Nous étions sept membres de la Communauté Mission de France à Mumbai. Le récit qui suit est un point de vue personnel qui n’engage que son auteur.
Mardi : Mumbai impossible
Il y a vingt ans, l’aéroport de Bombay, qu’il faut maintenant appeler Mumbai, était à la campagne, mais la ville l’a bouffé. Il est aujourd’hui au beau milieu de l’impensable fatras qu’on appelle la ville. À sa sortie, même pas un bout d’autoroute pour tromper le touriste. Mumbai vous saute aux yeux, avec sa poussière, et sa crasse d’un siècle. Et ses foules. Partout. Sur les cotés des rues, des avenues, des boulevards. Pas de trottoirs. Les derniers arrivants dorment enroulés dans un vague plastique, sur les terre-pleins, ou sous un bout de bâche : ils n’ont pas eu la chance de trouver une place en bidonville. Une impression de camp de réfugiés en pleine ville au milieu duquel slaloment les rickshaws, ces taxis tricycles pétaradants, dans le concert permanent des klaxons. Les téléphones portables n’y peuvent rien : Mumbai fait vieux, une plongée dans le siècle dernier.
Les fils électriques s’accrochent aux murs par grappes chevelues. Les gosses, eux, jouent au cerf volant, à toute hauteur. Je les comprends : on a l’évasion qu’on peut. À Mumbai, le sentiment de puissance, d’avoir un ciel à soi.
La densité redouble aux abords de la gare locale. Un train toutes les trois minutes, à toute heure. On me déconseille fortement de tenter d’y monter aux heures de pointe. Tout est envahi. Les escaliers servent de marché. Mumbai, ou la ville impossible.
Nous logeons au séminaire : quelques hectares de verdure paradisiaque au cœur de la cité. Dommage que le bâtiment ressemble à un palais de Ceausescu. Il a quarante ans, son histoire est celle de l’aéroport, construit aux portes de la ville, le calme étant une valeur sûre. Mais je me trompe de quinze kilomètres : il y a un demi-siècle, c’était la grande campagne. N’empêche qu’il est accueillant : en plus des deux cent participants au forum social mondial, appelé WSF selon les initiales anglaises, logés sur place, le terrain de foot sera habité : on y construit un camp de toile : " Pour accueillir des indiens qui ne peuvent pas se payer l’hôtel ". La commission Justice et Paix du diocèse bosse au séminaire. Une fourmilière s’active dans une officine vieillotte, malgré les computers. Le forum social, c’est leur affaire. " Ce qu’on fait n’est qu’une goutte d’eau ". Il suffit d’aller à la gare du coin pour s’en persuader. N’empêche, ils le font.
La chance nous sourit : le site du WSF est à trois pas du séminaire, pas de casse-tête de transport. On s’y pointe, histoire de sentir l’ambiance. Mumbai fait de la résistance. Les murs en sont couverts : " La mondialisation ne peut pas être humanisée ". Mais ces revendications sont celles d’un contre forum de tendance radicale. Y aura-t-il affrontement entre les deux forums ? Pour le moment, l’atmosphère est encore bon enfant. On prépare, on prépare. On sera cent mille dans trois jours. Et tout sera prêt, vraiment ? Tout le site du WSF, 130 salles de cent places, 500 stands, sans compter tout le reste, tout est fait d’abris en bambou, tendus de cotonnades, et tenus par des cordages en fibre de noix de coco de fabrication probablement artisanale. Un développement endogène, pour un forum à la noix de coco, mais c’est un compliment.
Je demande à Tommy quelle est la population de la ville. Il se contente de me dire que mille personnes arrivent chaque jour des campagnes. Ils n’ont pas la chance de trouver une place en bidonville. Ceux-là commencent leur vie urbaine sous un plastique tendu sur un terre-plein d’autoroute. Pendant combien de temps vont-ils y dormir, s’y laver, y manger, y chier ?
Nous avons un atelier commun avec les prêtres indiens du PAR [1]. Je demande poliment à Tommy si on va se retrouver avant l’atelier. Il répond oui, mais je n’ai pas droit aux détails.
Après une promesse de réunion et trois changements de programme dans l’après midi, on se retrouve, en guise de réunion, dans un bon restaurant de la ville : nos hôtes du PAR savent accueillir, mais je suis partagé entre l’inquiétude et la confiance quant à l’atelier.
