Il est très difficile de parler des problèmes spécifiques aux femmes du fait de l’image négative ou ridicule de la féministe. Ce sujet délicat touche entre autres à l’intimité familiale, à la situation parfois mal vécue des couples de militants paysans, mais n’est-ce pas un réel problème de société, un problème politique ? La Confédération paysanne revendique une "agriculture paysanne" : une réflexion par genre pourrait aider à en comprendre les enjeux.
Ce travail de militantes de la Confédération Paysanne que nous essayons de réaliser, vise à conforter les autres actions syndicales grâce à des composantes spécifiquement féminines.
Paysanne : image d’Epinal
La paysanne dans l’imaginaire culturel est soit négative, femme rustre, illettrée, sale et désagréable, parfois un peu sorcière, soit positive, femme mère universelle capable de nourrir la communauté avec les produits sains qu’elle cultive et prépare, pleine de bon sens et de savoir-faire. Nous, paysannes du 21e siècle, ne nous retrouvons pas forcément dans ces images et pourtant, beaucoup d’entre nous tiennent à se dire "paysanne" car nous préférons ce terme à ceux de "chef d’exploitation" et "exploitante agricole", "conjointe collaboratrice" ou simple "ayant droit".
Evolution du contexte
Agriculture familiale vivrière, agriculture industrielle, agriculture multifonctionnelle.
Jusqu’au 19e siècle, pour les paysans, nombreux, qui se nourrissaient de leurs produits, l’agriculture était encore un état plutôt qu’une profession. Ils ne se contentaient pas de produire des denrées, mais assuraient aussi leur transformation, (commercialisant à l’occasion les surplus).
Depuis la modernisation de l’agriculture (surtout après les dernières guerres mondiales), avec sa professionnalisation, l’argent circule et le prix des produits alimentaires baisse considérablement. Les agriculteurs, acteurs ou victimes des restructurations, sont de moins en moins nombreux, les rendements doivent constamment augmenter dans un souci de rentabilité. Il n’y a plus de correspondance intelligible entre prix des produits, travail, revenu et qualité de vie. Les aides directes aux céréaliers représentent plus de 120% de leurs revenus car le prix des céréales aux cours mondiaux n’atteint pas les coûts de production.
Aujourd’hui, les paysans petits et moyens sont marginalisés par rapport au reste de la société, en ce qui concerne le revenu : 70% des cotisants MSA gagnent moins que le SMIC (tous ceux qui ont abandonné l’agriculture ne figurent plus dans les statistiques). Le travail manuel et les matières premières sont largement sous évalués, tandis que la valeur ajouté profite au monde financier. La société formule de nouvelles attentes envers les paysans : en plus de la qualité de leurs produits, ils doivent préserver l’environnement et assurer un rôle social par leur répartition territoriale. Cette multifonctionnalité tente de se formaliser par la mise en place des CTE (Contrats Territoriaux d’Exploitation), contrats passés individuellement entre l’agriculteur et l’Etat, mais il n’est pas certain que ces mesures censées prendre en compte les rôles environnementaux et sociaux de l’agriculture suffisent à enrayer le cercle vicieux de la politique "cannibaliste" de l’agrandissement (pour rester compétitif, il faut "manger" son voisin avec la peur que vienne son tour d’être "mangé").
Des inégalités entre paysans et paysannes
L’inégalité entre paysans et paysannes concerne les responsabilités syndicales, la reconnaissance professionnelle, le statut social, les droits économiques, le droit rural, l’accès au foncier, la répartition des tâches ménagères. Essayons d’analyser les causes de ces inégalités et d’entrevoir des pistes d’actions à entreprendre pour y remédier. Certaines de ces inégalités concernent les rapports hommes/femmes en général, d’autres sont spécifiques au monde agricole.
Être paysanne : un état
Dans le monde rural de nombreux pays, être paysanne, c’est plutôt un état qu’un métier. C’est vivre en milieu rural d’activités agricoles et d’élevage.
Mais, comment qualifier le travail non rémunéré effectué par un être humain ?
De l’esclavage ?
