Après la deuxième guerre mondiale, la CGT développe ce qu’elle appelle "le travail en direction des catégories", c’est-à-dire les femmes, les immigrés et les jeunes [1]. Pour les premières, il se fait par l’intermédiaire du "secteur femmes", qui prend au fil du temps les dénominations successives de "femmes travailleuses" jusqu’en 1969, de "main-d’œuvre féminine" jusqu’en 1978, puis, simplement, de "femmes", avant d’être placé directement, en 1992, sous la responsabilité du secrétaire à l’organisation.
La prise en compte du problème des femmes dans la CGT est renforcée à la suite de la grande grève de la fonction publique de l’été 1953, à laquelle des milliers de femmes avaient, pour la première fois, activement participé – comme, par exemple, dans les centres de chèques postaux. Tirant le bilan de la grève pour la CGT, Madeleine Colin [2] explique ainsi "le changement historique que représentait l’entrée dans l’action de ces jeunes travailleuses du milieu employé" : les militants masculins, qui n’échappent pas plus au paternalisme qu’au machisme, prennent alors conscience – tout du moins au sommet de la CGT – que les femmes, représentant 37 % de la population active, sont désormais indispensables pour obtenir une avancée des revendications sociales de l’ensemble des salarié(e)s. Madeleine Colin entre au bureau confédéral de la CGT au congrès de juin 1955 pour s’occuper du secteur féminin.
L’un des instruments de ce travail en direction des femmes est la création en 1955 du mensuel Antoinette, qui prend la place d’un modeste bulletin, La Revue des travailleuses, afin de combattre l’idéologie dominante véhiculée par la presse féminine à grand tirage. Au plus haut de sa diffusion dans les années 1970, le tirage d’Antoinette est de 100 000 exemplaires. Madeleine Colin en est directrice jusqu’en 1975, alors que la CGT compte 2 377 000 adhérents et atteint son plus haut niveau depuis la scission de Force ouvrière en 1947.
Selon Madeleine Colin, la VIe Conférence nationale des femmes de la CGT, en 1977, aboutit à une telle "explosion des revendications syndicales et féministes des militantes" qu’elle effraie la direction masculine de la CGT : "Les militantes qui avaient animé et organisé la conférence […] furent plus ou moins marquées, et comme les problèmes des femmes sont intimement liés à ceux de la démocratie, des prises de position ultérieures les éloignèrent de leur plein gré ou de force de l’organisation." [3]
Dans les années qui suivent, une reprise en main s’amorce : la CGT emprunte, "avec un congrès de retard", la "même évolution ou plutôt la même régression" [4] que le PCF. Celle-ci suscite une contestation de plus en plus perceptible jusqu’en 1982, tant sur les méthodes de travail et de direction du bureau confédéral que sur le soutien officiel au PCF ou sur des questions internationales comme l’intervention soviétique en Afghanistan ou le syndicat indépendant polonais Solidarnosc. En octobre 1981, à la veille du remplacement de Georges Séguy par Henri Krasucki, la position des trois secrétaires confédéraux minoritaires, Christiane Gilles – qui avait remplacé Madeleine Colin au secteur femmes –, René Buhl et Jean-Louis Moynot, devient intenable et tous trois donnent leur démission du bureau confédéral. "Le féminisme, la mise en cause de l’attitude réductrice de la CGT par rapport à l’expression des aspirations des femmes" nourrissent un foyer de contestation au sein de la rédaction d’Antoinette, que la direction confédérale va s’employer à mettre au pas. L’article reproduit ci-contre résume bien le contexte et les origines de cette crise, qui s’amplifie dans les semaines et les mois qui suivent [5]. La rédactrice en chef, Chantal Rogerat, est blâmée à deux reprises par la direction de la CGT, tandis que le travail de la rédaction s’avère impossible sous la direction de Jacqueline Léonard. Les journalistes demandent alors au bureau confédéral de statuer sur leur sort. Le 30 avril 1982, ce dernier répond en nommant une nouvelle rédactrice en chef, Éliane Bressol, et annule le numéro de juin en cours de fabrication. Le 3 mai, les neuf journalistes présentes décident de se mettre en grève, pour une durée indéterminée, afin de "protester contre le licenciement abusif de la rédactrice en chef Chantal Rogerat" et "la nomination d’une "journaliste stagiaire", Éliane Bressol, membre de la commission exécutive confédérale" [6]. Le lendemain, les administrateurs de la CGT et de La Vie ouvrière, Jean-Claude Gay et Pierre Lasserre, saisissent la copie, les papiers administratifs et les chéquiers [7]. Le 7, Madeleine Colin, fondatrice et ancienne directrice du mensuel, adresse une lettre au bureau confédéral où elle se déclare solidaire des journalistes et demande à ce que son nom soit retiré du pavé administratif du journal [8].
Après de longs pourparlers entre la rédaction et le bureau confédéral sur la possibilité d’un accord sur "l’éventualité de départs sur la base des droits apparentés à la clause de conscience", le bureau confédéral juge, le 24 mai, "inapplicables ces dispositions du code du travail" [9].
Début juin, Chantal Rogerat, l’ancienne rédactrice en chef, et Simone Aubert, l’ancienne administratrice, reçoivent finalement leurs lettres de licenciement pour "fautes graves". Au cours d’une conférence de presse dans les locaux de la CGT présentant le numéro spécial d’Antoinette pour le 40e congrès de la Confédération préparé par la nouvelle direction du journal, des journalistes de l’ancienne équipe offrent symboliquement un bouquet de fleurs jaunes aux "briseurs de grève" de La Vie ouvrière, en la personne de Pierre Tartakowski, qui les avaient remplacées pour la confection de ce numéro.
Le 6 décembre 1989, une décision du comité confédéral national annonce finalement l’arrêt de la parution d’Antoinette, qui avait ainsi vivoté plusieurs années. Madeleine Colin réagit par une déclaration publique, "Antoinette : la mise à mort", où elle écrit : "Porté par le dévouement militant de sa rédaction et de son réseau de diffuseuses, Antoinette avait réussi à faire circuler dans l’atmosphère confinée des instances de la CGT un vent frais de liberté, de contestation et de féminisme. […] En 1982, toute la direction d’Antoinette était licenciée et celle-ci reprise en main par la direction de la CGT. Dès lors, Antoinette devenait un bulletin mensuel asexué, sans personnalité, pâle annexe de La Vie ouvrière. […] Le moment était venu d’achever la besogne. Sans bruit, lâchement, le coup de grâce vient d’être donné." [10]