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L’oppression spécifique des femmes, une construction sociale

mercredi 30 juin 2004, par Dominique Foufelle

A l’évidence, les divisions perdurent, même en France où le taux d’activité féminine est élevé (46 % aujourd’hui), et cela depuis longtemps ; un taux d’activité proche de ceux attribués pendant longtemps aux pays d’Europe de l’Est.

Il n’empêche, les femmes ont beau être très actives, être une force salariale à l’extérieur du foyer, elles n’ont pas le même type d’activité que les hommes et cela se traduit par une série de différences qui les mettent le plus souvent en situation de dépendance, et sur le plan économique et sur le plan décisionnaire.
Les salaires
Il y a encore un très fort écart entre les hommes et les femmes de près de 30 %. Un écart encore plus accentué en Ile de France : les hommes gagnent 37 % de plus que les femmes en région parisienne ; plus les femmes prennent des responsabilités, plus l’écart salarial se creuse.
La qualification
Il en est de même pour la qualification de l’emploi : les hommes restent largement cantonnés dans les branches dites masculines et les femmes dans des branches dite féminines.
La prise de responsabilités
Aux postes de décisions, près d’un tiers des cadres sont des femmes mais, aux postes de responsabilités, ceux qui comptent réellement, on n’a plus guère que 6 à 7 % de femmes. Pareil pour la vie politique et syndicale, comme vous le savez. D’après un récent rapport sur la place des femmes dans les fédérations internationales des syndicats, il y a en moyenne une femme sur dix dans les états-majors, et parfois aucune.
Pourtant, on est toujours extrêmement étonnées de constater la progression dans l’accès des femmes à la formation. Ainsi, elles sont plus nombreuses que les hommes dans le secondaire et le supérieur. Mais, confrontées aux choix d’orientation, en majorité elles ne choisissent pas les mêmes filières que les hommes et ne bénéficient donc pas des mêmes débouchés. Je mène en ce moment une enquête avec mes étudiants sur les trajectoires des garçons et des filles selon les filières : dans les réponses aux questions - pourquoi les filles vont-elles dans telles filières, pourquoi les garçons dans telles autres ? - on voit qu’il y a une perdurance des représentations traditionnelles, l’idée que les femmes peuvent faire tel et tel travail et pas tel ou tel autre.

La division sexuelle du travail


Même si elle a pris parfois des cours différents, la division du travail et des tâches est tellement ancienne, elle est inscrite depuis si longtemps dans l’histoire, que cela fait apparaître comme naturel des faits qui, dans la réalité, sont le résultat d’une construction sociale, voire le résultat d’actions, de prises de positions d’hommes et de femmes que l’on a traduit en terme de rôles. La place des femmes dans la société, dans le salariat, n’est pas le produit d’un destin biologique mais le résultat de rapports sociaux, de conceptions préétablies qui postulent que les hommes devraient prioritairement être assignés à tout ce qui est de l’ordre du public, de l’extérieur, des tâches les plus nobles, alors que les femmes seraient destinées au privé, au domestique. C’est ce qu’on appelle la division sexuelle du travail, une dimension de la division sociale du travail. On la retrouve dans toute l’histoire.
On parle de la division entre travail manuel et travail intellectuel ; on parle d’une réduction internationale du travail. Cela est acquis comme étant une approche scientifique. En revanche, on parle peu de la division sexuelle du travail, que ce soit chez les économistes, les sociologues ou les historiens. Or, elle a toujours existé même si elle a connu des formes variables selon les époques. Pour ma part, j’ai beaucoup travaillé sur les pays d’Europe de l’Est, même avant 1989. Pendant les années 60-70, j’ai été très frappée de voir que certaines tâches salariées étaient prises en charge par les femmes. Par exemple, pendant les années 60, une très forte majorité des médecins étaient des femmes, 70 à 80 % ! Il y avait aussi beaucoup de femmes ingénieures. D’autres tâches beaucoup moins nobles, comme la réfection des routes, les gros travaux manuels à l’extérieur et sur des chantiers, étaient également assumées par des femmes. Cela nous faisait dire, à l’époque, que quelque chose avait bougé par rapport aux représentations traditionnelles. Mais, dans le même temps, je constatais que, dans la sphère familiale, la division des tâches était quasiment inchangée. Il faut savoir que, dans les pays de l’Est, les femmes assurent les 3/4 des tâches ménagères et domestiques. Elles assurent les plus répétitives et les moins valorisantes quand les hommes, comme ici en général, font plutôt des tâches orientées vers l’extérieur, comme s’amuser avec les enfants ou aller faire des courses, éventuellement. C’est une donnée absolument intangible.
D’autre part, en regardant ce qu’il en était de la ségrégation du travail salarié, on arrivait à un tableau identique à celui que l’on connaît chez nous. La division subsistait, alors qu’à l’Est les années 1945/1950 s’étaient écoulées à l’abri de lois qui proclamaient l’égalité des hommes et des femmes et interdisaient toutes inégalités en terme de salaires, de droits de la famille, de droit civil, etc...

