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Contre, résolument !

vendredi 30 avril 2004, par Joëlle Palmieri

Coup de gueule ? Ras le bol ? Toujours est-il que par ce texte la sociologue belge Annie de Wiest clame son exaspération à voir la prostitution traitée comme un sujet banal, un « mal nécessaire » comme elle le souligne. Son abolition n’est pas seulement indispensable, elle crée les bases d’un changement global rompant avec un commerce inéquitable prospère et bien évidemment avec le système patriarcal.

Je demande aux lecteurs et aux lectrices d’accorder à ce texte une lecture tolérante qui ne va pas toujours de soi. Il y a quelques passages davantage dictés par ma conscience que par mon savoir intellectuel. En effet, les tribunes sont trop rares sur cette épineuse question pour que j’aie pu éviter le ton incisif de la polémique.

Certains sujets de réflexion occupent parfois les esprits et les consciences humaines de manière quasi infinie. C’est certainement le cas pour les débats contemporains sur l’avortement, l’euthanasie et la prostitution. Ils reviennent de manière endémique ; et rares sont les réponses apportées qui permettent d’espérer qu’un tel débat soit clos. Qu’une solution satisfaisante se présenterait ou que les conditions d’un consensus social soient atteintes.

Il y a une dizaine d’années, nous pensions que la question de la dépénalisation progressive de l’avortement suivrait un cours serein et que peu à peu l’ensemble des pays européens se rallierait à une vision respectueuse des libertés des femmes et des couples qui ne peuvent assumer, pour de multiples raisons que nous n’évoquerons pas ici, les joies ou les détresses d’une maternité. Mais le cours récent des événements et des discussions semble parfois devoir donner tort à cet optimisme de la raison. Dans l’Europe élargie de demain, plusieurs pays refuseront encore ce droit aux femmes. Et c’est en urgence que le Parlement européen a, il y a à peine un an, voté un texte posant des limites au droit des Etats d’interdire strictement toute forme d’avortement. Ce texte vise à limiter la portée des poursuites en justice qui pourraient être exercées ; document de consensus, il constitue aux yeux de beaucoup un strict minimum - pour d’autres, il s’agissait d’ultimes concessions à la morale ou à la religion.

Il est aussi des débats qui divisent âprement, entre eux, les intellectuel(le)s, les politiques, les gens de terrain, les personnes concernées et dans le cas de la prostitution, qui nous occupe dans ce recueil, les féministes.

En tant qu’humaniste, je dis haut et clair que la prostitution constitue une forme d’esclavage absolument inacceptable. La prostitution me semble totalement incompatible avec le respect de la dignité humaine que les organisations internationales ont, depuis une cinquantaine d’années, posé parmi leurs principes fondamentaux. Point.

Je ne comprends pas, qui plus est, je n’admets pas les arguments de ceux (et parfois celles) qui présentent la prostitution comme un mal nécessaire, par exemple comme un moindre mal par rapport aux violences qui seraient plus souvent faites aux femmes si les hommes ne disposaient pas de cette précieuse liberté d’assouvir des instincts acceptés comme irrépressibles, sur des créatures « payées pour cela ». Si cette assertion était vraie, la situation des femmes dans le monde ne serait pas ce qu’elle est. Les viols en temps de guerre ne seraient pas monnaie courante et les viols collectifs, les tournantes, ne seraient pas récemment revenus sous le cruel éclairage que nous savons. Pour ne prendre que ces exemples.

Je ne comprends pas mieux les arguments de celles et ceux qui prétendent que c’est un métier comme un autre. Une manière somme toute quelconque de gagner sa vie. C’est faux. Et je n’en veux pour preuves que les traces profondes laissées dans les corps et les personnalités des personnes qui ont dû, par choix ou par contrainte, se résoudre à ce commerce.

