Deux ans de central téléphonique à Lyon, plus de 40 ans passés au centre de chèques à Paris, un an dans un bureau de poste de l’Ariège, rien que de très ordinaire pour une fille de paysans de la montagne, une employée des PTT comme des milliers d’autres, une fille des chèques. Un parcours très banal finalement.
J’évoque ce que j’ai vécu, ce que j’ai appris dans mon travail, le "travail des femmes". Progressivement le syndicalisme a envahi ma vie, la politique aussi mais de façon plus marginale et plus sporadique. C’est enfin et surtout, le féminisme qui a changé mon regard et m’a fait prendre conscience de moi-même et de mon existence collective avec d’autres femmes.
Je ne parle qu’en mon nom propre, je n’engage personne, cependant par endroits le Nous viendra se mêler au Je, parce qu’à certains moments de ma vie, mon expérience a été fondue dans un collectif au point que je ne peux plus m’exprimer personnellement. Ceci n’empêche pas que celles qui ont constitué ces collectifs puissent faire une analyse très différente voire opposée à la mienne. Je ne veux surtout me substituer à personne, ni parler au nom de quiconque, je veux seulement laisser une trace, dire un itinéraire, constituer une mémoire.
(…)
Après Lyon, Gigi arrive à Paris. Elle raconte les cadences, la surveillance permanente, les brimades… Et puis la révolte
La grève du zèle, c’est du sabotage ! Mais oui ma bonne dame !
La machine la mieux huilée peut se gripper. Un jour, on n’accepte plus, on s’attend mutuellement, on ne fonce plus, on réfléchit à ce que l’on fait, on est solidaires et c’est la grève du zèle, action redoutable pour l’encadrement et peu considérée par les organisations syndicales.
La grève du zèle, c’est tout l’édifice qui s’écroule, ce sont les femmes qui inversent les termes, qui brisent les stéréotypes, qui s’entendent entre elles. Leur cohésion est plus forte que la division organisée. Ces femmes coalisées échappent à tous les filets habituellement tendus pour les faire marcher droit. C’est la panique de l’encadrement face à la tranquille assurance de celles qui ont défié l’ordre et pour qui l’essentiel est leur solidarité, la prise de conscience d’elles-mêmes, de leur force, leur existence propre, enfin ! Découvrir le plaisir qu’il y a à s’entendre, à parler, à affronter les chefs, à rire ensemble.
Dire, ça suffit ! pour celles qui ont charge de famille, choisir la solidarité au travail et se débrouiller avec les contraintes familiales c’est un acte de grande portée qui exige beaucoup, qui bouleverse les habitudes, qui révèle à soi-même.
Souvent, dans les luttes, les hommes se paient de mots, de grands mots comme socialisme, lutte de classe, révolution..., les femmes elles posent des actes, de petits actes sur lesquels elles ne mettent pas tout de suite des mots. Cependant ces actes-là engagent pour longtemps, quelquefois ils sont irréversibles, certaines les ont reconnus dans le mot féminisme, d’autres pas, d’autres dans le syndicalisme, en général elles n’en font pas une affaire et continuent leur "bonhomme" de chemin.
A l’issue de la grève du zèle, quand les responsables syndicaux, demandent le nombre de cartes récoltées, ça nous fait tout drôle, il y a un malentendu quelque part ! une fois de plus on n’a pas fait ce qu’il fallait, on n’est pas dans la ligne. Devant une telle incompréhension, l’échange s’arrête, eux ne sauront pas ce qui s’est passé, nous, vaguement culpabilisées, pensons quand même qu’ils ne nous aident pas beaucoup et surtout, qu’ils ne nous écoutent pas. On est à part.
(…)
Le syndicat, ça ne se fait pas pour une femme !
Pendant qu’aux chèques l’exploitation bat son plein, il est signifié clairement que se syndiquer est un risque. L’ordre règne : interdiction de ramasser les cotisations dans les services, interdiction d’afficher sans l’accord du chef de centre, pas de locaux, aucun droit reconnu, les filles des syndicats sont mal vues par les chefs et en butte à toutes sortes de tracasseries. Je serais condamnée pendant un mois à taper face au mur, le dos tourné à mes collègues par mesure "disciplinaire".
