Accueil du site > Dossiers > Sous dossiers > Flexibilité et précarité du travail des femmes – Le cas du travail (...)

Flexibilité et précarité du travail des femmes – Le cas du travail partiel

mercredi 30 juin 2004, par Dominique Foufelle

On m’a demandé de parler de la précarité et de la flexibilité du travail des femmes. Pour illustrer ce thème, j’ai choisi d’en parler en évoquant le cas du travail à temps partiel, parce qu’il représente un cas significatif de formes ouvertes ou larvées de discriminations professionnelles.

Auparavant, j’aimerais rappeler quelques grandes caractéristiques concernant le travail des femmes en France. Dans ce contexte, je m’arrêterai sur la place et l’histoire du temps partiel. Ensuite, j’évoquerai les questions de précarité et de flexibilité qui sont étroitement liées à celle du sous-emploi, de la sous-qualification et du temps partiel féminin subi, contraint.

La réalité du temps partiel au regard de la situation professionnelle des femmes en France


En l’espace de trente ans, le nombre des femmes actives occupées (c’est-à-dire d’actives hors chômeuses) a presque doublé (de 6,5 millions en 1960 à 10,5 millions en 1998) tandis que dans le même temps, le nombre d’hommes actifs occupés a stagné. Cela signifie que les femmes ont fait leur entrée sur le marché du travail, en dépit de la crise économique des vingt dernières années. Le phénomène n’est pas spécifique à la France, on retrouve le même genre de situation en Europe, avec quelques variantes entre l’Europe du Sud et celle du Nord.
Soulignons d’emblée que cette percée des femmes sur le marché du travail (ininterrompue, même en temps de crise) a un prix : l’inégalité des femmes et des hommes sur ce marché (en termes de salaires, de statut du travail, de temps de travail). Le temps partiel participe de cette inégalité ou, dit de manière plus neutre, de cette différenciation entre les hommes et les femmes sur le marché du travail.
En France, le travail à temps partiel concerne 31 % des femmes actives occupées contre 5 % des hommes actifs occupés (chiffres 1997). Pour formuler l’inégale répartition des hommes et des femmes travaillant à temps partiel en d’autres termes : sur 100 personnes occupées à temps partiel, près de 80 sont des femmes. Ces dernières années, bon nombre d’emplois créés l’ont été à temps partiel. Cela signifie que le temps partiel s’est développé, non comme un mode d’aménagement du temps de travail (passage du temps plein au temps partiel), mais comme mode d’emploi flexible.
Les caractéristiques du travail à temps partiel font apparaître une corrélation entre : emplois tertiaires, emplois sous-qualifiés, emplois flexibles et secteurs féminins de l’emploi. En creux naît la précarité. De manière générale, une ségrégation professionnelle existe, comme l’ont montré de nombreuses études sociologiques portant notamment sur les différences entre les carrières professionnelles féminines et masculines. Le phénomène du travail à temps partiel redouble cette ségrégation professionnelle, en particulier dans les emplois de service où il est sur-représenté, à savoir dans les secteurs de la santé et des services sociaux, du commerce de détail, dans les secteurs des services aux entreprises et aux particuliers, de l’éducation et de l’administration publique (emplois contractuels). Ces emplois représentent la majorité des emplois à temps partiel [1].

