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Du féminisme en milieu hostile - 1

Ce qui s’est passé - II

mardi 31 août 2004, par Dominique Foufelle

Vous vous êtes mises, sans même l’avoir voulu, sans en avoir à aucun moment pris conscience, hors du groupe.

Ces hommes, mes camarades au moins

Il y a aussi une forme de violence plus affective : ces hommes avaient été mes camarades, mais pas seulement. Aussi pour certains, mes amourettes, aussi des partenaires sexuels potentiels, aussi des amis. Et parce que j’étais féministe, je devenais persona non grata, plus du tout copine.
J’avais acquis une dimension politique, ça oui, mais par contre j’avais perdu tout rapport humain avec eux. Et ça aussi, ça a été violent.
Je me souviens à l’époque avoir eu terriblement envie/besoin de soutien justement masculin. Le seul ami qui m’est resté dans l’organisation a été précieux, et c’est vers d’autres hommes, extérieurs, père, amis, hommes d’autres organisations politiques (la LCR, les squats), que j’ai eu le sentiment de pouvoir retrouver une discussion politique moins violente. Des hommes qui soit prenaient mon féminisme comme une gentille incongruité, soit étaient réellement ouverts à ça… (Merci à eux…)
C’était très étonnant, qu’une position radicale soit bienvenue à l’extérieur, quand elle l’était si mal à l’intérieur.
Encore maintenant, quand je trouve une organisation où on rit quand je fais des blagues féministes, sans envisager immédiatement de me clouer au pilori, c’est toujours une vraie surprise : c’est un lieu mixte, et pour autant on peut parler de "ça"… J’ai découvert aussi, avec la même surprise, qu’il y a des lieux où les réunions ne sont pas des affrontements politiques permanents, où les filles osent plus facilement parler, où des hommes sont supportables, voir aimables… Et quand moi je me comporte comme une militante de la FA, on me trouve agressive : j’ai dû réapprendre à parler normalement, et à être écoutée, même en milieu mixte…
En fait, les seules violences durables, marquantes, que j’ai subies, ça a été dans une organisation politique anarchiste. Les seuls hommes dont j’ai eu peur réellement, en connaissant leur nom, ça a été des camarades anarchistes.

Tolérance à sens unique


Ce qui toujours aujourd’hui me paraît fondamentalement condamnable, c’est l’asymétrie de la tolérance.
Les autres personnes de l’organisation n’étaient pas, pour le moins, irréprochables, non pas seulement au niveau des pratiques (ça, à l’époque, j’avais plus ou moins entendu qu’il ne fallait pas en parler, qu’il ne fallait même pas le voir) mais au niveau du discours politique lui-même.
On se prenait sans arrêt des réflexions sexistes, et des dénis de réalités (domination intériorisée et construite par les femmes, hommes battus aussi par des femmes, répartition des tâches domestiques en nette évolution, changements dans la construction des genres qui rendaient les groupes non-mixtes superflus… ).
Et il fallait fermer les yeux, ne pas relever, quand quelqu’un faisait une attaque antiféministe.
Toute l’organisation a toléré pendant des années des discours sexistes. Toute l’organisation a préféré les fonctionnements sexistes aux discours féministes… Davantage de tolérance pour les militants violents, pour les attaques personnelles sur les féministes, pour les anti-féministes, que pour nos analyses à nous.
Il y a une autre forme d’asymétrie. Si une pique, lancée par une féministe (et j’entends par pique dire que les femmes parlent moins en réunion, pour vous dire à quel point c’est une pique), agace, il ne me semble pas qu’elle soit particulièrement ressentie comme une blessure par ceux qui l’écoutent. Par contre, quand un camarade agresse une féministe, lui coupe la parole, lui demande d’arrêter avec le syndrome féministe, c’est ressentie par la féministe comme une extrême injustice, une incompréhension, un coup de poignard dans le dos.
Et il y a le rapport de force numérique aussi : il y a avait à l’époque trois féministes, à Lyon, et une trentaine de militants. Faites le compte : statistiquement, à hauteur d’une remarque mal venue par personne, nous en entendions 27, ils en entendaient 3. Les trois que nous faisions les agaçaient, les 27 que nous entendions nous mettaient en pièces (en tout cas nous deux qui avions encore des illusions sur ce que nous pouvions attendre des camarades…). Une pichenette pour neuf coups de battes… on a très vite été à genoux, mais je crois qu’aucun d’entre eux n’a gardé de graves séquelles, je l’espère en tout cas, de leur rencontre momentanée avec le féminisme...