Une division intériorisée…


La division sexuelle du travail est très fortement ancrée dans l’intériorisation des chaînes culturelles dans lesquelles nous avons été éduqués et dans lesquelles nous avons éduqué nos enfants. Ce n’est pas que les hommes soient méchants et qu’ils obligent les femmes à rester à leur place, mais le fait qu’on intériorise très fortement un certain nombre de choses et qu’on les reproduit. N’oublions pas que ce sont des femmes qui, prioritairement, s’occupent des jeunes enfants et qu’on ne pourrait pas expliquer la situation actuelle si on n’avait pas, nous aussi, fortement intériorisé tous ces schémas.
En même temps, sur le plan scientifique, les discours et les théories enferment les femmes. En psychanalyse, on présente la femme comme une entité en négatif, en moins, qui a un sexe caché par rapport au pénis (Cf : les théories de Freud). Ces préjugés sont inscrits dans les structures mentales mais aussi dans les structures sociales. Cela se traduit par les mêmes discours, proférés aussi bien par les patrons que par les travailleurs : les femmes sont moins, moins combatives, moins attachées à la promotion et à la réussite, moins cérébrales ; ou, au contraire, elles sont plus : plus dociles, plus méticuleuses, plus sensibles aux problèmes familiaux. En définitive, c’est toujours comme s’il y avait un référent général, le référent masculin, et que les femmes ne sont pensées que par rapport à ce référent.
Or, contrairement à ce que l’on a pu affirmer pendant longtemps, je crois que la division du travail ne répond pas aux nécessités de la reproduction biologique. Certes, il existe des différences, et anatomiques et biologiques, entre les hommes et les femmes, la plus importante étant que les femmes mettent les enfants au monde. Mais une grossesse ne dure que neuf mois. On ne voit pas pourquoi, d’une manière quasi inévitable et "naturelle", ce serait à elles de prendre en charge tout ce qui a trait à l’éducation des enfants et à la sphère domestique. Sans compter que toutes les femmes ne sont pas mères et que, si elles sont mères, elles ne le sont pas au quotidien tout au long de leur vie. Il y a une période où elles éduquent leurs enfants et puis le moment où les enfants sont adultes. S’il reste des liens affectifs, cela n’a plus le même type d’incidence sur leur activité quotidienne. Pourtant, c’est quand même toujours de cette manière qu’on représente la place des femmes. Pour ma part, ayant observé les bouleversements dans les sociétés de l’Est au lendemain de 1989, ce qui m’a le plus frappé, avec la montée du chômage, c’est la virulence du discours qui disait : "c’est quand même moins grave que les femmes soient au chômage ; les hommes, eux, ce sont les chefs de famille", sans s’interroger sur la proportion de mères seules, célibataires, divorcées, veuves, etc... Cela s’est traduit de manière violente pour les femmes. Elles ont été marginalisées, avec un taux de chômage beaucoup plus élevé que pour les hommes et beaucoup plus accentué que dans les pays occidentaux.