Chronique d’une flexibilité annoncée et de son corollaire, la précarité


L’évolution de la loi relative au travail à temps partiel a tendu à développer des conditions de travail de plus en plus flexibles et précaires.
L’évolution de la conception de l’emploi à temps partiel
L’histoire du travail à temps partiel en France est récente (une vingtaine d’années). Dans les années 1970, le temps était à l’indifférence, comme l’ont montré Margaret Maruani et Chantal Nicole [2]. Les femmes entraient sur le marché du travail à temps plein, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Un vide juridique existait à l’égard de cette forme atypique et peu répandue d’emploi. Dans les faits, les conventions collectives et les accords d’entreprise régulaient l’emploi à temps partiel. A l’égard du travail à temps partiel, on évoquait une demande individuelle, initiée par l’intéressé(e) en vue de concilier vie professionnelle et vie familiale.
L’enracinement de la crise économique modifie la situation et la conception que les pouvoirs publics et les salariés ont du temps partiel. Le tour de force des politiques, au début des années 1980 est de parvenir à faire admettre l’idée de la nécessité d’une loi relative au travail à temps partiel, loi rendue nécessaire par la prétendue demande des femmes en la matière. Quand on regarde de très près les débats du Sénat et de l’Assemblée nationale ayant précédé le vote de la loi du 28 janvier 1981, on se rend compte que l’argument de la "conciliation " et de la demande des femmes est un argument fallacieux, politiquement construit, inventé de toutes pièces. En réalité, dès cette époque, le travail à temps partiel devient un enjeu politique et social de grande envergure. Les syndicats de gauche et les mouvements féministes sont opposés au développement du travail à temps partiel. Les modalités de la loi, sous couvert d’égalité entre les hommes et les femmes, mettent en avant la demande des femmes, tandis que les mesures prises visent à favoriser le développement du temps partiel en facilitant sa mise en place dans les entreprises (charges sociales calculées au prorata du temps de travail, décision de passage du temps plein au temps partiel désormais sous la responsabilité de l’entreprise, etc.). L’arrivée de la gauche au pouvoir qui, dans ses initiatives visent à juguler le développement de l’emploi précaire, paradoxalement continue d’encourager le travail à temps partiel.
Avec la montée du chômage, le trait n’a fait que s’accentuer. Depuis le début des années 1990 – la loi s’attache surtout à définir l’exercice du temps partiel comme un instrument de flexibilité pour les entreprises (diminution des charges sociales pour le recrutement des personnels à temps partiel, développement du temps partiel en tant que mode d’organisation du travail).
Cette évolution doit être replacée dans un mouvement plus large. Comme l’écrit Françoise Favennec, jusqu’à récemment , "le quasi échec de l’effet de la réduction collective de la durée du travail sur les chiffres du chômage, comme l’insuccès permanent des tentatives de négociation générale sur la flexibilité ont donné beaucoup d’intérêt au travail à temps partiel. Ce dernier ne nécessite en effet ni compensation pour le salarié, ni négociation préalable et est concentré dans des domaines où la demande de flexibilité est très forte". Autrement dit, le travail à temps partiel apparaît aujourd’hui comme une solution de substitution, là où les négociations collectives échouent parfois, ou encore lorsqu’elles ne s’avèrent pas assez souples.
D’ailleurs la période de très fort accroissement du travail à temps partiel peut être corrélée à une période de fort taux de chômage. Une étude du Conseil Économique et Social note que "deux périodes de fort accroissement peuvent être distinguées : 1982-1986 et 1992-1995. Entre 1982 et 1995, la part des effectifs à temps partiel s’est accrue de 70 %, dont 23 % pour les seules années 1992-1995".