Lorsque les femmes appartiennent à des hommes, que leur personne a une valeur marchande, comme pour les Talibans où ceci est institutionnalisé, oui, c’est de l’esclavage.
Sans aller jusque là, ici aussi les femmes subissent des injustices. Dans l’agriculture, elles travaillent souvent sans statut social correct ni revenu. Les privilèges masculins conduisent à l’inégalité aussi bien en ce qui concerne le revenu, la propriété, que pour les décisions, qui permet aux hommes de dominer. L’inégalité, l’injustice et la ségrégation engendrent fatalement la marginalisation.
Du bénévolat ?
On ne peut quand même pas qualifier les activités professionnelles de la paysanne de "bénévolat". Les tâches sont parfois harassantes et très contraignantes.
Une culture ?
Si la culture hiérarchise les rôles au profit de l’homme, cette culture cautionne des attitudes aliénantes pour la femme. Sous prétexte de culture, on excise des petites filles dans certains pays d’Afrique. D’autres pratiques ou comportements conduisent un peu partout à l’iniquité, la perte de dignité humaine, la violence... Pour les couples de paysans qui vivent et travaillent ensemble, la domination masculine légitimée par la culture, revêt un caractère qui peut être aggravant pour la femme du fait de l’isolement.
Femme au foyer au rôle élargi ?
Au 19e siècle le modèle de la femme au foyer était considéré comme enviable, son travail à l’usine ou au champ était déploré. Après la 1ère Guerre mondiale, beaucoup de paysannes se sont retrouvées veuves, et se sont débrouillées pour faire vivre leur famille.
A cette époque, le travail professionnel de la femme commence à l’émanciper par rapport à son mari et à la société.
Pour la femme restée paysanne, ou celle qui l’est devenue, en plus du "travail proprement dit" et des tâches ménagères, pour mener une vie décente, certaines activités non rémunérées permettent de dépenser moins, elles sont un complément pour le bien être familial : potager, poules, lapins, etc. De nos jours, ces productions annexes ne procurent plus de revenu, au contraire, cela coûte plus cher que de les acheter au supermarché… Le prix du travail et des produits ne tient plus compte des données environnementales et sociales.
Être paysanne : un métier
Certaines d’entre nous tiennent à la séparation claire entre le travail et la maison, d’autres ont choisi ce métier afin de concilier vie familiale et vie professionnelle, en réaction contre le stress de la ville et une vie éloignée des racines.
Cependant, nous avons toutes besoin de la reconnaissance de notre métier.
Au niveau individuel, nous devons sans cesse prouver nos compétences, notre savoir-faire ou notre temps passé au travail. Il faut trop souvent faire face à un banal culturel : on nous demande régulièrement "Votre mari est là ?", même s’il s’agit d’un domaine qui est de notre ressort !
Au niveau collectif, nous avons encore à revendiquer l’égalité entre paysans et paysannes.
Les femmes se retrouvent massivement dans les statuts les moins favorables :
* Parmi les femmes chef d’exploitation, près de la moitié ont plus de 50 ans et assurent une sorte d’intérim entre la retraite de leur mari et la transmission (ou cas particuliers des veuves ou invalidité du conjoint).
* Pour les droits économiques, la situation la plus favorable est celle de chef d’exploitation associé(e) de GAEC, il y a transparence et les aides ou quotas de production sont attribués à chacun de ces associés, contrairement aux autres situations qui ne prennent en compte que l’unité d’exploitation. Le GAEC en couple seul (homme/femme) est interdit, un paysan m’a dit : "Le seul métier que ne peut pas exercer ma compagne, c’est agricultrice, nous ne pouvons pas nous mettre en GAEC même si nous travaillons tous les deux sur l’exploitation ; elle pourrait être infirmière, médecin, gagner plus que moi, mais seule associée de GAEC avec moi, non !".
