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Femmes de la mer, à l’abordage !

vendredi 30 avril 2004, par Dominique Foufelle

Dans les métiers de la mer, il y a très peu d’exploitantes, beaucoup de "femmes de…", sans statut ni reconnaissance, invisibles et absentes des instances professionnelles. Des femmes de la lagune de Thau se sont organisées pour faire bouger les choses. Et voilà le groupe local qui s’engage dans une dynamique de réseau national, puis européen, puis international…

Annie Castaldo est conchylicultrice sur la lagune de Thau, Hérault. Elle élève des huîtres et des moules, qu’elle commercialise sur des marchés en hiver, à domicile et dans un camping l’été. Entre l’entretien des parcs, la récolte, la préparation, la vente et la gestion de l’exploitation, sa journée est chargée ! Mais elle trouve du temps pour défendre les valeurs qui lui tiennent à cœur. A commencer par son métier, mis en péril par la convoitise de ceux qui rêvent de transformer le littoral entier en port de plaisance. Annie Castaldo respecte le territoire, elle veut "en vivre dignement et le faire vivre", ce qui passe immanquablement par la protection de l’environnement.
Cela ne signifie pas qu’elle souhaite en écarter les visiteurs. Au contraire, elle les accueille, chez elle, une fois par semaine en été, autour d’une table d’hôte. Tout en leur faisant déguster des produits locaux, elle leur parle de la région, du développement qu’elle lui souhaite, elle leur raconte son travail et les difficultés qu’elle rencontre… "Je veux qu’ils emmènent chez eux une bonne image de chez moi. Eux aussi parlent d’eux, de leur région. Ils n’ont pas l’impression d’être seulement un porte-monnaie. En deux, trois heures, c’est fou ce qu’il se passe !"

Sans loi ni voix


Si elle travaille avec son compagnon, Annie Castaldo est exploitante en son nom propre, une rareté dans un milieu qu’elle qualifie de "macho". Non contente de jouir de son autonomie, elle a choisi d’encourager d’autres femmes à la conquérir et à se battre pour la reconnaissance de leur travail et de leur rôle essentiel. Car s’il y a peu de conchylicultrices ou pêcheuses en titre dans la région (et ailleurs), les "femmes de" y abondent. C’est à ces travailleuses de l’ombre que s’adresse l’association fondée par Annie Castaldo et quelques ami(e)s, dans le cadre du CIVAM (Centre d’Initiative et de Valorisation de l’Agriculture et du Milieu rural) du bassin de Thau, dont le noyau regroupe aujourd’hui une quinzaine d’actives, épaulées par une animatrice et un animateur à mi-temps.
Première étape en 2001 : ouvrir ce lieu de partage et d’échanges à d’autres femmes de la région, y compris non travailleuses de la mer, et même non agricultrices. Puis, avant d’entamer toute action, "recueillir la parole des femmes" : "On a passé des heures et des heures à élaborer un questionnaire. On a embauché une jeune femme pour réaliser l’enquête. Nous, on était trop concerné, on avait peur d’influencer les réponses.". Soixante femmes de la région ont ainsi été enquêtées. A la lumière de leurs réponses, trois grandes questions ont été identifiées comme prioritaires : le statut professionnel, la communication interne et externe, l’avenir des métiers en lien avec l’environnement.
Avant de se mettre au travail, le groupe a rédigé une charte précisant ses objectifs. "Ça n’a pas été facile ! se souvient Annie Castaldo. Ecrire, ce n’est pas notre truc, on est des manuelles. Mais on veut stimuler les femmes à tous les niveaux." Justement parce que "dans notre profession, nous les femmes, on est dévalorisé."
Rien d’étonnant à ce que la question du statut soit arrivée en tête des priorités : elle est cruciale, dans l’ensemble des secteurs agricole et artisanal. La plupart des "femmes de" n’en ont pas. Elles travaillent leur vie durant sur une exploitation sur laquelle elles n’ont aucun droit de propriété. Que l’époux décède, cesse l’activité ou prenne la poudre d’escampette, et elles se retrouvent sans rien. A l’heure de la retraite, la dépendance perdure, puisque n’ayant pas cotisé, elles ne touchent aucune pension à titre personnel.
Sans statut, pas non plus de droit de siéger dans les instances professionnelles. "Tu es condamnée à trimer sans avoir un droit de regard sur le métier, résume Annie Castaldo. Nous, on veut siéger dans les instances professionnelles, on veut même la parité. C’est extrêmement important, car l’expérience a prouvé que là où il y a des femmes, les décisions se prennent différemment.".
Il existe bien un statut, celui de "conjoint collaborateur", qui s’entend dans la réalité au féminin. Bien évidemment, il exige de cotiser. S’épargner cette dépense est une raison fréquemment invoquée pour ne pas le demander. Mais est-ce bien la raison profonde ? Des femmes de la lagune ont rapporté qu’à l’ENIM (Etablissement National des Invalides de la Marine, la caisse d’assurance des gens de la mer) de Sète, on les avait découragées de faire les démarches, leur conseillant d’opter pour une assurance privée – qui elle, bien sûr, ne leur ouvrirait pas les portes des instances professionnelles. Annie Castaldo et ses amies ont vu rouge : si le représentant local s’entête dans cette politique, elles en référeront au siège national. Et pour plus de sûreté, elles préparent un document d’information : "On veut être un relais entre l’administration et les femmes."
Cependant, les nouvelles cotisantes d’un certain âge ne pourront prétendre à une pension de retraite significative. L’association planche donc sur un projet de fonds de soutien pour leur permettre de racheter des points. Elles ne savent pas encore quelle forme il prendra. Par contre, elles ont déjà élaboré un moyen de se procurer des revenus supplémentaires de façon autonome. Elles vont créer une vente collective, "à des prix attractifs pour le public, mais tout de même supérieurs à ceux de la vente en gros, explique Annie Castaldo. Les femmes vont ainsi apporter un plus à l’exploitation, sans investissement. Et y gagner en reconnaissance. Là, je parle de la reconnaissance du conjoint, déjà."