La loi sur l’annualisation du travail à temps partiel (1995) : un renforcement de la flexibilité et de la précarité
Avec la loi quinquennale de 1995, le travail à temps partiel connaît une modification substantielle de sa définition. En effet, il ne désigne plus uniquement un temps de travail hebdomadaire, par référence à une durée légale également hebdomadaire. Il peut désormais renvoyer à une définition du temps calculé sur l’année.
La définition légale du travail à temps partiel annualisé est la suivante : "Sont considérés comme travaillant à temps partiel d’une part, les salariés embauchés pour une durée de travail inférieure d’au moins un cinquième à la durée hebdomadaire légale du travail ou, celle fixée conventionnellement, et d’autre part, les salariés occupés selon une alternance de périodes travaillées et non travaillées dont la durée annuelle est inférieure d’au moins un cinquième à celle qui résulte, sur la même période, de la durée légale ou conventionnelle du travail".
Certains dénoncent, dans la loi sur l’annualisation du travail à temps partiel, une légalisation de la flexibilité et de la précarité en matière d’organisation du travail, au détriment des salariés.
L’article sur l’annualisation légalise la "précarisation temporelle" (Béatrice Appay) du temps de travail rémunéré à travers un contrat entre un employeur et un salarié. Les horaires peuvent désormais être soumis à des variations importantes dans la limite d’un maximum journalier (en général, 10 H 00/jour) et d’un maximum hebdomadaire (46 ou 48 heures/semaine sur 12 semaines consécutives.
Il semble qu’une conjonction de deux lois (la loi sur la réduction collective du temps de travail de 1996, dite Loi Robien, et la loi sur l’annualisation) ait contribué, en les articulant dans des accords d’entreprise, à renforcer la flexibilité des salarié(e)s à temps partiel.
Un exemple concret illustre l’un des effets pervers de la loi sur l’annualisation du temps de travail. Soit une caissière travaillant sur la base d’un contrat de 22 heures hebdomadaires. Si son temps de travail obéit à une annualisation, après accord entre les différents partenaires sociaux, cette caissière pourra par exemple, en fonction des prévisions d’affluence de la clientèle, travailler 26 heures une semaine, 18 heures une autre, avec, dans tous les cas, un délai de prévenance de quinze jours. Son salaire restera toujours le même et sera calculé sur la base de 22 heures hebdomadaires. Elle pourra augmenter son salaire à condition d’effectuer des heures dites "complémentaires ", c’est-à-dire des heures de travail en sus des 26 heures.
Selon l’employeur, l’annualisation permettrait aux employés de "mieux gérer leur budget " [3]. Dans les faits, il est vrai que si les employés touchent un salaire sur une base plus régulière qu’auparavant, la mise en place de l’annualisation réduit leur salaire dans la mesure où les heures en sus de celles prévues par le contrat de travail ne sont plus comptabilisées comme des heures complémentaires qu’au-delà du quota hebdomadaire de dépassement – au-delà de 26 heures dans l’exemple précédent ; la marge de manœuvre de l’entreprise est donc plus importante. Or, auparavant, la loi permettait d’accroître le volume d’heures des contrats à temps partiel pour lesquels des heures complémentaires étaient régulièrement effectuées. Par exemple, si le supermarché connaissait une suractivité durant un mois, et qu’une caissière effectuait sur la même période quatre heures complémentaires par semaine, elle pouvait prétendre à une modification de son contrat de travail en sa faveur, en augmentant son temps de travail [4]. Elle ne peut plus le faire sous le régime annualisé. En outre, et de manière plus subtile, au-delà d’un certain nombre d’heures complémentaires (en général, un tiers du volume horaire du contrat de travail à temps partiel), les heures en sus devenaient des heures supplémentaires, payées comme telles et donc plus rémunératrices pour l’employé(e). Or, aujourd’hui, la modulation et l’annualisation des contrats de travail à temps partiel rendent beaucoup moins probable, voire impossible, le recours aux heures supplémentaires. En effet, en cas de dépassement prévu par la branche ou par l’entreprise, les heures sont comptabilisées comme des heures complémentaires. Ce qui signifie pour la caissière travaillant sur une base de 22 heures hebdomadaires, qu’il faudrait qu’elle travaille une semaine plus de 30 heures (26 heures grâce à l’annualisation et un cinquième du contrat initial, 4 heures environ) pour que ces heures en sus soient rémunérées comme des heures supplémentaires. Cela arrive rarement, puisque l’entreprise a la possibilité de jouer sur tous les contrats à temps partiel avant d’avoir recours à la même personne. Cette analyse souligne donc la brèche ouverte par la loi quinquennale dans le dispositif du travail à temps partiel ; cette dernière favorise les employeurs en renforçant la flexibilité au plus faible coût au détriment de l’employé.
Ces mesures spécifiques d’incitation des pouvoirs publics ont donc indéniablement contribué à l’essor de l’emploi à temps partiel ces sept dernières années, elles sont en quelque sorte le socle sur lequel une certaine conception du temps partiel s’est développée.

En constituant un marqueur socioprofessionnel, le temps partiel orchestre les emplois flexibles et précaires


