J’ai d’abord été militante anarchiste, dans la tendance plutôt anti-organisationnelle de Lyon : squat, Gryffe, Venezia. Ça, c’était de 88 à 90. Ensuite, parce que les problèmes interindividuels étaient pour moi trop mal gérés, et trop présents même si je n’étais pas directement concernée, j’ai arrêté de militer six mois.
Anarchiste en premier…
Au moment de la guerre du Golfe (la première), j’ai rencontré, à la fac, des militants de la FA, qui tenaient des tables de presse. J’ai été prudente dans mon engagement, et j’ai mis plusieurs mois avant de demander à adhérer. Mais j’ai eu l’impression de trouver un espace structuré, politique, où il me semblait que tout allait mieux se passer.
J’ai été une bonne petite militante, pendant plusieurs années à la FA : à la fac, tenant la table de presse. À la librairie de la FA, tenant des permanences, administratrice de la librairie, poste que je tenais sans aucune responsabilité politique, d’ailleurs, sur le contenu de la librairie. J’avais 19 ou 20 ans, je remplissais sérieusement la partie technique de mon mandat, convaincue qu’un jour je serais, comme tous les autres, un "bon militant" (oui, au masculin, forcément, il n’y avait pas de "bonnes militantes").
Je n’avais aucune dimension politique, aucune initiative politique. Quant au féminisme, je savais uniquement qu’il y avait, à la FA, au niveau fédéral, un groupe non-mixte, la commission femme, dont à priori, d’après ce que me disaient les camarades, il n’y avait rien d’intéressant politiquement à attendre : plus ou moins des vieilles dames en réunion tupperware, d’après l’image que je m’en étais faite, en fonction de ce qu’on m’en avait dit.
Il y aurait certainement beaucoup à dire et sur le fait que je ne me soit jamais sentie militante à part entière (sentiment d’incompétence de femmes en milieu politique, fonctionnement des groupes à majorité masculine sur notamment les modalités de prise de parole, difficulté des organisations militantes à laisser de la place à des jeunes militants, indépendamment de leur sexe d’ailleurs) mais c’est un autre débat. Aujourd’hui, en tout cas, je suis capable de parler dans un micro, de tenir un discours politique y compris sur autre chose que le féminisme, j’ai davantage conscience de mes qualités politiques potentielles. Une question d’âge, mais certainement pas seulement. Militer en milieu anarchiste, pour une jeune femme, c’est un peu mission impossible : il n’y a pas réellement de place symbolique pour vous.
Et ensuite anarcha-féministe…
Et puis, en 1995, il y a eu la rencontre d’une vraie militante féministe anarchiste.
Je suis devenue féministe, anarcha-féministe, sans doute parce qu’à ce moment là il y avait chez moi suffisamment de questions, mais certainement aussi parce que quelqu’une en a parlé, encore merci à elle… (Je me souviens d’un retour de manif à paris, en car, d’une discussion dans la nuit… )
On était trois, en fait, sur Lyon, et on a décidé de mettre en place une commission femme non-mixte.
J’étais toute à l’émerveillement de la découverte du féminisme, et j’étais absolument convaincue que c’était quelque chose qui allait aller de soi.
Il y a bien sur eu des questions sur le fait de créer un espace non-mixte. Certaines personnes de l’Union Locale étaient contre, de fait.
Mais j’étais absurdement sûre qu’une fois rassurés sur le fait que mais non, nous n’étions pas séparatistes, et que mais non, on n’allait pas simplement passer les réunions non-mixtes à dire du mal des hommes, les camarades de l’organisation allaient se réjouir sincèrement de ce travail féministe.
Commencer à faire vraiment de la politique
Je me souviens aussi avoir pris d’un seul coup une place politique, que je n’avais jamais eue. J’avais été incollable pendant 5 ans sur le prix de l’Anarchisme, de Guérin, en poche (23.50 F, je m’en souviens encore, tellement j’en ai vendu d’exemplaires, sans jamais l’avoir lu…), je savais les éditeurs, les diffuseurs, les prix des photocopies de tracs, et le montant du loyer, mais je n’avais à proprement parler jamais fait de politique.
Et d’un seul coup, on me posait des questions sur mes positions, on me demandait ce que je pensais, on m’interrogeait, et le terme est choisi volontairement, sur ce que je voulais.
C’était bien : parler avec des copines féministes, analyser la réalité quotidienne, voir la vie en deux dimensions, et pas simplement dans un neutre aveugle...
Premières interrogations
Pourquoi la non-mixité ?
