que les choses changent. Aujourd’hui et maintenant. »
Pour en savoir plus
Le travail des femmes : pilier de la mondialisation par Maria MIES
Dossier Femmes et économie solidaire par Dominique Foufelle
Une recherche pour un autre monde par Geneviève Azam
Entretien avec Sandra Quintela
Voir aussi, Amartya Sen « development as freedom », Diane Elson, Lourdes Benaria, Olivia Young