Dans ses Souvenirs, elle raconte comment l’idée lui en fut inspirée par le "fameux chapeau de paille de Rubens" représentant sa belle-sœur Suzanne Fourment qu’elle découvrit en 1782 lors d’un voyage en Flandres avec son mari, le célèbre marchand de tableaux Jean Baptiste Lebrun. "Son grand effet, écrit-elle, réside dans les différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur du soleil ; ainsi les clairs sont au soleil et ce qu’il faut bien appeler les ombres, faute d’un autre mot est au jour " [16].
C’est donc le traitement des lumières par Rubens qui déclenche en elle le processus créateur et elle n’attend même pas d’être rentrée à Paris pour commencer le tableau qui la montre coiffée d’un chapeau de paille, palette et pinceaux à la main, son coude appuyé sur un guéridon tandis que le corps se détache sur un ciel légèrement brumeux dans un jeux de lumières absolument remarquable. On pourrait croire ainsi que la jeune artiste s’est identifiée à la belle-sœur de Rubens dans une sorte d’allégeance admirative à son modèle masculin si une différence essentielle ne changeait la perspective : Elisabeth s’est représentée avec ses instruments de peintre comme si son émotion devant les lumières de Rubens la conduisait tout naturellement à une réflexion sur l’acte créateur.
La composition du tableau est de ce point de vue particulièrement soignée puisque la palette et les mains servent de points de repères à la mise en espace de la lumière. La distance comprise entre les deux mains est égale au tiers de la largeur du tableau. L’oblique inscrite dans ce tiers central constitue l’axe du corps de l’artiste, autour duquel s’enroule l’énergie qui vient de la main droite, remonte le long du bras vers l’épaule, le visage, puis le chapeau, qui forme, remarquons le, le signe de l’infini, pour redescendre en arabesque vers la palette chargée de couleurs, comme autant de promesses de création. Enfin, deux parties du corps sont particulièrement éclairées : la main droite naturellement qui semble capter l’énergie venant de la terre, et la poitrine, qui est le centre du système respiratoire et cardiaque, et en tant que tel, le siège du souffle, du rythme, en un mot de l’inspiration créatrice.
"Je plains tous ceux à qui cet abandon si naturel, cette simplicité si touchante, ne laisse rien à penser, rien à désirer" écrivait La Correspondance Littéraire au Salon de 1783 [17]. N’est ce pas en effet sa grande réussite que d’avoir su toucher ses contemporains en se situant non pas dans le cadre de son époque, mais entre ciel et terre, ombre et lumières, dans cet espace où la grâce transcende les sexes, les genres et les hiérarchies de toutes sortes.
Mais reste à savoir si nous pouvons croire Elisabeth Vigée Le Brun quant elle affirme s’être inspirée de Rubens pour réaliser son autoportrait. En effet, ce tableau ressemble beaucoup plus au portrait de la Duchesse de Polignac, dit Portrait au chapeau de Paille (Château de Versailles), exécuté la même année et dans lequel les deux femmes portaient la même robe décolletée, le même chapeau et étaient pareillement disposées, le corps se détachant sur le ciel, sauf que l’une appuie son coude gauche sur le guéridon et l’autre le droit comme si elles étaient vues dans un miroir. Si cette ressemblance a échappé assez curieusement aux historiens [18] , elle nous invite à repenser le rapport d’Elisabeth Vigée Le Brun aux modèles masculins dont elle se réclame dans ses Souvenirs. Elle se situe rétrospectivement dans une filiation artistique masculine, mais en fait peut-être plus dans une identification de l’artiste à la favorite de la reine qui venait d’être nommée gouvernante des enfants de France deux ans auparavant. Est-ce parce que Madame de Polignac constitue un modèle d’ascension sociale dans une société d’Ancien Régime où le talent artistique doit être légitimé par le Prince s’il veut être confirmé par ses semblables ? C’est possible, et cette identification est d’autant plausible que la partie est loin d’être gagnée pour les femmes.