Une étude conduite dans quatre secteurs différents (secteurs de la métallurgie, de la poste, des services aux personnes et de la grande distribution) met en évidence le caractère symbolique du travail à temps partiel. En d’autres termes, un même temps de travail - hebdomadaire, voire mensuel -, peut recouper des statuts d’emploi totalement différents, en établissant entre eux des hiérarchies strictes où le temps partiel ne fait pas bonne figure.
Une des enquêtes concernées par l’étude portait sur une usine métallurgique de production de fours à micro-ondes en Basse-Normandie. A la suite de sérieuses difficultés économiques, un plan social avait été mis en œuvre dans le cadre du versant défensif de la loi de Robien (juin 1996) de réduction collective du temps de travail. Dans ce contexte, l’entreprise procédait, par un accord collectif, à une réduction et une annualisation du temps de travail pour tous. Que sont devenus les salariés à temps partiel dans ces conditions ?
L’analyse des plannings de travail a mis en évidence une similitude entre les ouvriers travaillant à temps réduit et les ouvriers (des ouvrières en grande majorité) à temps partiel. Autrement dit, les personnes travaillant à temps partiel (moins de 10 % des effectifs et des femmes à 90 %) dans le cadre d’accords individuels intitulés "temps partiel vacances scolaires", permettant aux agents de production de ne pas travailler durant les vacances scolaires, se trouvaient en réalité travailler, durant certaines périodes, au même rythme que le reste des agents de production en fonction des périodes de hausse d’activité. Parfois, l’activité de l’entreprise les contraignait à venir travailler 40 heures hebdomadaires… en période de vacances scolaires.
Cela signifie : que les modalités du travail à temps partiel négociées individuellement n’étaient plus respectées ; que le temps partiel des agents concernés n’avait pas été pris en compte dans l’annualisation, c’est-à-dire, par exemple, qu’aucune compensation salariale ne venait contrebalancer cet accroissement de la flexibilité, alors que le reste des agents de production bénéficiait de compensations et de primes.
Cet exemple illustre de manière très significative le peu de cas fait, lors des négociations collectives, des salariés à temps partiel. D’autres exemples viennent étayer l’hypothèse selon laquelle le travail à temps partiel constitue un marqueur socioprofessionnel entaché d’une image négative. Un même temps de travail, selon qu’il a été négocié individuellement ou collectivement, à l’initiative du salarié ou de l’entreprise ne portera pas la même charge symbolique et correspondra à un statut du travail différent, à un salaire différent, pour un temps de travail parfois très proche, voire identique. La comparaison entre le régime de la préretraite qui s’apparente à du temps partiel et le temps partiel négocié à un âge différent de celui relevant des dispositifs de préretraite suffirait également à étayer cette constatation.
Le paradoxe vient de ce que le temps partiel a été largement encouragé par l’État dans le but de créer de l’emploi : les entreprises ont été aidées par un accompagnement législatif favorable au développement du travail à temps partiel. Le temps partiel est apparu aux yeux de certains, en quelque sorte, comme un miracle permettant de créer de l’emploi. Aujourd’hui, les entreprises risquent d’en faire les frais. Quand on se penche sur le temps de travail des caissières de super et d’hypermarchés, on constate qu’il n’a cessé de diminuer depuis dix ans. Cela fait même réagir les employeurs qui, à l’instigation d’accords d’entreprises, décident d’augmenter le quota d’heures. Une chaîne d’hyper et supermarchés a ainsi signé un accord en se disant : "22 h, c’est insuffisant pour les caissières, il faut tendre à augmenter le temps de travail pour toutes ces caissières à 26 h". Dans les faits, quand on va sur place, aussi bien dans les super que dans les hyper-marchés de cette grande chaîne de distribution, on se rend compte que ça ne fonctionne pas, que l’organisation du travail ne le permet pas. Les contrats de travail à temps partiel de 10h, c’est-à-dire les temps partiels courts, se sont multipliés, en embauchant des étudiants par exemple ou d’autres personnes qui travaillent à temps partiel par ailleurs, car le temps partiel a eu aussi une autre conséquence à savoir le développement de la pluri-activité. Un temps partiel unique ne suffit pas à faire vivre quelqu’un. Donc on constate, avec le recul, les effets pervers du temps partiel.
Enfin, le type de relation salariale complexifie l’organisation de l’emploi à temps partiel. Dans le cas de la grande distribution, les heures de travail des caissières ne dépendent pas seulement du bon vouloir de la direction, mais également des flux de la clientèle. Dans le secteur de la propreté, le cas est encore plus flagrant puisque les emplois du temps des salariés dépendent de leur employeur pour une part, mais surtout de la demande de l’entreprise cliente de l’employeur. La sous-traitance s’est beaucoup développée ces 40 dernières années. Cela a des implications sur le rapport qu’entretient l’employé avec son emploi et son emploi du temps. Je me souviens en particulier d’une femme qui déclarait : "Je travaille 12h par jour". En réalité, elle travaillait de 6 h à 9 h du matin dans le même endroit depuis 10 ans. Elle avait demandé à passer à temps complet mais cela n’avait pas été possible. Je vous dirai, juste après, pourquoi. Et le soir, elle travaillait sur un autre site, de 18h à 21h en passant 3h dans les transports en commun. Ce qui explique qu’en mettant bout à bout son temps de trajet et son temps de travail, elle avait 6h de trajet pour 6h de travail sur deux lieux différents. Cette salariée n’avait pu obtenir de travailler à temps plein pour des raisons qui tenaient à la composition de l’équipe de nettoyage.
Les emplois à temps partiel se révèlent souvent davantage soumis à l’arbitraire de petits chefs : flexibles, précaires et bien souvent non ou peu qualifiés. Ils suscitent le chantage au chômage. Dans le site évoqué, en particulier, c’était très compliqué. Il y avait 50 % de Maghrébins, 40 % d’Africains d’Afrique noire et 10 % de Portugais. Le chef de chantier, au départ un Maghrébin, a été muté. Un Sénégalais l’a remplacé et a inversé le processus de recrutement. Il s’est mis à favoriser le recrutement des Sénégalais au détriment des Maghrébins et surtout des Portugais. La femme de ménage dont je vous parlais n’a pu obtenir un temps plein, alors que d’autres (en particulier des hommes) étaient recrutés à temps plein, parce qu’elle n’était pas de la même ethnie, ni du même pays.
Cet exemple signifie que plusieurs logiques s’entrecroisent, interfèrent. Il n’y a pas uniquement des logiques de différenciations des hommes et des femmes sur le marché du travail, il y a aussi des logiques ethniques (parfois de clans, de villages), des logiques de catégories ou de classes sociales, etc.