L’insulte « sale pute » n’est-elle pas la plus répandue dans toutes les langues ? Cela ne signifie-t-il pas le mépris profond prononcé face à une activité que chacun se sent fondamentalement porté à refuser parce qu’avilissante ? J’en veux pour preuve aussi que celles et ceux qui prétendent à l’adoption d’un statut pour les prostitué(e)s y pensent en termes de solution à proposer devant une situation constatée, et nullement en terme d’un ensemble de nouveaux métiers à promouvoir. Il ne manquerait, veut-on le dire ? plus que cela : des formations professionnelles ou des cartes de compétences pour les métiers du sexe. Personne ne va jusque là, heureusement. Pourtant la cohérence devrait amener les « professionnalistes » à reconnaître cette évidente nécessité de la formation. Comme pour tous les autres métiers. Mais non ! Et ce, parce que justement chacun sait bien que ce n’est pas un métier comme un autre. Qui voudrait, hors contrainte, que sa fille ou se fils se « destine » à la prostitution ? Nous savons bien que les prostituées qui se réclament du libre choix de leur profession espèrent un autre avenir, une autre destinée pour leurs progénitures. Il ne faut pas avoir peur de le dire : la déshumanisation des rapports sexuels qui caractérise la prostitution est préjudiciable à l’extrême, physiquement et psychologiquement, aux personnes qui exercent ce soi-disant métier, de gré ou de force, pour peu que cette distinction ait ici un sens.

L’abolition de la prostitution s’inscrit à mes yeux dans un projet de société. Certes le combat sera long, lent et difficile car il portera un rude coup au patriarcat en même temps qu’à des intérêts économiques considérables. C’est tout le bénéfice que l’on espère en cette affaire.

Le même type de combat a été engagé – et remporté – contre l’esclavage, en d’autres temps. L’humanité y a gagné, plus personne ne le conteste et nul(le) n’oserait aujourd’hui revenir sur cette question. Pour ce qui est de la prostitution, je gage qu’il faudra encore deux ou trois générations pour l’éradiquer sous ses formes les plus hideuses, celles que l’on prétend ignorer.

Suis-je donc une abolitionniste rétrograde, incapable de comprendre l’évolution du monde, soumise à une pensée « morale » définitivement obsolète ? Je ne le pense pas. Issue de la génération 68, j’ai connu et apprécié la libéralisation des mœurs, la liberté dans les relations sexuelles désintéressées entre adultes consentants et y trouvant satisfaction réciproque. Ce n’est évidemment donc pas la sexualité qui pose problème à mes yeux, mais l’asservissement d’un être humain par un autre être humain pour quelques Euros ou dollars. Cette affirmation que le corps humain, que le consentement intime a un prix doit continuer à nous choquer. Dans un monde où une comptabilité affolée attribue à tout une valeur marchande, même à l’air et à l’eau, n’entendrons-nous pas bientôt des voix proposant qu’il soit désormais acceptable de pouvoir acheter un rein à des « personnes consentantes ».

Car il importe bien de resituer la question de la prostitution dans un contexte à la fois patriarcal et économique.

Je ne m’étendrai pas longtemps sur la question du patriarcat qui, force est de le constater, est aujourd’hui sur la défensive ; car même si elles sont de nos jours et peut-être plus que jamais dénigrées, les féministes ont ouvert la porte à l’émancipation des femmes, et ce processus est clairement irréversible. Le malaise palpable de certains hommes face aux femmes, ainsi que l’émergence du courant « masculiniste » outre-atlantique sont là pour témoigner des profondes mutations que le monde occidental connaît face à la montée en puissance des femmes, qui ont appris à mieux défendre leurs intérêts. Il était temps. Toutefois, que les hommes qui se sentent menacés par les femmes se rassurent tout de suite : l’égalité est loin d’être atteinte et les femmes n’aspirent évidemment pas à dominer les hommes mais se revendiquent seulement leurs égales dans le respect des différences multiples qui définissent chaque être. Bref, les femmes veulent vivre en meilleure harmonie avec les hommes dans une société qui leur accorde enfin une place égalitaire. Leur place, leurs responsabilités et leur liberté. Une société où les valeurs des femmes sont enfin reconnues au même titre que celles de hommes.