Les résistances à la reconnaissance académique
Les difficultés rencontrées par Adélaïde Labille-Guiard et Elisabeth Vigée Le Brun pour rentrer à l’Académie sont révélatrices des formidables résistances qui s’opposent, à la veille de la Révolution, à l’intégration des femmes dans les Institutions. Résistances des académiciens d’abord, qui s’opposent aux deux femmes pour la seule raison qu’elles sont des femmes. Un peu plus âgée qu’Elisabeth, Adélaïde Labille-Guiard (elle est née à Paris en 1749), avait d’abord étudié la miniature auprès de François-Elie Vincent, dont le fils François-André est un ami d’enfance et deviendra son professeur de peinture à l’huile, son fidèle compagnon et son époux en 1800. Elle se présente à l’académie en 1783, en même temps qu’Elisabeth, et tout en étant sa rivale, elle est en fait beaucoup plus proche des révolutionnaires de 1789, comme en témoigne Joachim Lebreton en expliquant sa réaction féministe au premier refus des académiciens.
"Les académiciens, craignant que les artistes de ce sexe n’entrassent en trop grand nombre dans la Compagnie, voulaient, pour parer aux abus possibles, que l’autorité intervint en faveur des deux qui se présentaient. Ils savaient d’ailleurs qu’Adélaïde Labille, alors Mme Guiard, était en relation avec le Ministre des Arts, et qu’il lui était facile de s’en faire appuyer. Ils le lui conseillèrent donc, plaçant à côté de ce conseil le danger du scrutin secret. Elle repoussa avec force ce moyen oblique, déclarant qu’elle voulait être jugée et non protégée ; que si son talent n’était pas trouvé digne de l’Académie, elle travaillerait sans relâche à le perfectionner, (...) et pour achever de vaincre tous les prétextes, elle attaqua à découvert la prévention que les femmes trouvent presque toujours dans la carrière de la gloire où elles n’obtiennent point de succès qui ait de l’éclat, qu’on ne tente aussitôt de leur en enlever au moins une partie" [19].
En refusant de se faire appuyer par le ministre d’Angiviller, Adélaïde Labille-Guiard montre à quel point elle est proche des nouvelles valeurs bourgeoises qui seront le moteur de la Révolution. C’est pour son talent qu’elle souhaite être reconnue, pas par ses protections. Un talent fructifié par le travail qui est le véritable créateur de la richesse de royaume contrairement au système des privilèges qui enfante des oisifs et des inutiles. Pour montrer aux intéressés que son talent est perfectible, elle exécute alors le portrait de 8 académiciens afin qu’ils jugent par eux-mêmes de son talent. Elle est présentée à l’Académie par Alexandre Roslin (le mari de Marie-Suzanne Giroust), et sera agrée puis reçue le 28 mai 1783, le même jour que sa camarade, sur présentation du Portrait de M. Pajou (musée du Louvre).
La résistance à l’admission d’Elisabeth Vigée Le Brun va se faire sur un autre terrain, celui du pouvoir lui-même qui oppose le directeur de l’Académie, M. Pierre, le ministre des arts de Louis XVI, d’Angiviller, et la reine Marie-Antoinette qui veut la voir entrer à l’Académie. Comme il est difficile d’insinuer qu’E. Vigée Le Brun n’a pas de talent, le ministre argue du fait qu’elle est mariée à un marchand de tableaux et ne répond donc pas au règlement qui interdit aux académiciens de faire eux-mêmes commerce de leurs œuvres. "En France, une femme n’a d’autre état que celui de son mari", écrit d’Angiviller au roi. Mais ce n’est pas l’avis de la reine qui intervient en sa faveur, obligeant le ministre et le directeur de l’académie à accepter son admission, qui acceptera en échange d’une limitation du nombre des académiciennes à quatre.
"Je supplie en conséquence Votre Majesté (...), écrit le ministre, de vouloir bien borner à quatre le nombre de femmes qui pourront à l’avenir être admises à l’Académie. Ce nombre est suffisant pour honorer le talent, les femmes ne pouvant jamais être utiles au progrès des Arts, la décence de leur sexe les empêchant de pouvoir étudier d’après nature et dans l’Ecole publique établie et fondée par Votre Majesté" [20].
Ce langage très conventionnel est représentatif de la réaction nobiliaire qui se déploie à la veille de la Révolution dans le but de limiter les pouvoirs du roi. Mais cette réaction n’est pas seulement nobiliaire, car nous retrouverons le même langage dans la bouche des révolutionnaires de gauche lorsqu’ils décideront en 1793 d’exclure les femmes du nouveau régime des arts, car "c’est contraire aux lois de la nature" [21]. L’opposition à la légitimation du talent artistique des femmes traverse donc les catégories politiques traditionnelles, et les traversera tant que le principe du génie ne sera pas reconnu pareillement aux deux sexes.