Les emplois précaires et flexibles : des emplois conçus à temps partiel


Comme l’a écrit Margaret Maruani, le temps partiel, pour les raisons évoquées plus haut, fait "mauvais genre". Et pour cause. Le travail à temps partiel a présidé au développement d’un marché de l’emploi précaire et flexible et, en raison d’une concurrence commerciale et internationale accrue, il ne permet guère aujourd’hui à ces emplois de sortir de cette impasse.
Dans les services, les exemples sont légion. Dans l’hôtellerie, la restauration, la grande distribution, dans les services aux personnes et aux entreprises, les "gisements d’emplois", pour reprendre une expression chère à Martine Aubry, alors Ministre du travail en 1992, ont été exploités… à temps partiel ! Les entreprises ont été largement aidées en cela par un accompagnement législatif favorable au développement du temps partiel, avec l’exonération des charges sociales pour l’embauche des salariés à temps partiel. Quand on se penche sur le temps de travail des caissières de supermarchés et d’hypermarchés, on constate qu’il n’a cessé de diminuer depuis dix ans. Aujourd’hui, même à l’instigation "d’accord-entreprise", les responsables des Ressources humaines ont bien du mal à faire machine arrière, à augmenter le temps de travail de leur personnel, puisque le coût du temps partiel est moindre et que l’usage de ce dernier permet une souplesse de gestion de main d’œuvre qui répond parfaitement à la gestion en flux tendu de ces emplois, ainsi qu’à la demande capricieuse d’une clientèle imprévisible. Dans le secteur de la propreté, il s’agit également de privilégier les besoins des clients au détriment des employés qui viennent travailler en dehors des horaires officiels (très tôt le matin, très tard le soir) et rarement pour des contrats à temps complet.
Une des grandes préoccupations relatives à ces emplois concerne le rapport temps de travail/salaire. Évoquant la question du temps partiel, on ne peut pas ne pas mentionner qu’il touche en majorité les emplois les moins qualifiés, donc les moins rémunérés. Par ailleurs, on l’oublie souvent, les salaires moyens des emplois à temps partiel sont inférieurs aux salaires moyens des emplois à temps plein correspondants. Le salaire partiel correspondant est le plus souvent un SMIC partiel. Ce qui nous amène à évoquer le lien entre pauvreté laborieuse et temps partiel. Le lien entre pauvreté et travail avait disparu, du moins d’un point de vue idéologique, avec la période d’embellie économique des Vingt (ou des Trente) Glorieuses (selon que l’on revisite ou non l’histoire économique des cinquante dernières années). Or, la réapparition de ce lien s’explique par le développement de nouvelles formes d’emploi : travail intérimaire, travail intermittent, travail à temps partiel (parfois les trois formes se recoupent). Cela ne signifie pas que ces formes d’emploi n’existaient pas auparavant. Mais leur banalisation et leur extension ont été rendues possibles par leur institutionnalisation. En d’autres termes, le fait d’avoir un contrat de travail, y compris à durée indéterminée, ne suffit plus à garantir la pérennité d’un emploi ni la stabilité salariale. Ainsi, aujourd’hui, la majorité des emplois à temps partiel procède-t-elle de contrats à durée indéterminée, sauf pour les contrats temporaires. Le travail à temps partiel apparaît comme une chausse-trappe idéale de la pauvreté, de la précarité professionnelle et d’une segmentation du marché du travail dont les principaux laissés pour compte sont les femmes et les jeunes et parmi les jeunes, en particulier les jeunes femmes.
D’après une étude sur les travailleurs pauvres de 1983 à 1997 (cf. Concialdi, Ponthieux, op. cit.), l’incidence des bas et des très bas salaires (évalué à 15 % du total en 1997), a augmenté en raison de la hausse du nombre des très bas salaires et cette évolution est imputable à l’augmentation du travail à temps partiel. Les caractéristiques des travailleurs pauvres recoupent celles des salariés à temps partiel des secteurs des services massivement concernés.