* Dans le Sud de la France,80 % des biens propres d’un couple en communauté matrimonial appartiennent au mari…
* Pour le droit rural, le chef d’exploitation dirige l’exploitation avec l’aide de sa famille (épouse, enfants, parents). Les statuts agricoles ne sont pas en relation avec le travail. Le terme : "en bon père de famille", s’utilise aussi bien pour les fermages ou autres contrats locatifs (même pour des contrats signés par les femmes), que pour les accords de Rio sur le développement durable. Il est paternaliste et fait référence à la mort, à l’héritage des descendants de filiation reconnue, il motive l’accumulation de richesses. Les lois patriarcales induisent ainsi des orientations professionnelles dans l’optique d’accroître le patrimoine, patrimoine qui est transmis essentiellement en ligne masculine (pour des raisons culturelles, droit d’aînesse, préférence du fils…). Le travail de la femme, dilué dans l’exploitation, contribue à la constitution du patrimoine (ne touchant pas de salaire, les revenus qui pourraient en découler ne sont pas palpables mais s’incluent dans l’accumulation des biens, foncier, matériel, cheptel…).
* chute du nombre d’agriculteurs : dont agricultrices par ans !
* chiffres sur la pauvreté touchant d’abord les femmes et les enfants et répartition.
* 80 % des tâches ménagères sont assurées par les femmes… Comme pour les autres catégories socioprofessionnelles, le temps passé aux astreintes familiales et ménagères ne nous permet pas de consacrer autant d’énergie que nos compagnons à notre "carrière" et à notre formation politique. Même avec des statuts corrects, nous sommes souvent marginalisées dans la profession et nous n’avons que très peu accès aux instances décisionnelles.
* Responsables syndicaux : secrétariat national de la Conf, une seule femme sur neuf… La parité ne vient pas "naturellement". Cette possible mesure de discrimination positive comme le sont le CTE petite ferme, la DJA, l’ICHN… est encore loin d’être acquise. Comme l’écrivait Pierre Bourdieu : "On sait que, de façon générale, l’égalité formelle dans l’inégalité réelle est favorable aux dominants". Pour rééquilibrer, pourquoi ne pas envisager des mesures fortement volontaristes ?
La capacité de l’entreprise agricole à ne dégager qu’un faible revenu est généralement mise en avant pour expliquer que la conjointe ou la concubine ait moins de droits que son compagnon malgré l’exercice du même métier. S’il y a des demi-revenus, il n’y a pas de demi-statuts, et lorsqu’il n’y a possibilité de statut correct que pour une seule personne du couple, c’est le plus souvent la femme qui se retrouve avec les statuts au rabais de conjoints ou d’ayants droit. L’agriculture paysanne sur ces petites fermes à taille humaine est donc bâtie autour de la non reconnaissance professionnelle de la paysanne !
Un état-métier…
…des valeurs autres que l’argent, des rapports non basés sur la domination…
La reconnaissance professionnelle n’empêche pas de revendiquer l’appartenance à un état : cette revendication signifie que les valeurs principales ne sont pas l’argent ni le profit matériel.
Une culture
Dans tous les peuples, la paysannerie recèle de multiples petits savoirs et savoir-faire, que l’on se transmet de générations en générations. Beaucoup sont utilitaires mais d’autres sont festifs ou religieux. Ils ritualisent le rapport à la terre, à l’élevage, à la vie, à la mort. Ils ont permis la pérennisation des ressources jusqu’à notre temps grâce à des compromis avec la nature.
Une grande part de ces savoirs et savoir-faire est enseigné par les mères de famille. La culture peut être très constructive pour les individus comme pour les sociétés.
Du bénévolat et autres travaux effectués gratuitement pour le bien de tous
Le travail non soumis à une quelconque valeur marchande, uniquement basé sur la motivation peut être une fête ! Militer aussi…
Les femmes sont majoritaires dans les milieux associatifs souvent actifs dans le monde rural. Beaucoup sont entrées dans les conseils municipaux depuis les dernières élections.