Depuis mon enfance, je sais, parce qu’"on" me l’a dit qu’une femme ne doit pas faire la forte tête, ne pas se faire remarquer, ne pas hausser le ton, ne pas faire la maligne. Donc, adhérer au syndicat est un premier pas difficile, confus, hésitant. La CFTC où j’adhère en cette fin d’année 1963 est en pleine ébullition, on y discute d’enlever le "C" de chrétien pour le remplacer par le "D" démocratique de la CFDT. Autour de cette question de sigle des idées sont en jeu, des questions qui m’intéressent au plus haut point, moi qui ai reçu l’éducation catholique traditionnelle des croyants non pratiquants : aller au "catoch" jusqu’à la communion, aux enterrements et surtout obéir aux parents. Cette évolution de la CFTC fait la "une" des journaux, je lis et je ressens le drôle de sentiment d’assister à quelque chose d’important, qui me dépasse de beaucoup et s’accomplit devant moi. Un moment dont je ne saisis pas tout, j’en apprendrais toute la richesse dans mes 28 ans de CFDT. Je puiserais là consciemment ou inconsciemment mes principales références : Fredo Krumnov responsable de la fédération Hacuitex, qui nous explique comment construire un réseau militant dans les entreprises syndicalement difficiles du textile à forte composante féminine, comment faire circuler l’information, comment s’organiser malgré toutes les entraves. Jeannette Laot, qui avec d’autres à créé une des premières commissions femmes parle du partage des tâches et des rôles sociaux masculin féminin. Eugène Descamps de la métallurgie, autant de militants ouvriers hors pair qui sont devenus des intellectuels forgés dans des combats difficiles. Réflexions sur la société, sur la démocratie syndicale, sur les médias, tels sont les sujets de débats de la toute jeune CFDT.
J’adhère surtout attirée par le dynamisme de quelques filles de la JOC et la tranquille assurance d’une militante de la CFTC qui dans ma salle incite au ralentissement des cadences et pratique une solidarité active à l’égard des "nouvelles". Une militante de la CGT et du PC cherche à me recruter, elle me vante les mérites du socialisme et de l’URSS. Je suis tentée mais elle ne me donne pas de réponse satisfaisante à ma question "Pourquoi on ne peut pas aller et venir librement en URSS." ? Ce serait à cause des espions. Non, la réponse ne me convient pas. Mes origines paysannes, les pieds sur la terre me mettent à l’abri des rêveries utopiques sur les sociétés paradisiaques.
Au quotidien, dans le service, il faut assumer aux yeux des collègues cette prise de position, les écrits d’une organisation syndicale très minoritaire et en pleine transformation, des idées mal connues, il faut assumer aux yeux des chefs un désaccord, une rupture. Je ne me sens pas à la hauteur.
Etre syndiquée c’est déjà faire de la politique, pour une gamine comme moi, ça parait peu crédible. Distribuer des tracts, ça suppose d’être au courant de plein de choses que j’ignore, c’est pouvoir répondre aux questions, être spécialiste du "chevron", des "échelons", de la "grille indiciaire" auxquelles je ne comprends rien. Je suis comme les copines, je n’en sais pas lourd, j’ai un petit moyen de plus pour me renseigner.
Se syndiquer c’est surtout se mouiller, se compromettre, rentrer dans une sorte d’illégalité, je le fais avec un certain malaise et absolument pas avec courage, fierté et assurance. Je le fais parce que je le sens nécessaire. La CGT forte et reconnue est très influente, très présente, très dominante pour ne pas dire dominatrice. Elle s’exprime surtout à partir de ses bastions masculins des services de tri nuit et jour. Dans les services, il y a des militantes CGT que j’admire, qui m’impressionnent par leur savoir-faire, leur courage. Je les regarde à la fois avec envie et appréhension, je crains la confrontation avec elles, alors que je les côtoie et que souvent nous agissons ensemble.
(…)
Ils luttent, elles s’agitent
Les femmes syndicalistes, des êtres en dehors, à part, bizarres... Quelques militantes tentent d’organiser des réunions après le temps de travail sur les problèmes quotidiens, les cadences, le temps de travail, les revendications des services...
Pour avoir un lien avec l’organisation, fédération ou structure régionale, elles ont plus d’une heure de métro après le boulot et ne rentreront pas avant minuit pour recommencer le lendemain matin à 7 h30.