Quel avenir pour le travail ?


Le tableau serait-il si sombre qu’il ne permettrait pas d’envisager la sortie d’un cercle vicieux (le temps partiel pour des emplois précaires et flexibles, dont la précarité et la flexibilité sont redoublées par un tel dispositif du temps de travail et par les avatars qui l’accompagnent) ? Optons pour une conclusion moins pessimiste.
L’actuelle redéfinition du temps de travail pour tous constitue une occasion inespérée pour le travail à temps partiel de changer de visage et d’usage, de déterminants sociaux et de représentation. Tout se joue actuellement, avec plus ou moins de bonheur. Le temps partiel demeure une forme atypique d’emploi. Il représente trop souvent pour les pouvoirs publics, les syndicats, les analystes du temps de travail une catégorie "impensée", donc impensable. Cette tendance se retrouve dans les négociations actuelles sur le temps de travail. Personne n’est en mesure de dire quelle place occuperont les salariés à temps partiel dans la nouvelle définition du temps, même si tout le monde est conscient du risque d’aggravation de la précarité salariale et de renforcement de la flexibilité.
L’enjeu est de taille. Derrière le travail des femmes à temps partiel dans les emplois les moins qualifiés, c’est l’avenir du travail qui est en jeu. Gageons que la restructuration du temps de travail avec compensation salariale modifiera, en l’améliorant, le statut des salariés à temps partiel.

Intervention au Journées intersyndicales des 11 et 12 mars 1999 "Femmes - Conditions de Travail - Conditions de vie "

P.-S.

Tania Angelof, sociologue - 1999

Notes

[1] Précisons d’emblée que le temps partiel sera ici évoqué sous l’angle du temps partiel non volontaire (bien que la notion de choix soit ambiguë s’agissant du travail à temps partiel).

[2] Cf. sur l’analyse détaillée des débats et des rapports ayant précédé la loi de 1981, Au labeur des dames, op. cit., chapitre III.

[3] "Donc ça permet d’avoir un revenu plus régulier et c’est vrai que quand on est dans des salaires relativement bas, ça permet quand même de mieux équilibrer son budget". Entretien avec Monsieur A., responsable des ressources humaines d’une grande chaîne d’hypermarchés, et de supermarchés, avril 1998.

[4] Dans les faits, elle en faisait rarement la demande. S’il n’existe pas de chiffres précis sur la question, il semble que le taux de syndicalisation soit plus faible chez les employés à temps partiel et surtout parmi les emplois les plus précaires et flexibles, sur lesquels la pression au chômage est très forte.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0