Pourtant les bénévoles sont souvent critiqués : on conçoit mal dans la société actuelle régie par le profit, que certains accordent plus d’importance à des valeurs autres que l’argent, les bénévoles ont forcément une arrière pensée de bénéfice occulte, c’est louche…
De plus, le travail non rémunéré fait parfois concurrence aux professionnels. Il est souvent pillé par ceux qui ont des circuits de valorisation pour les travaux non revendiqué pas les bénévoles : ils en attribuent une valeur marchande, se les approprient et en profitent. Ceci peut être le cas pour des photos, des textes, mais aussi et surtout pour la sélection végétale, que pratique les paysannes indiennes, par exemple, sur leurs riz… et même, pour la soupe, les restaurants, ça existe !
Comme pour la terre, l’eau, l’air, ou leur qualité, comme pour le vivant, les idées, ne pourrait-on pas inventer un délit d’appropriation pour ce qui n’est revendiqué par personne, puisque c’est le bien de tous, et s’y opposer comme on s’oppose au vol, un délit de vol contre l’humanité ?
Un art de vivre ?
Lorsqu’on dispose d’un minimum vital : manger à notre faim, avoir chaud, pouvoir se déplacer, pourquoi ne pas consacrer l’énergie qu’il nous reste à l’agriculture paysanne.
Beaucoup de gens des villes ont pour loisir ce qui est pour nous du quotidien. Notre mode de vie devient une philosophie où l’on retrouve le sens de réalités premières, où produire reprend sa vraie valeur de labeur et de sueur… Ne pas dépendre de l’argent à tout prix nous donne aussi une grande liberté, loin des schémas fabriqués pour la consommation des produits industriels. Réussir à vivre dans le monde actuel avec des activités "non rentables" est une forme de militantisme…
Le minimum vital en est toutefois la condition, la reconnaissance sociale aussi.
Quelle plus belle fête qu’un repas convivial préparé avec les produits de l’agriculture paysanne ? Pour que cette fête reste possible il faut défendre des valeurs qui ne sont pas celles des privilèges et profits, mais celles de l’équité et de la paix.
En conclusion
L’égalité des droits entre paysans et paysannes fait partie de l’agriculture paysanne telle que nous devons la définir. Cette exigence s’intègre à la lutte contre la violence du "néo-libéralisme capitaliste dominateur mondial", pour une société solidaire, harmonisant ses composantes masculines et féminines.
Si nous nous formions et nous informions aussi bien professionnellement que politiquement nous serions à même de participer aux instances décisionnelles, nous ne laisserions plus les hommes tout décider pour nous. Nous comprendrions de nombreux points qui nous causent du mal-être au quotidien et dont les raisons profondes sont politiques autant que culturelles et saurions quelles actions mener pour améliorer les rapports hommes/femmes.
Nous devons sensibiliser les hommes aux difficultés d’accès pour les femmes aux "droits de l’homme", et les convaincre de nous aider à créer les conditions de l’égalité.
Il faut défendre un service public de qualité et de proximité, accessible à tous et à toutes et le développer, surtout dans les domaines de la santé et de l’enseignement, ainsi que les acquis sociaux : leur manque touche d’abord les femmes et les enfants.
Les revendications de la Confédération Paysanne pour que la répartition des aides et des droits à produire soient ramenés à l’actif doivent s’accompagner d’une exigence de statut correct pour tous les actifs, pour toutes les paysannes.
Notre mobilisation pourrait être fructueuse.
A Carcassonne, j’ai rencontré une militante, une paysanne brésilienne du mouvement des "Paysans sans terres". Là-bas dans son pays, les syndicalistes se font emprisonner, ils se font tuer aussi. Là-bas, les paysans connaissent la misère des affamés, du travail des enfants et des mauvais traitements. J’étais très honorée de cette rencontre, un peu intimidée, nos problèmes de suralimentés paraissent tellement dérisoires… Elle m’a demandé ce que les hommes pensent de l’inégalité entre hommes et femmes en France. Je lui ai répondu qu’ici les hommes sont tellement certains de la suprématie démocratique de nos pays "développés", qu’ils ne pensent pas qu’il y ait de problème… Elle m’a raconté que chez elle, les femmes ont fait confiance à leurs maris pour s’occuper des enfants et du travail, et qu’elles sont parties manifester ensemble. Avec la réforme agraire, leur mouvement s’amplifie et obtient des résultats.