À l’époque, j’étais convaincue qu’il fallait expliquer. Et on l’a fait. On a expliqué que c’était pour réfléchir, pour construire, on l’a justifié, expliqué, raconté…
Aujourd’hui, je me demande dans quelle mesure ce n’est pas notre volonté d’expliquer qui nous a perdues.
Si, en face de vous, les interlocuteurs sont simplement convaincus qu’il faut lutter contre le retour de l’ordre moral, et lutter pour le droit à l’avortement et à la contraception, et que c’est égal pour les hommes et les femmes ; s’il n’y a aucun début de culture politique sur les questions de la construction sociale des genres… Avec les meilleurs arguments du monde, si les autres partent de l’idée qu’en tant qu’anarchistes ils sont radicalement exemptés du sexisme, et vous aussi, alors toute explication est inutile, et ne pourra servir à rien : on ne pourra que faire qu’ils se sentent attaqués, remis en cause…
Tolérées vaguement, mais suspectes, on l’a été pendant un temps. Avec nos épreuves régulières, face à quelques provocations de la part d’imbéciles notoires, sur le thème : il faut que tu arrêtes avec le syndrome féministe, ce genre de choses agréables à entendre...
Je vous fais rapidement une petite liste de couleuvres que nous avons avalées (cela m’étonne encore !) sans taper sur personne :
* Une de nous s’est faite traiter d’hétérophobe, pour avoir soutenu que brancher des filles dans la rue, c’est sexiste.
* On m’a dit que je la manipulais.
* On nous a dit qu’on était des paranoïaques féministes ;
* qu’on était coincées, (c’est tellement original…) ;
* que quelque part, si, les femmes étaient des trous.
* On nous a dit que le féminisme, c’étaient de vieilles idées.
* On s’est faites traiter d’hérétiques, (intéressant pour des anarchistes, non ?).
* On nous a dit que si on avait un problème en mixité, on n’avait qu’à travailler en non mixité uniquement, et quitter l’organisation.
À ma connaissance, aucune de ces remarques n’a été suivie de sanction, ou de condamnation politique…
Petit détour sur les effets du féminisme sur les jeunes filles…
Je pense que c’est important de dire comment je l’ai ressentie individuellement, la prise de conscience féministe, et de quoi elle s’est accompagnée pour moi.
Ça ne va pas tout seul, et en l’occurrence, ça s’accompagne d’un certain nombre de "désordres" :
* Hypersensibilité aux violences faites aux femmes et manque impressionnant de sens de l’humour sur les blagues de cul vaseuses.
* Une écoute plus sensible vis à vis des femmes : résultat, pendant l’année où je suis devenue féministe, j’ai entendu, de la part d’amies proches ou moins proches, 6 ou 7 histoires de viol, d’inceste, d’abus… On est plus à l’écoute, on respecte un peu plus la parole des femmes, et, d’un seul coup, on se rend compte que les statistiques sur les femmes battues, et violées, y compris par leur père, ce ne sont pas des abstractions, mais des femmes en train de pleurer dans leur salon. À la longue, ça fait que les rapports avec les mecs sont plus complexes qu’avant. Les violences, même si soi-même on ne les a pas vécues, font écho, et on s’identifie aux histoires de ces femmes. D’où, certainement, des susceptibilités, des réactions à fleur de peau, des manques de compréhension, des impatiences, des manques d’esprit stratégique…. En même temps… c’est un peu normal, non ?
* Le féminisme, contrairement à l’anarchisme, m’a paru extrêmement naturel, convaincant, et légitime. Je n’ai eu aucun mal à lire des livres féministes, à réfléchir de manière politique sur ces questions-là, et à porter un discours qui m’habitait. C’était ma voix que j’entendais dans les discours politiques des femmes, beaucoup plus que dans les théoriciens de l’anarchisme. Je pouvais m’identifier, et me projeter, dans Emma Goldman, dans Louise Michel, beaucoup plus facilement que dans Bakounine… J’étais sûre, en portant ces discours, d’être dans le vrai, dans "mon" vrai.
* Bien sur, aussi, questionnement sur ma propre identité, mon histoire amoureuse, mon orientation sexuelle, les couples autour de moi…
* Vous ajoutez à ce tableau charmant la prise de conscience de sa propre force (marcher dans la rue, à 11 heures du soir, avec des copines, au sortir d’une réunion non-mixte…) et vous avez, effectivement, des filles qui non seulement manquent absolument d’humour sur les questions femmes, mais qui, en plus, vous casseraient volontiers la gueule si vous insistez, vu que maintenant, elles sont fortes…
Si pendant ces moments de découverte, vous voulez provoquer et mettre en tort des féministes, effectivement, c’est assez facile, il suffit de jouer au con, on s’impatiente assez vite, et en plus ça nous fait vraiment mal…
Et petit détour sur les effets du féminisme sur les anarchistes
En schématisant, il y avait à l’époque sur Lyon :
* Une bonne poignée de jeunes militants maladroits et politiquement nuls (avec lesquels nous manquions de compréhension, n’est-ce pas, quand ils disaient des horreurs sexistes…).
