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Intimité et sexualité des femmes incarcérées

mercredi 31 mars 2004, par Dominique Foufelle

À partir d’une recherche sur les représentations et les pratiques face au VIH-sida et à la santé dans l’institution carcérale, nous proposons ici une analyse des significations attachées à la sexualité et des enjeux identitaires et institutionnels dont elle est l’objet.

La séparation des sexes étant un principe organisateur fondamental du système carcéral, l’identité de sexe se trouve doublement fragilisée par l’absence de l’autre sexe à partir duquel se construit la différenciation.

Sexualités incarcérées


Qu’entend-on par sexualité en prison ? Le plus souvent associée par le sens commun à l’homosexualité, elle évoque aussi les pratiques sexuelles, les relations sexuelles, les abus sexuels, les délits sexuels, les représentations sexuelles, les identités sexuelles.
La sexualité peut-être réduite à un exercice hygiénique comme satisfaction des besoins sexuels physiologiques. Elle appartient aussi à la vie affective avec son cortège de sentiments, d’émotions. Articulée à la question du désir, elle suppose toujours un rapport à l’autre, réel ou fantasmé.
Enfin, elle s’inscrit dans des rapports sociaux symboliques et est référée à une définition sociale de la féminité et de la masculinité. Elle concourt à la définition, à la confirmation de l’identité de sexe.
Nous retrouvons ici le constat récurrent des recherches sur la sexualité : la difficulté à définir, à délimiter les pratiques qui relèvent du sexuel (Bajos, Bozon, Ferrand et Giami, 1993), la diversité des approches théoriques, des conceptions de la sexualité et le cloisonnement qui existe entre elles (Courtois, 1998).
La difficulté à cerner la sexualité dans une définition nécessairement interdisciplinaire n’est pas la seule en cause. Peut-on en effet traiter de la sexualité, ici de la sexualité en prison ? Il est ici, comme ailleurs, impossible de traiter de façon univoque de la sexualité d’un groupe d’individu, fussent-ils caractérisés par de communes conditions de vie référées ici à l’incarcération.

Dans les prisons de femmes


L’approche comparative permet d’identifier des dimensions communes aux établissements pour hommes et pour femmes mais elle met aussi en évidence des traits distinctifs. Les surveillantes, comme les surveillants, évoquent des pratiques sexuelles dans les détentions et soulignent aussi que la sexualité des détenues est un domaine sur lequel elles n’interviennent pas.
S’il est beaucoup moins question ouvertement de pratiques masturbatoires, l’homosexualité est, dans les établissements pour femmes visités, évoquée par les personnels. Mais les significations accordées à ces conduites diffèrent largement : la sexualité est là toujours associée à l’affectivité, aux sentiments, aux émotions. Les représentations sociales de la sexualité féminine l’inscrivent toujours dans une relation, un rapport à l’autre qui ne peut se réduire à l’acte sexuel. Le rapport sexuel n’est pas conçu comme une activité séparée : l’attention, l’écoute, la tendresse sont investies, sont conçues comme faisant partie au sens large de la relation sexuelle.
L’auto-érotisme, la quête de satisfaction pulsionnelle, le plaisir et la jouissance sont recouverts par les affects.
"Besoin d’affection", "tendresse", "sentiments", "amour" sont toujours évoqués pour donner sens à des conduites qui ne se cachent pas. La visibilité du rapproché physique entre les détenues s’inscrit dans ce même constat : pratiques et sentiments ne sont pas condamnés à la clandestinité et au silence.
Si l’on peut penser que les hommes et les femmes ont fondamentalement les mêmes besoins psychologiques (communiquer émotions et sentiments, être actif et passif, aimer et être aimé), la construction sociale du masculin et du féminin n’autorise pas les même manifestations. La différence inscrite dans l’ordre symbolique, du rapport à la maîtrise, impose aux uns contrôle et retenue, et autorise les autres à des formes d’expression de l’intériorité. L’espace de la détention est bien l’espace d’une mise en scène mais le scénario diffère : chez les uns, la crainte centrale pourrait être celle de l’effraction, de ce qui, s’échappant de soi, se donne à voir, à savoir ; chez les unes, la dialectique du dedans-dehors où la représentation de l’intériorité n’est pas cet espace clos, défensif, fermé de toute part.
La parole de l’intime n’est pas également partagée, le rapport au langage n’est pas de même nature au féminin et au masculin.