Mercredi : sem’ et slums
Je redemande discrètement à Tommy des nouvelles de notre atelier. A défaut de rencontre, j’apprends qu’il est très officiellement programmé le lundi, et qu’un numéro de salle nous est attribué. Et en attendant ? Je n’arrive pas à repérer notre programme de la journée. On croit partir changer le monde, et on ne sait pas ce qu’on fait dans une heure ! Et comme le reste de l’équipe habite à quinze kilomètres d’ici, pas question de rencontres faciles.
Qu’à cela ne tienne. Puisqu’on connaît les lieux, on va aller payer notre inscription au WSF. Vingt cinq volontaires enthousiastes nous accueillent. On sera vraiment cent mille dans deux jours ? L’ordinateur refuse de connaître la Mission de France. Petite frayeur. On arrivera quand même à s’inscrire.
Je croise Tommy dans les jardins du séminaire. Ça tombe bien : il a David au bout du portable. Ils ne se sont pas trouvés à la gare. À quelle gare ? Tommy lui demande de passer le téléphone à un autochtone, pour qu’il le localise. David ne semble pas comprendre. Je lui explique en français. Je rends le portable à Tommy qui parle en hindi. David a compris. Tommy m’explique, en anglais, que David s’est trompé de station. Je le dis, en français, à David, avant que Tommy lui fixe, en anglais, un nouveau point de rendez-vous. Trois langues pour un rencart. Rien n’est simple à Mumbai.
Demandez le programme ! A midi, visite à des séminaristes qui habitent en bidonville. Non, cet après midi. Non, ce soir. Et ce soir, vrai de vrai, on y va. Vingt mille familles de cinq personnes. Trop dangereux pour s’y aventurer de nuit, même avec le curé. Les séminaristes habitent à coté. Une sorte de bidonville de luxe, nous disent-ils. Un bidonville résidentiel ? Une pièce cuisine, en ciment. Quatre ou cinq nattes. C’est tout. Un robinet sort un pissouilli pour quatre maisons. Toilettes communes, au fond de la ruelle. Douze têtes de gamins pointent derrière le rideau qui sert de porte. Le ventilo fait des brasses, bien qu’on soit en hiver. " Et pendant la saison chaude ? " Je comprends au sourire en coin du séminariste : intenable. " Pourquoi venez-vous habiter là ? " - " Pour faire de la théologie en situation. Par exemple, on a un cours sur le mariage, au séminaire, et sur la beauté de l’indissolubilité. Et le soir, on entend les voisins se bagarrer. Cela change la perspective. Un père ivrogne chasse ses enfants, qui sont obligés de dormir dans la rue, et ratent leurs examens à l’école. Et nous, on a un cours sur la grâce. On n’est pas là pour les convertir, ou changer le monde, juste pour connaître leur vie, qui est très différente de la vie luxueuse du séminaire ". Il y a quarante ans, avec son séminaire à la campagne, l’évêque n’avait pas dû prévoir ça.
Après le WSF, nous visiterons aussi Dharavi, un slum de mauvaise réputation, sous la conduite de John, un prêtre du PAR : 144 hectares, un million d’habitants sur deux étages, et presque autant d’études et de projets pour la réhabilitation du slum, depuis quarante ans. À l’époque, c’était la périphérie nord de la ville. C’en est maintenant le centre. La paroisse s’y trouve au milieu, à peine mieux lotie que les habitants. Pour faire une visite, on enfile une rue commerçante presque large aux bijouteries surprenantes (les Tamuls aiment l’or), puis une rue moyenne, et puis une plus petite rue, et une ruelle, et un passage, et un autre passage, attention les têtes, les tôles dépassent, et attention les pieds, il y a des puits. Le HLM moyen, ici, c’est un 8m², cuisine comprise, propret, sympa, bien agencé, mais allez y faire vivre toute une famille... Une des organisatrices du WSF habite là.
J’essaie d’imaginer ce qui pourrait être le pire. Entre l’incendie, le choléra, ou les inondations, je ne sais pas trancher.