"Ne restons pas seules !"


Concernant le deuxième point, la communication, les initiatives abondent aussi, qui touchent de fait au troisième, l’avenir des métiers en lien avec l’environnement. Cet été, l’association participera à des marchés bios sur la lagune, le littoral et dans l’arrière-pays, ainsi qu’aux Estivales d’Agropolis Museum. Avec les CIVAM, elles montent un projet sur la culture du goût. "On veut faire venir les consommateurs sur les lieux de l’exploitation", pour les faire toucher les réalités d’un territoire et de ses métiers. En novembre, il y aura "Les primeurs d’automne", manifestation itinérante dans les caves coopératives et les domaines, fort nombreux dans cette région viticole. "On parlera de notre métier de femmes", annonce Annie Castaldo.
Mais parler, ça s’apprend. Alors, trois femmes de l’association ont participé à une formation à la communication orale organisée par les CIVAM. "On s’est entraîné à la prise de parole en public. A se présenter aussi. C’est pas facile ! Quoi dire ? "Je fais des huîtres…" Mais non ! tu ne fais pas que ça !" L’expérience s’étant révélée très concluante, une autre formation est prévue pour d’autres femmes.
Cette dynamique, l’association ne veut pas la limiter à la lagune de Thau. Elle a adhéré à la Fédération nationale des femmes en milieu maritime, qui regroupe douze associations en France : "Elles travaillaient sur le statut de conjoint collaborateur, on a apporté notre pierre à l’édifice.". Elle prépare un voyage à Oléron, où des homologues auraient trouvé une solution pour siéger aux instances professionnelles même sans statut. Elle prévoit d’autres échanges inter-bassins.
Cela l’a menée tout naturellement à faire partie du réseau européen homologue. Des membres sont "montées" à Bruxelles en janvier 2003, ont participé à un atelier en Finlande : "Cela nous a mises devant d’autres réalités." En juin 2004, elles participeront à un colloque à Gênes, "Slowfisch", organisé par Slowfood : "On s’est rendu compte qu’on nous invitait plus pour parler de nos produits que de notre situation de femmes. Mais on y va quand même, pour voir comment travailler avec eux." En novembre 2004, elles iront à Saint-Jacques-de-Compostelle, non en pèlerinage, mais pour participer à une rencontre internationale des femmes de la mer.
"Ne restons pas seules !", plaide Annie Castaldo, qui rappelle qu’un objectif primordial de l’association est de fédérer les femmes autour de l’idée de réseau, dans un esprit de solidarité. Pas exclusivement dans le monde de la mer, puisqu’il est actuellement question de créer un réseau transversal entre associations dans d’autres domaines, notamment l’agriculture et le bâtiment, où les femmes vivent des difficultés similaires.
Mais de façon autonome… Elles ont été contactées par un consultant, porteur d’un projet à budget européen impliquant aussi des Tunisiennes de Djerba. Leur interlocutrice sur le terrain était l’association Femmes et développement durable à Tunis, dont une représentante leur a rendu visite. Mais Annie Castaldo n’est guère encline à ce qu’on lui "dise ce qu’il faut faire". Elle est donc allée en Tunisie en septembre 2003. "Au début, les femmes étaient sur leurs gardes, raconte-t-elle. Elles avaient peur qu’on veuille leur faire la charité. Finalement, la rencontre a été formidable. Je n’arrive pas à trouver mes mots pour le dire… Moi, je ne leur ai rien apporté, elles m’ont tout appris. Je ne sais pas encore ce que deviendra ce projet, mais une chose est sûre : après cette expérience, pas question de travailler avec un consultant. Si on fait quelque chose, on le fera entre femmes !" Elles se retrouveront déjà pour une rencontre internationale Femmes et eau à Tunis, en préparation.
Après un démarrage réticent, une belle énergie circule maintenant au sein de l’association : "Les femmes sont de plus en plus motivées. Certaines étaient des personnes pour lesquelles on n’avait aucune considération. Elles se sont épanouies de façon spectaculaire ! On se régale à se rencontrer, tous les jeudis soirs, sauf pendant les vacances scolaires." Parce que tout de même, il faut préserver la vie personnelle.

P.-S.

Dominique Foufelle - avril 2004

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