Exclusion/démission de l’union locale


Pour finir, un camarade a demandé que l’on soit exclues de l’union locale.
J’ai démissionné de l’Union Locale de Lyon, deux jours avant la réunion où devaient se discuter l’exclusion… comme ils ne sont pas tout à fait fous, ils n’ont exclu que deux des trois militantes féministes. En disant que c’était nos comportements individuels qui posaient problèmes, et de fait, sans doute que la troisième, plus âgée, plus mature, était aussi beaucoup plus prudente. Mais je crois surtout que l’objectif, c’était de décapiter la commission femme, d’y mettre un terme, sans avoir l’air de le faire par anti-féminisme.
Je ne sais pas quelle image de moi ces gens ont pu garder. Certainement celle d’une abominable féministe, d’une séparatiste acharnée, d’une fouteuse de merde, qui manipulait en plus l’autre…

Séquelles


* J’ai toujours peur au début quand je suis dans un milieu mixte nouveau, je mets mon féminisme en veilleuse, j’attends de voir. En général, ça va, mais j’ai toujours peur que la situation à nouveau devienne ingérable… Je me dis toujours que c’est temporaire, la tolérance, que ça va mal tourner. En fait, ça ne m’est plus jamais arrivé nulle part.
* Je suis beaucoup plus à l’aise pour faire des choses en milieu non-mixte, je me sens plus libre, j’ai moins peur. Mais j’aime bien aussi des fois travailler avec des hommes, regarder travailler des groupes mixtes, même si je me sens souvent encore en insécurité.
* J’ai mal à l’estomac quand je rencontre des militants politiques, surtout des anarchistes, surtout des "vieux militants"…
* Quand je croise des fantômes de cette époque, j’ai les mains moites.
* J’ai peur quand je vois des jeunes femmes féministes dans des organisations comme la FA, j’ai peur pour elles.
* Quand je rencontre des jeunes femmes qui sont à deux doigts de devenir féministe, je me demande toujours si c’est un service à leur rendre que de les inciter à franchir le pas… Mais si, quand même, incontestablement si !
* Je me méfie énormément des groupes. Quand une situation devient potentiellement violente, maintenant, je monte au créneau et je défends le mouton noir, par nécessité personnelle : je sais ce que ça fait, un lynchage, je pense que personne ne peut être coupable au point de mériter ça.
Je ne sais toujours pas comment j’aurais pu faire pour en réchapper, et je cherche toujours quelles sont les vraies responsabilités que j’ai pu avoir. Les copines me disent que je n’en ai pas. Moi je n’arrive toujours pas à me défaire totalement de mes illusions sur "on s’est mal compris, attend, je vais t’expliquer pourquoi…". J’ai toujours du mal à croire que mes anciens camarades soient des anti-féministes…

Se faire comprendre ?


Ensuite, je suis restée plusieurs années à la FA, en tant qu’individuelle du Rhône, puis de Bruxelles. Plusieurs années : en fait, 7 ans. En me disant que j’allais comprendre ce qui s’était passé, en me disant, aussi, (comme quoi on aime à garder ses illusions ! ) que si je me tenais bien, ils allaient comprendre quelle formidable erreur ils avaient faite en croyant que j’étais mauvaise.
Ça ne s’est pas amélioré.
Je suis restée aussi à cause de la commission femmes fédérale. À la FA, à l’époque, il y avait des femmes merveilleuses, dans la commission femme.
Et il y avait aussi des copines qui m’ont soutenue, dans cette commission femmes, et des copines qu’il fallait soutenir. La commission femmes est une condition de survie pour certaines militantes dans l’organisation. Compte tenu du nombre de femmes qu’il y avait dans la fédération à l’époque, qu’il y a sans doute maintenant, qui peut demander à quoi sert la commission femmes ?
Parmi ces merveilleuses copines de la commission femmes, plus aucune n’est encore adhérente de la Fédération anarchiste. Toutes, les unes après les autres, celles de ma génération, on a quitté l’organisation. Est-ce que cela ne doit pas un peu questionner les liens entre le féminisme et l’organisation ?

Rester dedans… mais se taire ?