Jeudi : mondialisation en sous-sol
Comme apéritif au WSF, le séminaire organise aujourd’hui un " Forum des chrétiens pour la solidarité globale " dans une salle en sous-sol en dessous de la chapelle. L’orateur principal est Balasurya, un théologien sri lankais. Il a été interdit d’écrits par Rome, il y a dix ans. Et l’évêque de Mumbai n’est pas pour le WSF, c’est un euphémisme dans le texte. Donc un théologien interdit vient causer dans ce haut lieu catho d’un sujet désapprouvé par l’évêque. Tommy m’explique que le séminaire n’a fait que prêter ses locaux, c’est tout. Mumbai Résistance, c’est aussi dans l’Eglise, me dis-je en admirant sa force dialectique.
La sono résonne, et je ne comprends pas grand chose. J’essaie de traduire le peu que je comprends en français pour Edith et Jeannine, mais s’est moins qu’un minimum. Deux participants anglophones m’avouent qu’ils n’ont guère compris que 25% du topo. Cela me rassure sur mon anglais, mais m’inquiète sur l’intérêt théologique de l’exercice. Heureusement, Balasurya ne veut pas que des mots. Que faire ? Un groupe est formé sur les problèmes de l’eau. Il suffit d’échanger nos adresses électroniques. Parmi les participants, deux Tibétains me racontent les malheurs du Tibet. Je repars avec force tracts et autocollants.
Vendredi : another world is possible
Cet après-midi, cérémonie d’ouverture du WSF, et les cent mille sont là, colorés à vous en mettre plein les yeux. Ça vous happe, ça vous transporte, ça vous véhicule, ça vous balade. Il est où, l’autre monde ? Laissez faire la foule. Et des banderoles. Pour quelle fête ? On annonce cent mille participants. Je ne les ai pas comptés, mais je me sens effectivement un cent millième. Je vise le badge d’un Noir : Tanzania. Je le salue : " habari za leo ? " Il jette un œil à mon badge, et me répond, en français dans le texte : " Très bien. Et vous-même ? ". Un Blanc a l’air un peu seul, il a une gueule de français : que dit son badge ? Alain Liepietz. J’hésite à crier " allez les verts ".
Après la musique, les discours. On comprend ce qu’on peut, mais au moins le refrain : " Another world is possible ! ". C’est une pétition de principe, un slogan, ou une révolution douce ? De toute façon, les Indiens comprennent très peu l’anglais, et tout n’est pas traduit en hindi. Pour un autre monde possible, dans un premier temps, on fait masse. Et là, c’est d’ores et déjà un succès. Shirine Ebadi, prix Nobel de la Paix, s’enflamme : les Indiens ont droit à un résumé en hindi. Le WSF est placé dans son contexte, avec Gandhi, génial artisan de paix, qui a commencé en Afrique du Sud. L’Irak est cité, tout proche de Mumbai qui trempe ses pieds dans le golfe arabique.
Samedi : Mumbai-du-monde-possible
Et maintenant, au boulot ! Le programme du jour : atelier, atelier, et atelier. Il y en a 1300, organisés en quatre jours. Pour un autre monde possible, il faut relever les manches. Dès l’entrée, les mêmes foules qu’hier. Le nombre de banderoles grandit. Ça respire la joie ici. Non, la fierté, celle d’être au cœur de l’évènement, ça se lit dans le visage de chaque Indien, et ils sont 80 000. Une fierté de 80 000, ça marque. Je m’interroge. On n’est pas à Taizé, ni aux JMJ, et ce n’est pas la fête de l’huma. Et pourtant, j’y mettrais ma main au feu, une foi s’exprime. Laquelle ? Au petit déjeuner, un évêque m’a répondu du tac au tac : Dieu. C’était trop facile. Je cherche. Ce n’est pas la révolution, ni une manif ; on est contre (contre Bush, contre la guerre et contre Coca), mais pas seulement. Quel est cet ailleurs possible ? A tout bout de champ, on échange cartes de visites et adresse mail. Où donner de la tête ? Je choisis en apéritif un des grands forums organisés par le WSF, avec quelques grands noms.
Là, le Français moustachu, tout le monde le connaît ! Il doit intervenir au forum : je n’ai qu’à le suivre. Un hall de deux mille places. On est deux cent. Les Japonais et quelques autres distribuent du papier, à ne savoir qu’en faire : le village global vient à moi sous forme de tracts. Les Indiens arrivent en corps constitués, drapeau et musique. Un Canadien, mouchoir sur le nez, s’interroge sur l’organisation, et sur la pollution : il découvre un autre monde.
