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Une passerelle entre deux mondes

mercredi 31 mars 2004, par Dominique Foufelle

L’aventure de l’atelier d’écriture, et pour quelques-unes, celle du théâtre, leur a prouvé qu’elles pouvaient "faire autre chose". Les Mains Bleues le tiennent désormais pour acquis. "On nous a tellement dit qu’on était formidables !" - pourquoi ne le croiraient-elles pas ? Pourtant, quand il s’agit de trouver des soutiens pour monter leur projet de lieu de vie, formidable lui aussi, elles se heurtent à des barrières. Heureusement, elles sont têtues et n’en démordent pas ! L’estaminet des ex de chez Levi’s, lieu de mémoire et de rencontre, ouvrira un jour ou l’autre, c’est sûr.

Travailler chez Levi’s, ça n’était pas facile tous les jours, mais c’était la sécurité de l’emploi… En principe, puisqu’en dépit des belles paroles du PDG, l’usine a fermé pour cause de délocalisation, définitivement, un triste jour de mars 1999. 541 personnes se retrouvent sur le pavé. La plupart n’avaient jamais connu le chômage ; elles étaient chez Levi’s depuis 15,20, 25 ans. Elles vont vite en saisir les réalités : abandon des pouvoirs publics comme du patronat, détresse et solitude profondes…
Cette sinistre histoire a pourtant marqué le début d’une belle aventure : celle de l’association Les Mains Bleues. Pourquoi Les Mains Bleues, au fait ? A cause de la teinture des jean, qui s’incrustait dans la peau de leurs mains.
Les Mains Bleues, donc, ne baissent pas les bras. Puisqu’il semble qu’il n’y ait pas de place pour elles dans cette société, elles vont s’en tailler une. Pas d’emploi ? Elles vont en créer. Cela s’appelle de l’économie solidaire : elles ne connaissent pas encore le terme, mais cette voie s’impose comme une évidence. Logiquement, puisqu’on reproche aux chômeur(se)s de ne rien mettre en œuvre pour s’en sortir, elles qui se bougent devraient être accueillies à bras ouverts.
Logiquement, mais dans la pratique… Leurs propositions concrètes et construites, à qui les exposer ? Qui va avoir à la fois le pouvoir et la volonté politique de les conseiller et les soutenir ? Le mystère est opaque et le dédale semble sans issue. Elles comprennent vite : c’est parti pour un combat de longue haleine ! Et pendant ce temps-là, on mange quoi ?

Ensemble !


Le chômage avait précipité les 541 ouvrières licenciées de chez Levi’s dans une solitude mortifère. L’atelier d’écriture, couronné par un livre, avait permis à 25 elles d’y échapper pendant deux mois. Il n’était pas question d’y retourner ! D’où la création de l’association, qui leur permettrait de "rester ensemble".
Après l’atelier, néanmoins, elles ont dû revenir à une nécessité première : chercher un emploi. Ce qui, quand on est "trop vieille" et qu’on "n’a pas le profil", vous casse le moral en un rien de temps. Pas toutes : cinq ont prolongé l’aventure en jouant dans le spectacle 501 Blues, tiré de leurs écrits et qui tourne depuis 3 ans.
Elles sont devenues des intermittentes. Et même si ça n’est pas facile tous les jours, elles ont, reconnaît Patricia Hugot, "bénéficié de la libération du théâtre". D’autres horizons, des découvertes, des rencontres, la valorisation par le retour chaleureux du public et des critiques… Du carburant pour déborder d’énergie et fermement décider qu’elles étaient capables de "se prendre en main" pour "faire autre chose". L’avenir ne ressemblera pas au passé, c’est une certitude.
Cette énergie, Patricia, Brigitte Nowak et Dominique Boulert ont décidé de la partager avec leurs camarades en initiant un projet qui profitent directement ou indirectement, à toutes. Après avoir caressé, puis vite abandonné l’idée d’un atelier de réfection de costumes, elles ont imaginé celle d’un lieu de vie. "Chez nous, on appelle ça un estaminet. Un café, si vous voulez, mais c’est plus que ça."
Oui, beaucoup plus : un espace de rencontres, une passerelle entre le monde ouvrier et le monde de la culture… Plus prosaïquement, une alternative économique qui permettra de créer deux, trois emplois ("On pourrait tourner à plusieurs. On ne cherche pas les bénéfices, juste des salaires décents !") et où d’autres pourront aussi proposer leurs services (couture, par exemple).