* Des militants suspicieux, paranos sur le féminisme (vous savez, ces militants qui trouvent que les féministes des années 70 ont beaucoup exagéré, en brûlant les soutiens-gorge, qu’elles étaient contre les hommes, et d’ailleurs, le séparatisme…), hommes et femmes, d’ailleurs. Je dis parano, je devrais plutôt dire : opposés à toute lutte politique sur la question femme. Opposés également aux commissions non-mixtes.
* Et des militants étudiants protégés, dans leur monde, de toute forme de sexisme (ceux qui parlent, encore et toujours, d’antisexisme, comme si les oppressions des femmes et des hommes étaient totalement symétriques).
* Ah si ! : il y a avait aussi un mec bien, un j’en suis sûre. Qui a un peu compris, qui nous connaissait trop bien aussi pour ne pas faire preuve d’empathie avec nous. Manque de bol, c’était mon ancien compagnon. Comment pouvait-il être objectif ? Suspect parmi les suspectes, à un degré moindre.
Par-dessus tout, il y avait, dans l’organisation, ce que l’on retrouve en France de manière plus générale sous le nom d’universalisme républicain. À la FA, vous n’êtes pas une femme, ou un homme, vous n’êtes pas blanc, ou noir, ou issus d’une classe sociale particulière : entrer dans l’organisation est tacitement supposé vous débarrasser entièrement de toute particularité.
À partir du moment où vous dites : oui, mais moi je suis une femme, et toi / vous, vous êtes des hommes, vous entrez dans une zone dangereuse : celle qui voudrait dire que l’on n’est pas entièrement, complètement anarchiste, purement anarchiste. Vous remettez en question le fait que choisir cette position politique vous délivre radicalement des conditionnements sociaux, et vous dites que ces conditionnements demeurent dans l’organisation.
Pendant les six premiers mois, on était donc dans une ambiance de tension larvée : pas vraiment de guerre ouverte, mais une suspicion permanente.
C’était vivable, à peine, on faisait avec, on se disait que ça allait se tasser, et qu’ils allaient eux aussi faire avec, et que si c’était une question de formation politique, alors ça allait progressivement s’améliorer.
On se tenait sur le qui vive, en permanence, mais après tout, on était dans une organisation anarchiste, et le féminisme n’est quand même pas un ennemi politique, non ? Ou bien si ?
Analyser ce qui se passe autour de soi…
La répartition des mandats politiques, la manière dont se faisaient les prises de parole, la manière dont se passaient les réunions, les rapports amoureux dans l’organisation, tous ces aspects, on a commencé à les lire aussi comme des rapports sociaux de sexe.
A l’époque, à la FA à Lyon, il n’y avait aucune femme qui avait un mandat politique. Les militants les plus crédibles, les plus anciens, étaient des hommes. Ceux qui prenaient la parole, ceux qui écrivaient des tracts, étaient des hommes. Comment faire comme si de rien n’était ?
Pour moi, à l’époque et encore maintenant, ce n’est pas une volonté délibérée de la part des hommes de l’organisation. C’était lié d’une part à la construction des hommes et des femmes en genre social, et aussi au fait que rien n’est fait dans l’organisation pour palier à cette construction sociale.
Ça ne veut pas dire que toutes les femmes ont du mal à parler, ça ne veut pas dire non plus que tous les hommes parlent facilement. Ca veut simplement dire que la quasi absence des femmes dans l’organisation, et leur moindre place politique, est liée au patriarcat ambiant, à l’extérieur, et aussi à l’intérieur, et que cela a un impact sur une grande partie des individu-e-s de l’organisation, fut-elle aussi anarchiste que possible. Qu’on peut en faire aussi une analyse politique.
Mais pour eux, on voyait des choses qui n’existaient pas, ne devaient pas exister : les genres, le sexe, les sexes…
Et le dire
On a vu, et, bien sur, on a parlé. Attention : on n’a pas dit : "vous empêchez les femmes d’avoir des mandats politiques", ou bien : "vous refusez l’entrée à des femmes" !
On a simplement dit : "manifestement, les fonctionnements de l’organisation reflètent aussi le sexisme de l’extérieur".