On commence en chanson, et avec une heure de retard, par un orateur de Via Campesina. Il parle en espagnol. Je ne comprends que " coca cola ". Il y a bien une traduction simultanée, mais on reçoit les deux langues à la fois : c’est Babel en bouillie. Cinq ou six orateurs passent à la tribune, et je ne comprends goûte. Une manif bruyante, tambours en tête, arrive dans le hall. À la tribune, un Thaïlandais continue son speech. Les caméras ne savent plus où donner de l’objectif. Un autre monde possible ? Je le devine par le petit bout de la lorgnette. Pas fameux ? C’est sûr. C’est pourtant le coté de 90% des participants.
Comment se repérer dans le foutras de séminaires et autres ateliers ? Les thèmes liés aux enfants ont une place de choix. Les femmes aussi, et l’eau, une richesse non privatisable. Et la dette du Tiers Monde. Et pour passer d’un atelier à l’autre, il faut affronter de face dans l’allée centrale les Tibétains, omniprésents, ou tenter de doubler les manifs de réfugiés Bhoutanais, qui se font voir et entendre.
Un autre monde est possible. J’ai d’abord pensé que le mot important, c’était "autre ", comme on dit " altermon-dialiste ". Mais les forums eux-mêmes ne sont pas un lieu où l’on bâtit beaucoup. Quel " autre " ? On ne précise pas encore. Sans compter que " un ", c’est très indéfini et trop singulier. D’autres mondes, pour le moins. Les manifs et la couleur causent au pluriel. Mais peut-être me suis-je trompé de terme. L’important, c’est le dernier mot, le " possible ". C’est ça, la conviction, la bonne nouvelle, la fierté de tous les impossibles du monde qui disent leur possible. " Où étiez-vous ? " - " A Mumbai " - " Cette ville impossible ? " - " Non, j’étais à Mumbai-du-monde-possible ". On n’y a pas joué la symphonie du nouveau monde, ou d’un autre monde, mais la symphonie du monde possible. Ou au moins ses fanfares. Dans cette ville, c’est plus qu’un symbole. Sonnez, trompettes du monde possible.
Pause. Je me promène dans les stands. Je rate de peu Aminata Traoré. Je n’ose pas déranger Harlem Désir en grande conversation. Je signe quelques pétitions, jette un œil aux stands de bouquins : Gandhi, Gandhi, et encore Gandhi. Si le WSF avait un leader, ce serait Gandhi.
Dimanche : Cana indienne
Messe au séminaire. On lit l’évangile des noces de Cana. Le curé embraye à fond sur le WSF. Au WSF, justement, pour manger, deux ou trois cent stands très locaux proposent une nourriture très indienne. Mais pas de coca, ni de bières. Dix ou quinze milles Européens boivent de l’eau sans rechigner. Je crois qu’ils se la changent eux-mêmes en vin : un monde nouveau est vraiment en train de naître.
Le WSF ne désemplit pas. On a peine à avancer. Je tente de doubler une manif socialiste. En face, arrive un défilé pour la paix. Entre ces deux possibles, nous, les citoyens mondiaux de bonne volonté, on se sent petits.
Un noir, bonne gueule, me demande : " Father Twiga ? ". J’hésite : ai-je dit mon nom tanzanien à quelqu’un ici ? Il ajoute : " tu as grossi ". Donc il me connaît depuis la Tanzanie.
Le prochain séminaire de mon programme personnel doit être dirigé par le directeur du CCFD. Mais je me trompe d’heure. J’en vise un autre, sur l’eau. Il n’y a que trois chats. J’essaie un troisième, sur les enfants des rues : ça déborde, impossible d’entrer. J’avise un séminaire sur l’eau à l’ère de la mondialisation, au fin fond du forum. C’est plein, ça déborde. Deux cent Indiens s’opposent à un système de canaux qui doivent relier les grands fleuves de l’Inde, en oubliant les petits paysans. Le titre est trompeur, mais cela m’oblige à réviser mon premier jugement : on travaille sérieusement au WSF. C’est les noces de Cana à la sauce locale.
Pour finir la journée, je choisis un atelier sur le rôle de la spiritualité dans le développement. C’est presque plein. Un évangéliste indien garde les pieds sur terre, propose une " reverse spirituality ", car Dieu est engagé dans la société. Il cherche une spiritualité qui donne la place aux victimes comme aux oppresseurs, confer Gandhi. Son topo a de la gueule.