En 1783, le roi finit néanmoins par arbitrer le conflit en acceptant la négociation de son ministre et c’est ainsi qu’Elisabeth est reçue à l’Académie royale "sur ordre", comme le stipule le procès-verbal qui ajoute :
"L’Académie a de plus délibéré qu’il sera fait une lettre de remerciement à M. d’Angiviller d’avoir conservé les droits de l’Académie et la force de ses Statuts, et d’avoir fixé le nombre des Académiciennes à quatre. Il sera aussi témoigné par ladite lettre à M. le Directeur que la Compagnie ne doute pas que la Dame Le Brun, déjà reçue Académicienne, ne justifie, en apportant de ses ouvrages, et sa renommée et la protection auguste dont elle est honorée" [22].
La direction de l’académie croyait juguler la concurrence des femmes, mais c’est dans cette brèche ouverte qu’elles vont inscrire une des plus belles pages de leur histoire.
Figures de la souveraineté féminine
Les femmes ont le vent en poupe et Adélaïde Labille-Guiard va exploiter cette nouvelle légitimité pour défendre ses idées. Dès le Salon de 1785 elle expose un Tableau représentant une Femme occupée à peindre et deux élèves la regardant [23] qui crée un choc incroyable sur le public, comme le rapporte un critique en disant : "C’est une homme que cette femme là, entends-je dire sans cesse à mon oreille. Quelle fermeté dans son faire, quelle décision dans son ton, et quelle connaissance des effets, de la perspective des corps, du jeu des groupes et enfin de toutes les parties de son art" [24].
De fait ! A. Labille-Guiard a complètement abandonné la timidité de son premier autoportrait au pastel pour une image révolutionnaire de la femme artiste. Celle qui enseigne et avec elle celle qui a conquis sa souveraineté d’artiste. Son tableau est composé très soigneusement. Pour contraindre le spectateur à voir ce qu’il ne voudrait pas voir, elle se sert d’un procédé rarement utilisé dans l’histoire de l’autoportrait : celui du châssis retourné. Confortablement assise dans un fauteuil, comme une grande dame dans un salon, elle tient son pinceau au- dessus d’une palette chargée de couleurs et regarde le spectateur, comme pour mieux s’imprégner de ce qu’elle va peindre sur la toile posée devant elle, et dont nous ne voyons rien. Debout, derrière elle son élève, Mlle de Carreaux de Rosemond, nous regarde également tandis que son autre élève, Gabrielle Capet, regarde la toile, donnant ainsi l’impression que ce va-et-vient des regards nous interpelle. Vérifie-t-elle si la copie ressemble au modèle ? Si tel est le cas, qui d’autre que le spectateur serait ce modèle, un spectateur qui croyait occuper la place du voyeur et qui se retrouve brusquement pris à parti par les trois femmes au point d’être obligé de regarder ce qu’il ne veut pas voir : une leçon de peinture donnée par une académicienne à deux de ses élèves.
De plus, le groupe des trois artistes est indissociable, tant par la construction - il s’inscrit dans une pyramide - que par la lumière qui transforme ce groupe en un tout unifié autour d’une passion commune : la peinture. Car A. Labille-Guiard ne se contente pas de revendiquer un statut de professeur interdit aux femmes par les statuts de l’académie (d’Angiviller lui répondra l’année suivante en refusant sa demande de logement au Louvre sous prétexte qu’elle tient "une école de filles", puis en expulsant "les élèves du sexe" de l’atelier de David). Elle s’engage dans une véritable remise en question des hiérarchies sociales, que bien peu de peintres osaient alors effectuer en proclamant la supériorité du talent sur la naissance.