Quand on devient féministe, on se découvre des solidarités transversales…
Les groupes de Lyon étaient à l’époque surnommés, par les autres groupes de la FA, les khmers noirs. Une dénomination qui veut bien dire ce qu’elle veut dire : purisme, orthodoxie militante, et… manque de couleur !
Sur l’importance du sectarisme comme liant dans les groupes politiques, je pense que bien d’autres choses ont été écrites, notamment par Philippe Coutant, qui sont très pertinentes [1]
En tout cas, il y avait une exigence, de la part des groupes de Lyon, d’une fidélité totale à l’Union Locale, ce qui impliquait de ne pas les remettre en cause, y compris quand on en a été exclues/démissionnées.
Et dans notre cas, une partie des violentes attaques auxquelles nous avons eu droit après venaient justement de ce problème d’appartenance aveugle, de fidélité au groupe, d’omerta.
Parce que quand on devient féministe, on se découvre des solidarités transversales, à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation, on a parlé de ce qui se passait à d’autres femmes. En l’occurrence, à d’autre femmes de l’organisation, et pas à l’extérieur, jusqu’à aujourd’hui.
Mais mettre au courant d’autres groupes, via d’autres femmes, de ce qui se passait à Lyon, c’était un problème. Le seul soutien dont vous pouvez bénéficier, c’est celui pour lequel on va aussi vous flinguer : si vous informez d’autres personnes de l’organisation qu’à Lyon il y a des problèmes avec les féministes, et que ça se passe mal, de fait, ça va être utilisé. Le pire, c’est que c’est réaliste. J’ai assisté à plusieurs reprises à ce genre de fonctionnement : quand les féministes sont emmerdées par un groupe, les groupes ennemis se découvrent bizarrement une conscience sur le soutien aux féministes. Tant que c’est chez les voisins…
Il a suffi qu’à la tribune d’un congrès, une camarade, mandatée par la commission femmes pour parler des problèmes rencontrés par des féministes dans différents lieux, à Lyon mais aussi dans d’autres villes où des copines vivaient le même genre de situation, ait la langue qui fourche, et parle d’Union Locale, sans citer Lyon, pour que les gens de Lyon se mettent à nous hurler dessus des choses charmantes à entendre quand vous êtes deux contre une quinzaine, des choses comme : "putain, mais je vais les tuer", sur un ton ne laissant aucun doute sur la conviction que c’était une nécessité pour la révolution.
C’était pas beau à vivre, et c’était une belle saloperie. Mais c’est aussi comme ça que fonctionne la FA, et c’est aussi ce genre d’exigence que met en place une institution totale…
Est-ce que pourtant c’était si grave de dire ce qu’ils nous avaient fait ? Je veux dire : s’ils avaient raison, où était le problème ?

Sortir, et le dire, à l’extérieur !


Ça m’a vraiment fait bizarre de lire ce qui s’est passé à la Gryffe. Déjà parce que je n’ai pas été au courant à l’époque. Et puis aussi parce que c’est tellement similaire, tellement proche, tellement … je sais pas, j’ai l’impression que j’ai vécu mon histoire à deux lieux différents : c’est très personnel ce qu’on a vécu à la FA, c’est une partie de mon histoire propre, la lire sous la plume de Corinne, notamment, m’a fait vraiment un drôle d’effet.
Mais ce qui me choque maintenant aussi, c’est d’avoir réagi en me disant que quand même je ne pouvais pas, toujours pas, parler de ce qui s’était passé, à Lyon, à l’extérieur de l’organisation.
Je trouve ça à hurler, 8 ans après ! Merde, c’est mon histoire, on n’est pas féministe sans avoir conscience que la parole des femmes est importante et trop souvent occultée, j’ai depuis longtemps quitté Lyon, c’est mon histoire, et je la raconte avec mes mots si je veux…
Mais il y a quand même eu une petite réaction de fidélité organisationnelle qui m’agace autant qu’elle me conditionne.
Paradoxalement, je trouve que c’est aussi quand même une justice que de rendre visible ce qui se passe dans d’autres organisations : il n’y a pas que la Gryffe qui déconne sur les questions de femmes. Je me dis qu’en montrant que c’est un problème qui n’est pas cantonné à une organisation, on donne aussi aux féministes qui sont peut-être en train de vivre la même chose, des moyens pour positionner leur discours au sein de l’organisation dans une dimension politique, et pas dans une dimension d’attaques personnelles…
J’espère qu’il n’y en a pas des féministes, en ce moment, qui sont en train de se faire lyncher.
Mais s’il y en a : camarade féministe, ce n’est pas grave, de quitter un groupe anar, le monde autour existe aussi, et ce n’est pas parce que tu parles à des anarchistes et qu’ils ne te comprennent pas que ce sera encore pire avec d’autres hommes. Au contraire.
Et si vous êtes, en tant qu’homme, témoin de ce genre de joyeuseté, choisissez votre camp en connaissance de cause, positionnez-vous, manifestez votre soutien, ne restez pas, les bras ballant, à reconnaître, avec les autres, que des fois elles exagèrent et qu’elles ont fait des erreurs stratégiques ! N’hésitez pas à condamner les discours et les pratiques anti-féministes !

Textes parus sur : http://www.antipatriarcat.org

Si vous avez des questions ou des commentaires à adresser vous pouvez écrire à : alaure@bust.com

P.-S.

Anne-Laure - 2004

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