Par la force des choses ce sont le plus souvent des filles célibataires. A la CFDT pourtant en pleine évolution (années 64-65), elles sont considérées par les militants, comme des vieilles filles un peu névrosées, qu’ils rêvent de remplacer par des mignonnes qui viendraient agrémenter le paysage aride des locaux syndicaux. Dans tous les cas ce sont des filles des chèques entraînées aux travaux de mise sous pli. Elles sont si rapides et si agiles de leurs doigts que ce serait dommage de ne pas utiliser leur aptitude "naturelle" à mettre des papiers sous enveloppe à la vitesse maximum.
Très appréciées pour notre dextérité à faire les envois de la fédération, nous le sommes beaucoup moins pour notre façon de faire du syndicalisme. Nous ne faisons pas assez d’adhésions, pas assez de propagande, nous n’avons pas assez de lien avec les structures. Notre équipe de "pas assez", critiquée, peu nombreuse, heureusement, elle est solide, on y discute de tout, on y réfléchit collectivement, on a des liens d’amitié et un but commun : faire changer un peu les choses aux chèques, briser la compétition, lutter contre les cadences.
Ce n’est pas la préoccupation des responsables, ce qui les préoccupe eux, c’est la rentabilité syndicale, l’influence de l’organisation, le recrutement. Au lieu de répondre aux critiques, on culpabilise, on se dit qu’on n’est pas à la hauteur, qu’ailleurs c’est mieux, on murmure que ce n’est pas facile, une plus gonflée ose répondre : " Toi qui es si fort, tu n’as qu’à venir !"
Effectivement, il vient un matin à 7 h30 à la prise de service, distribuer des tracts à 3.000 personnes pressées, qui ne lui adressent pas un regard quand elles ne lui balancent pas le tract à la figure. Un peu débordé, il constate : "Les chèques, c’est spécial !" Visiblement il est choqué, il ne reviendra plus et les choses en resteront là. En effet, c’est spécial et ça n’a rien à voir avec les centres de tri qui sont la référence en matière syndicale.
Syndicat de femmes dans une entreprise de femmes, nous nous sentons en difficulté dans les structures, pas vraiment admises et peu intégrées dans notre organisation.
(…)
Le torchon ne brûle pas encore, mais ça sent le roussi
Ailleurs des femmes, d’autres milieux sociaux soulèvent des problèmes totalement différents, elles remettent en cause la place des femmes dans la société, le pouvoir des hommes, elles parlent de sexualité, de patriarcat, elles provoquent, se font traiter d’hystériques, de sorcières, ce sont les mal baisées du MLF. Je prête une oreille attentive à ce que disent ces femmes, j’envie leur audace, les relations qu’elles ont entre elles, complices, chaleureuses, c’est nouveau. Elles sont entrain de vivre quelque chose que je pressens intense mais je n’ose pas approcher, je me tiens à distance, je suis à l’extérieur.
Dans notre petite équipe syndicale qui s’étoffe, on réfléchit à de nouvelles formes d’action, à d’autres moyens d’information moins anonymes, moins abstraits, plus vivants, plus attractifs. On tient compte que c’est à des femmes que l’on s’adresse. Il faut rechercher un contact plus personnel. Les tracts classiques ne conviennent pas, ce n’est pas encore du féminisme. Nous on se contente de ne plus imiter les syndicalistes hommes, de réfléchir entre nous. Basistes et sans plan de travail, sans doute, mais on réussit des actions pas moches du tout.
(…)
1972 : Les 4 mois soleil
Une demande toute simple, à peine une revendication : les congés d’été sont étalés de Mai à Octobre. Les plus jeunes, se voient refuser pendant plusieurs années les mois d’été juillet et Août. Il faut changer ça ! C’est par une enquête qui reçoit 4000 réponses, par des contacts directs avec les employées, par une expression familière sur les panneaux d’affichage que l’action est lancée et si elle ne recueille l’enthousiasme ni de la CGT très majoritaire, ni de FO, elle répond à un vrai besoin.
Ce n’est plus le syndicat lointain et un peu impressionnant, ce sont les problèmes de congés que tout le monde subit et connaît bien. Sur un pied d’égalité, on discute, on fait des propositions. Sur ce sujet, on peut parler librement avec les filles des syndicats, c’est un terrain connu. Pour que ça marche, il fallait renoncer à être les portes paroles du syndicat qui sait tout d’avance et sans appel.