Les femmes, les détenues parlent de leur corps (règles, ménopause, accouchement), de leur vie sexuelle, de leurs peines, de leur histoire personnelle, de leurs amours, de leurs enfants, de leurs rêves… de ce qui relève de ce qu’il est convenu d’appeler la vie privée et que seule une certaine proximité autorise à partager. Autorisées et même conviées à l’expression d’une certaine faiblesse, d’une fragilité, de l’incomplétude, du doute, les détenues offrent le spectacle d’une souffrance plus ostensible.
La distance entre la sphère privée et l’espace public, qui participe à la définition de la virilité et qui suppose la mise en scène d’une présentation de soi masquant ce qui pourrait être interprété comme faille, est une exigence majeure dans les prisons d’hommes : elle est nettement moins active dans les établissements pour femmes. Là encore, les murs de la prison ne suspendent pas les processus qui concourent à la construction sociale des genres, à la division sociale des sexes.
Si l’enjeu dans les relations sociales en prison est toujours celui de l’image de soi offerte au regard omniprésent des autres, les exigences relatives à cette image diffèrent.
Le rapport au corps, à l’entretien du corps peut être l’occasion d’une érotisation de la relation. Ici, la sexualité est dégagée de la génitalité pour investir le corps et l’ensemble des contacts corporels.
Les modalités du rapproché corporel sont différemment normées pour les hommes et pour les femmes : le contact physique entre les femmes serait porteur d’une ambiguïté susceptible de favoriser l’équivoque. Équivoque qui tient peut-être aussi aux représentations de l’homosexualité féminine où le rapport sexuel serait impossible. Mais certaines détenues se chargeraient de lever cette ambiguïté en revendiquant leurs relations homosexuelles. Ainsi des surveillantes dans une Maison d’Arrêt parlent des "récits", de "celles qui connaissent bien la maison" : "Quand elles arrivent, elles cherchent une nana. Elles se maquent aussi… on laisse faire."
D’autres, en centre de détention, témoignent aussi de ces couples qui se forment "pour aider à supporter la détention".
Les relations de couple sont interprétées comme des formes de compensation au manque, à la séparation. Comme si ces relations étaient un moyen de lutter contre la solitude et l’isolement dans cet univers surpeuplé qu’est la prison.
Les différences relatives à la proxémie entre hommes et entre femmes se prolongent dans le rapport lui aussi nettement différencié à la séduction. La quête du désir de l’autre est manifeste chez les femmes : plaire, attirer le regard, être l’élue, la préférée parmi les autres, toutes les autres.
Violence et sexualité ne sont pas conjuguées ici comme cela peut l’être chez les hommes. Il est question de "pression", de "drague", de "rivalité et jalousie", d’agressivité aussi mais pas d’abus sexuels.
L’agressivité appartient bien aux deux sexes, mais ils l’expriment différemment.

On ne peut manquer de repérer, à travers les entretiens réalisés, une inversion des tolérance/intolérance dans les prisons d’hommes et les prisons de femmes.
L’homosexualité, stigmatisée chez les hommes est tolérée chez les femmes ; là, elle se cache, ici, elle s’affiche.
Inversement, l’hétérosexualité au parloir est tolérée chez les hommes… tant que le surveillant n’est pas contraint à un rôle de voyeur. Aussi, s’il peut "fermer les yeux", il n’interviendra pas. Par contre, les rapports génitaux hétérosexuels sont interdits aux détenues. Non pas seulement parce que comme ce peut être aussi le cas dans certains établissements pour hommes, l’organisation spatiale ne le permet pas, mais parce que le risque de grossesse est aussi celui de la preuve incontestable des failles de la surveillance.
Mais au-delà de la "trace" visible de la transgression, les rapports sexuels au parloir paraissent ici susceptibles d’évoquer d’autres images : celle de la "maison close" et de la surveillante "maquerelle", organisant la rencontre, complice par son silence. Soulignons encore la fréquence des représentations d’un "dehors" menaçant pour les détenues et du rôle associé de protectrice que se doit d’assurer la surveillante, avec le concours des murs et des barreaux qui servent de ici moins à empêcher l’évasion que l’effraction de cet univers féminin.