Au gré des jours et des ateliers, je passe d’ATTAC aux gosses des rues, et de " religions et violence " à l’économie solidaire avec le CCFD. On y cause de la nécessité du " réseautage " sur internet : le nouveau monde commence par des nouveaux mots.
Je traîne aussi parmi les stands. J’ai œil attiré par de beaux batiks. Un indien prévenant me fait l’article. Il m’explique la vie des Adivasis, une tribu oubliée, genre intouchables. Tiens, il est jésuite. Ailleurs, d’autres organisations chrétiennes soutiennent les droits des intouchables, ou promeuvent le développement humain. Les chrétiens sont au cœur du WSF-du-monde-possible, mais sans drapeau, sans hymne, sans croix. Actifs sans revendication : une façon mondiale d’être chrétien ?
Lundi : Babel débarbouillée
Nous avons le séminaire Mission de France-PAR à treize heures, sans que j’aie de nouvelles précises du PAR. Je sais que Tommy sera là, avec son computer. Pour quoi faire ? On a rendez-vous à midi pour une ultime répétition, qui sera en fait la première… Notre séminaire a lieu dans une annexe du WSF, comme une trentaine d’autres ateliers. A treize heures, tout le monde est presque là ! On fera sans répétition. À 13 h 02, Tommy et Nigel arrivent. Ils installent un computer et un vidéo-projecteur. A 13 h 32, tout est installé. Et j’apprends enfin le programme concocté par le PAR : pourquoi diable m’inquiétais-je ? Dans la salle, quelques Français attirés surtout par l’espoir d’entendre la langue de Voltaire, et quelques Indiens attirés par le titre : " people concern ".
Nous commençons par le spectacle préparé par les jeunes, très aidés par quelques Indiens. Tommy et Nigel présentent astucieusement un document de Justice et Paix sur les exclus. Travail en deux groupes, hindi à droite, français à gauche. La mise en commun nécessite un double étage de traduction : du français en anglais, en hindi, et retour par les mêmes méandres : on s’écoute et on échange. Chaotique et hésitante, la parole circule pourtant. En voyageant, les mots et les phrases prennent du poids. N’est-on pas là pour cela ? C’est Babel débarbouillée pour un monde possible.
Mardi peu consensuel
Je suis curieux de connaître la place de la Chine dans le WSF. J’avise un séminaire sur l’agriculture chinoise. Des universitaires appliqués, de Chine continentale, s’essaient à expliquer l’agriculture en anglais, exercice difficile pour eux. Mais peu importe : le spectacle est dans la salle. Les Tibétains sont là avec tenue, slogans et drapeaux. Je me demande comment cela va tourner. Vont-ils faire de l’obstruction ? Vais-je assister à une manif ? Mais non. Ils sont d’une bouddhiste sagesse. Ils attendent et patientent pendant les deux heures et demie des topos (moi, je pique un roupillon). Enfin, la parole est donnée à la salle. Alors le Tibet envahit la Chine ! L’agriculture chinoise est passée aux oubliettes, les Tibétains posent de courtoises mais fermes questions sur l’avenir de leur pays. Les orateurs ne sont sauvés que par la pendule. J’en tire une bonne nouvelle : il n’y pas que des ateliers consensuels au WSF.
Conclusion : la passion du possible
Jeudi au séminaire, je découvre la salle aux journaux. Que dit la presse du WSF ? Rien en première page. À l’intérieur, quatre colonnes sur le WSF, considéré avec une certaine distance. Et en dessous, deux colonnes consacrées à la France : la loi sur le voile a rejoint le WSF. Mais là, plus de réserve : c’est l’incompréhension totale. Les hommes politiques français ont-ils pris la mesure de cette incompréhension lointaine et complète ?
On n’a pas refait le monde à Mumbai-du-monde-possible. L’armée en désordre des cent mille a juste crié sa passion du possible dans une ville impossible. C’était bien vu de le proclamer à Mumbai. On s’est fait bousculer par tout ce que l’Inde compte de déshérités, de marginalisés, de tribalisés, de dalits, de sous castes, de hors castes, de sous bâche, de sans bâche. Ça tombe bien : ils sont des bataillons et des régiments en Inde. Ils l’ont dit en dansant et en chantant, en hindi ou en tamul : " another world is possible ". Je ne sais pas lequel, mais j’ai vu à Mumbai qu’on ne le fera pas sans eux.