Il fallait que les filles soient bien d’accord, qu’elles ne se sentent pas manipulées par des forces mal cernées. Une fois ce point acquis, quelle que soit par ailleurs l’appartenance syndicale, on y va. La manifestation devant le Ministère des PTT pour les congés en 4 mois sera accueillie par une horde de policiers bottés, casqués, mousquetés. Dur travail que de refouler 400 femmes qui n’ont pas froid aux yeux et brandissent slogans, pancartes et banderoles, ils cherchent du renfort auprès des syndicalistes hommes supposés moins excités capables de calmer un peu tout ça. L’un deux s’avance vers une copine de la CFDT et lui dit : "Toi qui les connais, fais les taire !" Sacré reconnaissance.
(…)
Les 37 jours de la grève des PTT d’octobre-novembre 1974 dans les services financiers parisiens
Aux chèques, tous les jours, un millier de femmes se rassemblent au piquet de grève pour l’information le vote, la discussion collective, pour sentir le climat. Tout cela, est pour un homme, un acte normal de bon travailleur syndiqué. Pour les femmes, se rendre au piquet de grève, c’est décider de participer activement, c’est laisser les gosses à la nourrice ou à la garderie, c’est endosser le soupçon de négliger son enfant, de ne pas être une bonne mère, alors qu’elle pourrait rester à la maison, à sa place. Personne ne songerait à qualifier de mauvais père, un homme qui participe à des réunions et à des grèves.
Pour elles, se rendre sur les lieux de la grève c’est un acte profondément politique, c’est affirmer que le travail est important, qu’il n’est pas secondaire, qu’il n’est pas un appoint. Venir là, c’est sortir du moule, c’est bouger, sortir de la maison, quitter le masque de la gentille petite femme inoffensive. C’est la découverte d’un coude à coude chaleureux, c’est la liberté de parole, l’insolence, l’ouverture sur des questions nouvelles, une curiosité sur des sujets qui paraissaient ennuyeux et qui soudain intéressent, passionnent. Le démantèlement des PTT, des mots étranges qui sont dans les tracts et prennent soudain un sens, un relief nouveau, on veut comprendre, en savoir plus.
Avec une dizaine de copines on décide d’aller à la maison de la radio, alors l’ ORTF expliquer notre lutte, tout naturellement dans la cantine le débat s’anime, ils nous parlent de leur expérience.
Parler par petits groupes, sans s’occuper des étiquettes syndicales, être ensemble, s’informer, commenter les tracts, participer aux initiatives, ce n’est ni triste, ni ennuyeux, c’est intéressant et ça laisse entrevoir que la vie pourrait être mieux.
(…)
La grève c’est dehors, pas à la maison !
Pour tous les syndicats, quelque chose est passé complètement inaperçu, l’ampleur, la nouveauté et la richesse de l’entrée dans la lutte de ces milliers de femmes.
Combien de femmes ont dû affronter, monsieur leur mari, qui supporte à la rigueur que sa femme fasse grève, il est libéral, mais se mêler des assemblées de personnel, des manifestations, alors là plus d’accord, autant en profiter pour rester à la maison.
Et puis "Tu n’y comprend rien à tout ça, c’est pas des choses pour toi, c’est de la POLITIQUE !"
Combien ont tenu jusqu’à la fin de la grève malgré la tension grandissante dans leur famille ?
Combien aussi de postiers très radicalement combatifs ont expliqué à leur femme que faire la grève à deux, c’était trop lourd pour le budget familial, finalement il vaudrait mieux que ce soit elle qui aille travailler, n’est-ce pas une bonne idée ? Comme si les conditions de travail aux chèques ne justifiaient pas la grève. Drôle de partage des tâches Pour lui, il s’agit de garder l’estime de ses camarades et de ne pas passer pour un "jaune", un briseur de grève, un dégonflé. Pour elle, ces considérations ne rentrent pas en ligne de compte, donc elle ira bosser sous les quolibets.
A première vue et en s’en tenant aux seuls pourcentages grévistes, on peut conclure à une plus grande participation des milieux masculins des PTT. S’en tenir à cela c’est faire comme si tout à coup les hommes et les femmes étaient à égalité dans la société.
Pour vous les hommes, tout ça c’est la routine, pour nous les femmes c’est le premier pas, le plus difficile, mais après ça change tout, au-dehors comme au-dedans, ça bouleverse l’ordre des choses jusque dans la famille. Les militants aussi bien que les médias n’y ont vu que du feu.