Quel contraste avec l’image des femmes véhiculée par David dans Le Serment des Horace (musée du Louvre) qui était exposé à ce même Salon. Les deux tableaux sont aux antipodes l’un de l’autre. L’une revendique une souveraineté féminine liée à la reconnaissance du talent artistique. L’autre se réclame d’un modèle puisé dans l’antiquité romaine qui reconduit la division sexuelle de la société en inscrivant chaque sexe dans un espace propre. A droite c’est l’espace des femmes, de la famille, de la passivité et de la sentimentalité. Les sœurs et la mère des Horace sont assises et comme effondrées de douleur sur leur chaise tandis que les hommes, debout dans l’espace de gauche, les pieds fermement ancrés au sol et le bras tendu vers leur père, qui tourne le dos aux femmes, font serment de sauver la République. Au centre le père occupe tout l’espace, et il a beau relier l’espace des femmes à celui des fils, les deux n’en demeurent pas moins séparés comme si David anticipait la séparation qui sortira de la Révolution entre la sphère domestique, vouée aux femmes et celle du pouvoir dans la Cité, vouée aux hommes.
On se rend mieux compte ainsi à quel point les académiciennes s’avancent à contre-courant de leurs collègues masculins, les peintres d’histoire surtout, qui inondent les Salons de tableaux consacrés à l’histoire de la République Romaine, à celle de Cornalie, mère des Gracques, aux Vestales romaines qui entretiennent le feu sacré, montrant des exemples de vertu républicaine qui ont pour point commun d’exalter une image des femmes passive et tournée uniquement vers la famille. Les œuvres qui s’inscrivent dans le courant libertin ou à sujet mythologique comme Boucher et Fragonard, ne font pas mieux, car elles propagent une image idyllique de la "femme nature" complètement décalée des réflexions sur leur statut dans la Cité. Dans cet univers artistique dominé par l’imaginaire masculin de la femme, les académiciennes sont amenées à développer une contre image contemporaine de la femme, non seulement parce que la peinture d’histoire leur est pratiquement interdite, mais parce que l’histoire, la mythologie, la Bible, c’est-à-dire les références culturelles communes ne contiennent pas de modèles auprès desquels elles pourraient enraciner leur désir de transformation sociale. Obligées d’investir le présent et lui seul, elles se servent du portrait et de l’autoportrait comme d’une arme identitaire nouvelle au moyen de laquelle elles rentrent dans l’histoire de l’art et des femmes.
Elles sont aidées en cela par la branche féminine du pouvoir monarchique qui joue un nouveau rôle dans la légitimation des femmes artistes. Nous avons vu comment la reine avait imposé E. Vigée Le Brun à l’Académie. En 1785 ce sont maintenant Mesdames, tantes du roi, qui appuient Adélaïde Labille-Guiard en lui commandant plusieurs portraits officiels [25] puis en lui octroyant en 1787 le Titre et Brevet de Peintre de Mesdames. Ainsi, les deux plus grandes portraitistes de l’Ecole française sont protégées par les femmes du pouvoir royal. Cela ne s’était jamais vu dans l’histoire de France. Et cela explique peut-être aussi comment a pu se déployer dans le dernier quart du XVIIIe siècle le seul âge d’or de la peinture des femmes.
Maternité et fécondité artistique
Mais un autre élément va jouer un rôle non négligeable dans ce processus, c’est la façon dont Elisabeth Vigée Le Brun assume sa féminité jusque dans son œuvre, échappant du même coup à la dictature de l’universalisme masculin dans laquelle tant de talents féminins ont sombré. On connaît ses admirables autoportraits avec sa fille exposés au musée du Louvre. Mais ce qu’on connaît moins ce sont les circonstances qui l’ont amenée à se peindre ainsi et à réfléchir à la maternité. En 1785, elle reçoit une commande royale très importante, le Portrait de la reine et ses enfants, que lui passe le directeur des Bâtiments du roi dans l’intention de redorer l’image de la reine après la déplorable affaire du collier. Or pour l’artiste, le pouvoir féminin ne se confond pas avec la maternité, comme nous allons le voir à travers le long processus d’élaboration du tableau.