Renouer avec la mémoire des pères


L’atelier d’écriture, puis les répétitions de 501 Blues se sont déroulés à la Fabrique théâtrale, scène nationale et siège de Culture commune (association intercommunale de développement culturel et artistique), qui a investi la Base 11/19, un ancien site minier. Beaucoup de Mains Bleues sont filles de "gueules noires" ; elles se retrouvaient sur le lieu de travail de leurs pères. Précisément dans la "salle des pendus", le vestiaire, ainsi nommé en référence aux cintres pendus au plafond. "C’était notre place", commente Patricia.
Elle se souvient : "Je disais à mon père : Ta mine, ta mine ! Tu nous embêtes avec ta mine ! Tu es là-dedans que tu souffres et tu en parles tout le temps. Et maintenant, c’est moi qui embête les autres avec mon Levi’s !". Et de s’apercevoir qu’au fond, elle ne sait pas grand chose de la mine. La mémoire, si elle n’est pas transmise, se perd forcément.
Les Mains Bleues n’ont pas l’intention de se laisser se perdre, ni la mémoire de chez Levi’s, ni celle du monde ouvrier auquel elles appartiennent. Donc, première évidence : l’estaminet sera un lieu de mémoire. Elles y organiseront des expositions, des rencontres, des débats.

Vécus à partager


Les ouvriers, elles le savent pour l’avoir vécu "avant", ne fréquentent pas les lieux culturels. Certaines n’étaient elles-mêmes jamais allées au théâtre ! L’accès en est ouvert à tous, pourtant, et les prix d’entrée pas forcément prohibitifs. Alors, pourquoi ? Parce que le monde ouvrier et le monde de la culture sont cloisonnés. Encore pourquoi ? L’habitude. Un "c’est pas pour nous" si ce n’est formulé, profondément ancré. A cela, les Mains Bleues opposent un : pourquoi pas ?. "Les ouvriers peuvent tout à fait fréquenter les lieux de culture. La preuve, c’est que nous on le fait, maintenant !". Elles veulent faire partager ce plaisir, abattre la barrière, parce que les deux mondes ont beaucoup à y gagner, estiment-elles. Donc, deuxième évidence : l’estaminet sera un espace de partage.
Durant leurs tournées, elles ont appris une autre chose : l’accueil des artistes en visite ou en résidence loin de chez eux laisse à désirer. Pas forcément par manque de bonne volonté des organisateurs, mais par manque de structures d’hébergement et de restauration qui allient proximité et convivialité. "Quand vous sortez d’une représentation et que vous avez faim, parfois, pour trouver quelque chose d’ouvert et de sympa, c’est la galère !", raconte Dominique.

Un soutien – pas des promesses !


Là, l ’idée se précise nettement… La petite restauration, comme activité économique, c’est très faisable. L’accueil, c’est dans leurs cordes ; ainsi qu’animer un lieu en faisant en sorte que ceux qui le fréquentent se rencontrent. La Fabrique Théâtrale, située dans une zone d’habitation et dans un endroit de mémoire, qui accueille des artistes en résidence, ferait très bien l’affaire. Justement, il y a là un petit bâtiment annexe qui ne demande qu’à retrouver vie. Les animateurs de la Fabrique verraient d’un très bon œil ce voisinage. Les Mains Bleues, quant à elles, se font fort d’y attirer les habitant(e)s du quartier.
Décidément, tout concorde, elles ont trouvé l’endroit idéal. Le projet est réaliste, confirment ceux qui le consultent. Pas besoin d’un gros investissement, juste d’un petit soutien pour obtenir le lieu à un prix raisonnable.
Oui, mais voilà, il y a à proximité un café-restaurant qui pourrait s’estimer victime de concurrence déloyale, leur rétorque-t-on. Les porteuses de projet ont beau argumenter qu’il s’agit de deux lieux d’esprits différents, et d’ailleurs l’animation d’une zone profite à tous… les autorités ne veulent pas prendre ce "risque".
"J’étais écœurée, confie Dominique. Au point que maintenant, je ne sais même plus si j’aurais envie que ça se fasse là." Mais pas au point d’abandonner le projet. De nouvelles pistes viennent de s’ouvrir, avec l’intérêt manifesté par le Conseil Régional. Après bien des efforts déçus, elles n’osent pas se réjouir trop vite. Mais il y a de quoi refaire le plein d’énergie. Et puis, elles se déclarent bien décidées à "ne pas se contenter de promesses".
Brigitte, Dominique et Patricia ont un nouveau projet théâtral et espèrent poursuivre dans cette voie. Mais même si le succès est encore une fois au rendez-vous, elles continueront à soutenir le projet bénévolement. Parce qu’elles le trouvent, plus qu’intéressant, indispensable.

Pour en savoir plus : www.mains-bleues.org

P.-S.

Dominique Foufelle - février 2004

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