Ce n’était certainement pas, de notre point de vue, des attaques personnelles. Simplement, on a dit ce qu’on voyait : des individus, un collectif, des fonctionnements qui dysfonctionnaient, la réalité d’un sexisme que les camarades ne laissaient pas à l’entrée de l’organisation, pas plus que nous ne laissions, à l’entrée, notre conditionnement féminin… Des rapports de pouvoir aussi : le pouvoir non plus, il ne reste pas à la porte de l’organisation…
Alors, on a vu, et on a parlé, même pas en réunion, non, mais par exemple simplement dans une cuisine, dans un temps d’entre-réunion, entre filles, tellement convaincues qu’on avait le droit d’en parler qu’on n’a même pas arrêté quand des gens passaient, quand des gens restaient à porté d’oreilles, on a regardé, on a vu, et on en a parlé, tout bêtement.
La faute, le prétexte qui a fait que les choses ont dégénéré, c’était ça : attaques personnelles. Vous ne vous contentez pas de faire des analyses abstraites, vous avez dit du mal des militants.
Que nous ayons été traînées dans la boue depuis six mois, par ceux-là même qui nous reprochaient nos attaques personnelles, ça, bien sûr… cela n’a pas posé de problème.
J’ai toujours du mal à comprendre quel danger on a pu représenter, comment on a pu être vues comme dangereuses… deux bonnes femmes qui parlent dans une cuisine, ça fait peur à qui, franchement ?
Je crois qu’en fait, les antiféministes ont tout fait pour que nous devenions des dangers politiques pour l’organisation. À coup d’attaques personnelles, à coup de vigilance particulière, à coup d’analyse de nos discours… et que les autres ont laissé faire.
Des tensions qui durent
Dans les six mois qui ont suivi, progressivement, toutes les portes se sont fermées. On a essayé de faire du travail de terrain, de changer de groupe au sein de l’union locale : opposition. On a fait un camping, non mixte, et on a essayé de lire des choses : séparatisme, hérésie... On a continué nos activités de trésorerie, de technique militante : tentative manifeste de… de quoi ?
On a commencé à aller un peu moins bien : difficulté à dormir, douleurs à l’estomac pour moi… Les violences que l’on subissait à l’intérieur ravivaient forcément d’autres formes de violence qu’on vivait toujours à l’extérieur de l’organisation. Je me souviens que le coup de téléphone d’un satyre m’a terrorisée pendant plusieurs semaines, à en dormir sur le canapé, à ne pas sortir de chez moi…
À un moment donné, la situation nous a échappé, et je me souviens surtout de ça : tout ce qu’on faisait, tout ce qu’on disait, se retournait contre nous…
Cette chape de plomb qui nous est tombée dessus… maintenant, je trouve inconcevable d’être restée, avec ce que cela voulait dire de violence acceptée, de peur, d’obligation, dans une organisation anarchiste, de se taire, de brider nos langues, de fermer les yeux sur ce qu’on subissait…
Je ne comprends pas comment on a tenu, 1 an, dans ces conditions-là…
Je ne comprends pas qu’on ne soit pas parties des mois avant, tellement c’était non seulement violent, mais aussi en contradiction totale avec notre idéal sur les pratiques anarchistes… Comment on a pu croire qu’on luttait pour la liberté dans cette ambiance de dingues…
Rompre avec le groupe
C’est très dur, d’avoir un groupe de 25 personnes contre soi, surtout si ces 25 personnes ont été, pendant 5 ans, tout ce qui vous tenait à cœur. C’est très surprenant aussi : c’était d’eux qu’on pensait pouvoir attendre le plus de solidarité et de compréhension, et c’était maintenant d’eux qu’il faut attendre les mauvais coups, avec eux qu’il faut surveiller ses paroles…
Vous avez toujours respecté leur jugement, et leur position. Et d’un seul coup, quand vous dites quelque chose, ils sont contre vous. Je me souviens avoir une fois dit à un camarade : "Tu me vois uniquement maintenant comme une féministe, et tu penses que je ne suis plus dans l’organisation que pour faire chier là-dessus, mais je suis trésorière de l’union régionale, je suis de toutes les manifs, je tiens une permanence de quatre heures tous les vendredis, je vais faire les courses pour le bar régulièrement… " Non, ça n’existait plus, ça ne comptait pas comme preuve d’un engagement anarchiste.
Une fois que vous avez une étiquette de féministe, et en l’occurrence, de mauvaise féministe, on considère que tout ce que vous faites, vous le faites pour semer la discorde : garder un pied dans l’organisation pour convertir des jeunes adhérentes, faire des tâches ménagères pour pouvoir le reprocher aux hommes, assister au réunion pour faire le décompte des tours de paroles inégalitaires…
Vous vous êtes mises, sans même l’avoir voulu, sans en avoir à aucun moment pris conscience, hors du groupe.