Ce qui est frappant, d’abord, c’est le temps qu’elle va mettre à concevoir le portrait de la reine avec ses enfants en dépit du fait qu’il constitue un enjeu important pour la monarchie puisqu’elle n’hésite pas à investir la somme de 18 000 livres, soit 4 000 livres de plus que pour le portrait de Wertmüller qui traitait le même thème. Deux ans lui seront nécessaires pour le réaliser, au cours desquels elle commence par peindre son autoportrait avec sa fille alors que personne ne lui a commandé. Venant après cinq autres autoportraits, il est le premier où elle se représente avec sa fille, le second sera réalisé trois ans plus tard (1789) à la suite d’une commande du ministre des arts, d’Angiviller, qui avait admiré le premier. Doit-on y voir une relation avec sa difficulté à réaliser le portrait de la reine en mère de famille ? Très certainement, car on se rend compte en lisant ses Souvenirs que son image de la reine ne colle pas du tout avec celle qu’on veut lui faire peindre. Une reine c’est une déesse qui "apparaît" devant ses sujets comme Diane devant ses nymphes. De sa première rencontre avec la reine a Fontainebleau, elle écrit, subjuguée par le spectacle : "Sa tête élevée sur un beau col grec lui donnait, en marchant, un air si imposant, si majestueux, que l’on croyait voir une déesse au milieu de ses nymphes" [26]. C’est comme dans un tableau mythologique, et quand on sait que Diane était la sœur jumelle d’Apollon, dieu omniprésent à Versailles, on comprend qu’Elisabeth Vigée Le Brun ait du mal à voir la reine en simple mère de famille, fière de montrer ses enfants.
Le public, en tout cas, ne s’y est pas trompé quand il a pu comparer les deux mères au Salon de 1787. Le critique des Mémoires secrets est frappé par la froideur de la reine qui tient son dernier né sur les genoux : "La Reine, soucieuse, distraite, semble plutôt éprouver de l’affliction que de la joie expansive d’une mère qui se complaît au milieu de ses enfants " [27].En revanche son Autoportrait avec sa fille suscite un enthousiasme unanime. "La tendresse maternelle, ce sentiment délicat, cette douce affection de l’âme est rendue avec un art si admirable que le tableau peut être comparé à ce que les plus grands maîtres et l’Ecole d’Italie ont produits de plus sublime" [28], écrit-on. Certes oui, et l’on peut ajouter que le grand art de Vigée Le Brun est d’avoir traduit plastiquement l’effusion maternelle par une courbe à double galbe qui s’enroule autour de l’axe formé par les deux corps enlacés qui fusionnent presque dans leurs deux robes blanches.
S’il devient évident à deux ans de la Révolution que la grandeur et la majesté de la reine ne touchent plus le cœur des Français, on peut se demander si l’engouement du public pour l’image d’Elisabeth et sa fille en tendre madone laïque ne repose pas sur un malentendu. Certes, Elisabeth Vigée Le Brun est la première artiste française à se peindre avec sa fille et si elle peut se payer le luxe d’exalter publiquement sa féminité c’est probablement parce que la maternité n’est pas pour elle synonyme d’exclusion de la Cité. Sa difficulté a montrer la reine en mère est symptomatique du fait que la maternité ne constitue pas un élément de pouvoir féminin dont les femmes pourraient se réclamer comme d’une "gloire". Chez elle, la fécondité ne se situe pas du côté du biologique, comme le penseront les révolutionnaires à propos des femmes, mais du symbolique, c’est-à-dire de l’œuvre créatrice elle-même. Cela est si vrai que dans l’autoportrait qu’elle exécutera en 1790 pour la galerie des Offices de Florence, elle renversera les hiérarchies sociales en se montrant pour la première fois en train de peindre Marie-Antoinette. Mais cette fois-ci ce n’est pas la reine qui est dans la lumière. C’est l’artiste. Et l’on voit cette chose étonnante : l’ombre de son bras se porter sur l’esquisse du portrait de la reine, comme pour affirmer au sein même de la tourmente révolutionnaire l’immortalité de l’art face au pouvoir politique. D’ailleurs, dans ses Souvenirs, elle ne qualifiera jamais Marie-Antoinette de "gloire de notre sexe". Elle réserve cette expression à deux femmes qu’elle rencontra au cours de ses douze années d’exil : la peintre suisse Angelica Kaufman et l’impératrice Catherine II. En digne femme des Lumières Elisabeth Vigée Le Brun ne pense pas que donner un héritier (mâle) au trône de France constitue une gloire particulière. En revanche peindre ou gouverner un pays, voilà qui contribue à la glorification de notre sexe.
Publié dans : 1789-1799 : combats de femmes - La Révolution exclut les citoyennes, dirigé par Evelyne Morin-Rotureau, Autrement, 2003.