(…)
4000 pour ne plus être invisibles
Si, une fois quand même, les femmes des chèques se sont faites remarquer, à 4000 dans la rue entre Montparnasse et le Ministère des PTT, avec des slogans, des chansons, des banderoles, bien plus gaies, bien plus belles, bien plus colorées que ce qui se fait "traditionnellement". Un cortège improvisé, joyeux, dynamique, combatif . Alors là, c’était la surprise, à ce nombre, on n’était plus des nanas, on commençait à être des manifestantes, enfin prises au sérieux enfin existantes, mieux, vivantes.
Dominant la manif, l’immense banderole verte flottait avec l’inscription en lettres rouges :
"Femmes aussi, ce n’est qu’un début, nous ne nous tairons plus !"
Plus d’un a certainement été choqué de voir là sa propre femme, sans lui, elle-même, femme inhabituelle, qui manifeste et montre un nouveau visage.
D’autant plus choqué qu’une femme qui revendique, qui gueule, c’est indécent. Sans doute, d’autres, ont-ils été heureux de cette réalité nouvelle de leur compagne ?
(…)
Parole d’homme, silence des femmes
C’est un homme d’un service de nuit très marginal par rapport aux 8000 femmes des chèques qui a pris la parole pendant les 4 semaines de la grève dans les assemblées générales au nom de la CGT. La CGT connue, quotidienne, présente, efficace, familière pour les grévistes, c’étaient pourtant les militantes. Au nom de l’efficacité, elles ont laissé un homme prendre la parole à leur place et parler au nom de leur organisation syndicale.
Une voix mâle c’est plus écouté, ça fait plus sérieux, ça fait autorité, ça en impose. Faire de cet homme le principal porte-parole de la grève c’était se démettre au profit de quelqu’un considéré comme plus capable, c’était symboliquement empêcher les femmes de s’affirmer individuellement et collectivement, leur retirer la confiance dans leurs capacités propres.
(…) Les femmes ne sauraient dans des situations aussi exceptionnelles que bafouiller. Quelles critiques n’ont pas entendu les copines de la CFDT qui prenaient la parole à tour de rôle dans ces assemblées générales ! Voix trop pointue, pas assez forte, saccadée. Elles, elles n’avaient pas de "ligne" et se relayaient chaque jour pour lire un papier qui résultait du débat collectif du syndicat beaucoup moins médiatique. Plusieurs, qui nous voulaient du bien, conseillaient de trouver un mec dans nos rangs pour une représentation plus digne, capable de concurrencer celui qui devenait le leader du mouvement. J’étais contre, résolument, sans pouvoir expliquer pourquoi.
Pourtant aux moments décisifs de la grève, avec leur voix pas comme il faut, elles ont percé le mur du son, elles ont été écoutées parce qu’elles exprimaient la sensibilité des grévistes, alors que lui disait la volonté de "son" organisation. Ce n’était plus la voix qui comptait mais ce qui était dit. Le charme du camarade n’a plus joué. Quand les choses se sont gâtées, c’est une femme de la CGT, la plus reconnue qui est allée "au charbon" pour se faire siffler.
(…)
La grève la plus inutile de l’année
Aux chèques il y en a eu des bagarres et des bagarres depuis les années 60 sur la réduction du temps de travail et pas une n’a percé le mur du son. C’est que le mur était trop épais ou le son pas assez fort. A cause de l’indifférence des responsables syndicaux, de leur rejet conscient ou inconscient de ces actions mal cernées, ils font le silence et laissent les femmes des chèques qui se battent pour les 35h se débrouiller dans l’isolement, sans information, sans coordination. En 1980, une grève coup de colère, éclate contre les attitudes méprisantes de la Direction. Elle rencontre un écho dans les médias. Dans la presse, un responsable de la fédération CFDT la qualifie "de grève la plus inutile de l’année". Je reçois cette déclaration comme une gifle, une insulte misogyne.
Merci camarade ! jamais il ne se serait permis de qualifier ainsi une grève des centres de tri, une grève d’hommes.