J’en arrive maintenant à l’aspect économique de la question de la prostitution. Et il faut donc parler ici de la traite des êtres humains. Nous savons tous qu’il s’agit d’un ignoble commerce mondial qui repose sur de profondes inégalités économiques entre les régions du monde. Que de jeunes filles issues de régions dévastées par la guerre ou la pauvreté, qui croient avoir trouvé un paradis en acceptant un contrat de serveuse dans un bar et se retrouvent ligotées, violentées, vendues de maître à maître pour exercer « le métier ». Que de vies brisées.

C’est un commerce inacceptable car il concerne des vies humaines et il est soutenu par la violence, la contrainte, la peur, la domination, la torture. Or, il faut savoir que les énergies législatives, policières et sociales rassemblées pour combattre le commerce des armes ou celui des stupéfiants sont importantes. De même, l’énergie consacrée à combattre le terrorisme est considérable et confine parfois à la paranoïa ; mais a-t-on jamais vu qu’une infime parcelle de ces efforts soit consentie pour combattre le commerce des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle ? La réponse est claire et, hélas, négative. Consciemment ou inconsciemment, ce combat reste totalement secondaire. Les trafiquants de main-d’oeuvre illicite sont bien davantage poursuivis que les trafiquants du sexe. En Belgique, sous le Gouvernement Verhofstad I (1999-2003), on a même fini par faire croire à l’opinion publique que le concept de la traite des humains ne concernait que les trafiquants de main d’œuvre bon marché ou de pauvres hères en quête d’un avenir dans nos riches contrées. On a littéralement occulté la question de la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Et ce au mépris des textes internationaux et du Conseil de l’Europe qui sont pourtant très clairs à cet égard.

Qui n’a pas vu, banalement, à la télévision, les ressorts usés d’un scénario éprouvé où le « bon policier » ferme les yeux sur les activités d’un proxénète à condition que celui-ci livre des informations permettant de démanteler un réseau de voleurs de voiture ? Cette hiérarchie de valeurs dans la perception de la gravité du crime ou de la délinquance n’est jamais mise en cause. Elle paraît, à certains, normale. Peut-on pour autant accepter ce que j’hésiterai à appeler banalisation ou résignation.

Abordons maintenant la question des solutions. Faut-il suivre la pente facile de la répression ?

Certainement pas pour les victimes de la prostitution qui, au contraire, doivent être aidées, informées, sorties des griffes des proxénètes et armées juridiquement et socialement pour faire face à une nécessaire « reconversion professionnelle » .

Certainement oui, en ce qui concerne les proxénètes, les trafiquants et … les clients. Il me semble toutefois évident qu’en terme de répression, on ne peut sanctionner sans discernement le client occasionnel et le proxénète avéré et brutal. Le modèle suédois qui explore cette ressource pénale doit être mieux présenté à l’opinion publique ; il montre bien la dimension symbolique de l peine prévue pour les clients. Elle fournit un message qui a le mérite d’être clair : la marchandisation des rapports sexuels n’est pas acceptable. Une telle législation doit toutefois être accompagnée de programmes éducatifs et de campagnes de sensibilisation visant à changer les mentalités à long terme. On ne saurait trop insister sur la question de l’éducation et de la sensibilisation. Cette sensibilisation doit concerner tant les clients que les personnes qui prétendent choisir cette activité. Elle doit également atteindre le personnel politique, la police et la magistrature.

Il faut aussi recentrer tout le débat actuel entourant la prostitution sur les enjeux sociaux et les conséquences à long terme des diverses solutions proposées. Il est indéniable qu’avec la mondialisation des marchés et des communications, on ne peut faire l’économie d’une analyse globale de la question avant de légiférer.

Mais, et j’en finirai là, il me semblerait dangereusement inconséquent d’appuyer la libéralisation de la prostitution alors que des voix, de plus en plus nombreuses et écoutées, dénoncent les méfaits de la mondialisation des marchés faisant fi des enjeux sociaux et environnementaux.

P.-S.

Annie De Wiest, sociologue – mars 2004

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