Les obstacles à la reconnaissance de la sexualité


La sexualité en prison apparaît comme une menace, un désordre à contrôler, endiguer, empêcher. Le double modèle de la sexualité qui met en relation les représentations de la sexualité et les représentations des partenaires et qui oppose le "bon" sexe et le "mauvais" comme forme de déclinaison de l’opposition morale entre "le bien et le mal" (Giami, 1995) trouve en prison une résonance singulière : la sexualité des incarcérés ne peut être que "mauvaise", synonyme de déviance, de transgression, violence. Au XIXe siècle, quand la loi impose la division des prisons en quartiers selon le sexe et plus tardivement, la surveillance de ces quartiers par un personnel féminin, c’est pour empêcher ces désordres. Le remplacement des gardiens est opéré par le recours à des congrégations religieuses féminines. Et la séparation des sexes se prolonge par la référence à deux modèles disciplinaires différents : l’armée pour les hommes, le couvent pour les femmes.
La condamnation morale des pratiques sexuelles des prisonniers se déplace ensuite : l’option du régime de l’isolement cellulaire s’inscrit dans une lutte contre "le fléau de l’homosexualité" et corrélativement est envisagé un dispositif légalisant des pratiques jugées plus conformes. "En 1814 Giraud propose que des cabanons soient mis à disposition des prisonniers une à deux fois par semaine pour des relations hétérosexuelles avec le conjoint libre ou après mariage, entre détenus. En 1868 Deprez présente à peu près la même solution, afin de faire disparaître ce "vice contre nature" et faciliter l’ordre intérieur" (Petit, 1984).
Aujourd’hui le peu d’études sur la sexualité en prison comme les retards pris dans la mise en place des "parloirs sexuels" ou les "unités de visite familiales", sont autant de signes d’une résistance à reconnaître les pratiques sexuelles des personnes incarcérées et la place de la sexualité en prison.
Cette résistance est souvent attribuée dans les publications à la dénégation de la transgression de l’interdit. Un interdit qui n’est pas institué par une règle : c’est le silence de la règle qui est interprété comme une interdiction des relations sexuelles en détention.
Pourtant, si l’institution ne peut reconnaître la réalité des pratiques transgressives alors que son projet est celui de la maîtrise des corps, les personnels eux "savent"… même s’ils jouent le jeu de "je sais, mais je ne sais pas. Je ne veux pas savoir."
On peut formuler ici l’hypothèse d’une communauté de dénégation unissant détenus et surveillants, les uns comme les autres, pour des raisons différentes, entretenant le silence sur la carcéralité carcérale : la misère sexuelle imposée, l’expérience ou le spectacle d’un manque douloureux générant honte et culpabilité. Honte de l’intimité exposée et observée, des pratiques clandestines et entrevues, de cette sexualité toujours perçue comme substitutive et dégradante… L’entretien conjoint par les surveillants et les détenus des valeurs et d’une mise en scène de la virilité ne peut que retenir dans les coulisses ces désordres sexuels qui menacent l’ordre social masculin.
Cependant, on peut aussi penser que cette résistance à la reconnaissance instituée des pratiques clandestines est liée aux usages pénitentiaires de celles-ci : la sexualité est conçue comme au service du calme en détention. Ne pas surveiller ces pratiques, ne pas les sanctionner concourt au maintien d’un équilibre interne. Ne pas les autoriser explicitement permet de tenir leurs auteurs dans une relation d’assujettissement et d’accroître le pouvoir discrétionnaire des représentants de l’institution. La sexualité apparaît comme un des champs du "troc relationnel" : ne pas voir-savoir en échange d’une attitude coopérative, d’une soumission aux contraintes imposées, d’une information…
Mais la sexualité "s’échange" aussi entre détenus : on peut vendre son corps et ses services contre des cigarettes, des produits de consommation, contre une protection. La sexualité est intégrée dans l’ensemble du système de transactions qui tisse la quotidienneté carcérale et dans lequel sont impliqués à la fois les personnels et les personnes incarcérées. Elle apparaît paradoxalement comme mise au service du fonctionnement pénitentiaire, de l’équilibre interne en détention. Se dévoilerait alors la subordination d’un domaine de la vie, la sexualité, aux exigences de reproduction d’autres rapports sociaux, ici des rapports de discrimination et de domination.

Cet article est paru dans la Lettre de Genepi n°64, septembre/novembre 2003.

P.-S.

Dominique Lhuillier [1] – automne 2003

Notes

[1] Dominique Lhuillier est maître de conférences à l’Université Paris VII

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