(…)
Entre syndicalisme et féminisme, une position inconfortable
(…) Lors du rassemblement national sur l’emploi à la Tour Eiffel en 1975, le syndicat des chèques apparaît avec une brochure sur le temps partiel, distribue un tract sur l’emploi des femmes et l’indépendance économique, expose un historique des luttes aux chèques. L’hebdomadaire Confédéral retient de cette journée une photo d’un groupe de femmes assises sur l’herbe et coiffées de chapeaux de paille. Les commentaires portent sur le charme, l’agrément et la coquetterie des chapeaux, sur le fait que le syndicalisme n’enlève rien à la féminité, bien au contraire....Entre féminité et féminisme ils ont choisi.... avec leur sexe. Une belle gaffe significative !
Dans les structures syndicales nous sommes accusées de faire de la ségrégation, du sexisme, de diviser la classe ouvrière, rien que ça !
Mais notre réflexion ne correspond pas non plus à ce qui est débattu dans le mouvement des femmes. De ce côté-là aussi il y a incompréhension.
Lors des mouvements pour la réduction du temps de travail par le samedi libre, nous rédigeons un tract sur l’importance pour les femmes d’avoir du temps pour soi, du temps en dehors de la famille. Une copine qui est pour moi la référence féministe juge cela hypocrite. A ses yeux, sans contestation plus radicale de la famille, le temps libéré sera consacré aux tâches ménagères. Je suis ébranlée, je ne sais plus ce qu’il faut faire.
Nous ne sommes pas les pures et les dures du MLF, nous nous compromettons dans des organisations de mecs. Parmi les féministes, nous sommes perçues comme les complices du système phallocratique caractéristique des syndicats masculins. Elles ne nous reconnaissent pas de leur combat.
Sur le fil du rasoir
Comment aurions-nous pu contester radicalement la famille, nous à qui elle manquait parfois tellement, nous qui souffrions de la solitude et du déracinement ?
Comment pouvions-nous dénoncer le viol comme un crime, avec notre peur de la sexualité ? Oser parler de l’avortement, c’était déjà lever un énorme tabou.
Elles, les féministes, viennent aux chèques parce que c’est une grosse boîte de femmes pour y faire la révolution, féministe, si possible, mais ce n’est pas gagné ! Armées de théories féministes et révolutionnaires, elles veulent faire bouger les choses, vite. Comment, vous n’avez pas encore fait un groupe femmes ? B’en non, on sait à peine ce que c’est !
Elles m’invitent dans le groupe de femmes qu’elles viennent de créer et où elles se retrouvent. J’y vais et je ne le regrette pas. Je ne dis rien mais ce que j’entend me bouleverse, des femmes jeunes, belles, intelligentes, disent des choses que j’éprouve mais que je n’aurais jamais osé formuler sans risque de passer pour folle. Elles parlent de leur sexualité, de leurs relations avec les hommes comme jamais je n’en avais entendu parler, comme je ne pensais pas qu’il soit possible d’en parler. Des paroles qui libèrent autant celles qui les disent que celles qui les entendent.
Mais les groupes femmes, lieux d’expression et de réflexion nouveaux et irremplaçables pour libérer la parole des femmes n’ont pas la puissance et la légitimité des syndicats. S’ils sont un lieu unique de prise de conscience, ils ne sont pas adaptés à la confrontation avec la hiérarchie administrative.
Les militantes du mouvement des femmes ne comprennent pas cet attachement aux syndicats, qu’elles considèrent comme de vieilles lunes bureaucratiques, des institutions de "machos" s’opposant forcément à la libération des femmes. Elles sont dans les syndicats, mais pour les contester et les "déborder", pas pour les construire.
(...)
Au syndicat, il n’y a pas de problème !
Difficile de formuler le malaise dans les rapports hommes femmes dans le syndicat , pourtant il est là et bien là, différent de ce qui se passe dans le couple mais tout aussi présent, comme un reflet à peine déformé.
Trente ans après, c’est toujours la même difficulté à trouver une place dans les structures. C’est l’effacement de tout un secteur, celui des services financiers avec 74% de femmes comme par hasard.
Quand des hommes prennent le flambeau de l’action syndicale dans les centres de chèques et qu’ils vous balancent toute la panoplie de l’action juridique dans les dents, vous vous faites toute petite. Ils ont trouvé la parade, eux, la réponse à tout, alors que nous pauvres filles nous ramons depuis des lustres sans trouver la bonne solution !