… qui arrange beaucoup de monde…


L’idée selon laquelle les femmes posséderaient des qualités innées se transmet dans la sphère de l’activité salariée : pour les femmes, on parle de qualités, pour les hommes de qualification. J’ai trouvé, il n’y a pas très longtemps, un texte de patrons suisses de l’horlogerie qui plaidaient auprès du Conseil Fédéral une dérogation pour le travail de nuit des femmes. Et que disaient-ils pour argumenter dans ce sens ? : "Vous comprenez, c’est de l’horlogerie, un travail minutieux, répétitif, qui demande de la patience, de la conscience professionnelle et de la résistance… L’expérience a prouvé que les femmes sont plus aptes à ces travaux. La satisfaction est en général plus grande chez les femmes qui effectuent un travail monotone et répétitif. Elles ne s’ennuient pas mais laissent flâner leur imagination. Elles ne veulent pas, l’expérience l’a montré, de rotations dans leur travail. Dès que les hommes maîtrisent un certain procédé de travail, soit ils veulent faire autre chose, soit ils veulent modifier ce procédé à leur goût. Ce qui n’est pas souhaitable ici… Il est indispensable de pouvoir s’adapter rapidement à un modèle déterminé. Les femmes possèdent généralement les meilleures capacités, par exemple, la compréhension des modèles de tricot. On peut constater toutes sortes de spécialisations basées sur la spécificité des femmes, sur leur rôle, sur leur sexe". Ils disaient aussi que, vu le peu de promotions liées à ce type d’emplois, il était assez souhaitable qu’ils soient tenus par des femmes.
Il est vrai que, lorsqu’on mène des enquêtes auprès d’hommes et de femmes dans une entreprise, les femmes ont souvent une préoccupation beaucoup plus grande que les hommes par rapport à ce qui est extérieur à leur travail quotidien. Pourquoi ? Parce que cette place qu’elles occupent et à laquelle elles sont assignées dans le domestique et dans le privé, a des incidences sur leur vie professionnelle. En travaillant, elles pensent à ce qu’elles vont faire quand elles vont sortir du boulot : ne pas oublier d’aller chercher la gamine, faire les courses, etc. Alors que les hommes sont bien plus préoccupés par l’acte immédiat, si peu responsables des tâches domestiques.

… et qu’il faut changer


Quand on parle d’assignation prioritaire des femmes au domestique, on peut dire aussi intériorisation. Il ne faut ni sous-estimer cette dimension, ni penser que cela est inéluctable ; et donc se demander comment on peut aller vers une modification de ces comportements.
L’exemple des pays nordiques, sans parler d’exemplarité, devrait nous amener à réfléchir. Je pense tout d’abord à ce qui s’est passé en Suède. Par exemple, le congé parental. On sait qu’en général c’est surtout un congé maternel et que, dans la plupart des pays, seulement 1 % des pères s’en saisissent et l’utilisent. Or, les pays nordiques, la Suède en particulier, ont cherché à inverser cette dynamique. Ils ont pris des mesures au niveau de l’État : si un des deux parents ne prend pas une durée minimale de 1 mois sur ce congé, le mois est perdu pour le couple. Cela a eu des incidences assez extraordinaires. En 1992, il y avait près de 50 % des pères suédois qui prenaient au moins deux mois du dit congé parental. Ce n’est pas rien ! Les hommes prennent certes une durée bien moindre que celle des femmes mais, malgré tout, cela se traduit très visuellement, dans la rue, dans la sphère publique. Au moins, la première année, ils s’occupent plus de leurs enfants. S’il y a beaucoup de travail à temps partiel chez les femmes dans les pays nordiques, il faut nuancer cette critique dans une phase où le travail à temps partiel tend à augmenter aussi pour les hommes du fait du congé parental. Avec, du coup, une diminution légère pour les femmes.
Anecdotiquement, l’Association des femmes journalistes décerne chaque année un prix à une publicité non sexiste. Elle a décidé cette année de l’attribuer à Yamaha pour une photo qui représente un père de famille sur un scooter avec le slogan : "Réussir, c’est voir plus souvent ses enfants que ses associés".

Article tiré des Actes des rencontres intersyndicales femmes

P.-S.

Jacqueline Heinen, professeure de sociologie à Besançon - 1998

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