Sans faire de généralités abusives, quelques constatations s’imposent. Les militants ont souvent une assurance qui ne repose pas sur grand-chose, ils affirment avec force, sans analyse très poussée de la réalité, ils assènent des certitudes à prendre ou à laisser, plutôt à prendre d’ailleurs, surtout si elles s’adressent à des femmes. Ils n’hésitent pas à faire passer celles qui osent les contredire pour des andouilles, moyen efficace pour empêcher d’autres femmes de l’ouvrir, et leur faire passer l’envie de soutenir les effrontées. En écrabouillant les unes, on impose silence aux autres. Tout ceci fait avec plus ou moins d’aplomb et de talent, l’essentiel étant de devenir le leader.
Très forts dans la théorie, beaucoup moins dans la pratique, ils laissent facilement aux femmes le travail de réalisation concrète. Admettre que des femmes assument des responsabilités ça ne va pas de soi, et même s’il n’est pas de bon ton de le dire, ça n’empêche pas de le contester dans les faits plus ou moins sournoisement. Impatients, idéologiques, raisonneurs, soucieux d’efficacité immédiate, adeptes des coups d’éclats, c’est ainsi que je perçois souvent le comportement de beaucoup d’hommes.
Savoir la patience, le poids des réalités, le doute, émettre des avis nuancées, c’est le plus souvent la tonalité des interventions des femmes qui ont du mal à s’imposer devant tant d’assurance.
Non, il n’y a pas de nature féminine meilleure ou pire que la nature masculine, il y a des rapports sociaux qui ont conditionné les uns et les autres, une façon de se penser et de se vivre dans la société complètement différente, une façon d’avoir le pouvoir d’office et sans discussion, "naturellement". Une façon de dominer tranquillement, inconsciemment, d’accéder à l’universel en énonçant la plus plate des banalités. Les hommes ont toujours raison et entre eux c’est à celui qui a le plus raison. C’est certainement la condition de la pensée critique, ça peut aller jusqu’àla guerre.
(…)
Faut pas mélanger les torchons et les serviettes
Les classes sociales, c’est pour moi quelque chosede personnel, d’intime, pas seulement un sujet social ou politique. Dans certaines relations, certaines situations je sens la mise à l’écart, l’exclusion, je la prends en pleine figure à chaque fois, comme une remise à ma place. Je redeviens celle que je n’ai cessé d’être. Je suis toujours en infériorité devant ceux qui brillent, qui savent manier le langage, la culture. Ils ont l’aisance que donne l’argent, il y a toujours un moment où la différence se fait sentir, une différence qui est supériorité et qui humilie, qui fait honte comme à 15 ans de votre milieu, de vos parents, de votre vie, de vous-même.
Quitter une organisation où pendant des années on a donné pas mal de soi, où on a appris beaucoup, est une épreuve. On y a rencontré des gens très différents, on se reconnaît entre militants issus de milieux proches et avec d’autres on sent des distances et des réticences au premier abord inexplicables. Je voulais me persuader, on a les mêmes idées, on est tous pareils. Comme les immigrés, je voulais m’intégrer dans ce groupe d’intellectuels, je m’essayais à leur langage, je jouais le jeu, j’acceptais d’être la caution "ouvrière".
Le plus dur a été l’indifférence, une indifférence à laquelle je ne m’attendais pas et qui m’a révélé à quel point je n’étais rien, à quel point je n’existais pas pour ces gens, ces militants avec qui je croyais mener un combat commun. Je n’étais au bout du compte et quoi que j’ai pu faire, qu’une pauvre paysanne sans grand intérêt. Mon départ n’a pas fait une ride à la surface de l’eau. Je suis amère d’avoir été niée et plus encore de l’avoir accepté, de m’être infériorisée si longtemps.
Quand je suis partie ils ne s’en sont pas aperçus, c’était sans importance y compris pour ceux et celles de qui je me croyais le plus proche. Après tout c’est normal, personne ne devait rien à personne, mon départ était volontaire. Ce que je disais n’a pas été entendu, le désaccord que j’exprimais n’a pas été considéré comme tel. Il n’était pas possible que j’ai une divergence réelle et discutable qui ait un véritable intérêt.
Ce malaise persistant que je ressentais dans les instances je ne voulais pas voir qu’il se rapportait à mon origine sociale. Dans la même organisation certes mais pas du même monde. La blessure, l’humiliation, je l’ai connue, atténuée par mes collègues syndicalistes des PTT qui m’ont soutenue. On ne sort jamais de son milieu social, et c’est tant mieux.
Prolétaires de tous les pays démerdez-vous !