Depuis une trentaine d’années, grâce aux efforts du Mouvement de Libération des Femmes, celles-ci ont fait un progrès considérable dans tous les domaines. Elles sont libres de choisir leurs études et leur profession, et elles peuvent accéder aux postes à haut niveau de responsabilité ; elles sont libres de choisir si elles auront des enfants ou non ; et elles bénéficient d’une égalité avec les hommes devant la loi qui était encore inexistante il y a seulement une quarantaine d’années. En effet, la "réussite" sociale et professionnelle des femmes est telle que l’on oublie les luttes acharnées des groupes féministes du début des années 1970.
Cependant, malgré ces avancées incontestables, les préjugés sexistes et la discrimination n’ont pas été totalement balayés par la mise en place des nouvelles lois. L’inégalité des salaires est toujours une réalité ; les hautes filières de la science, de la technologie et de l’administration recrutent un pourcentage réduit de femmes, et les postes de pouvoir et d’autorité – préfets, dirigeants de grands entreprises, professeurs dans l’enseignement supérieur – sont rarement occupés par des femmes [1].
Dans le domaine de la création, et plus précisément celui des arts plastiques, la réussite féminine est également précaire. Certes, plusieurs jeunes plasticiennes ont obtenu une véritable renommée : Sophie Calle, Marlene Dumas, Nan Goldin, Marie-Ange Guilleminot et Pipilotti Rist, pour ne citer que quelques-unes, ont toutes bénéficié d’une exposition personnelle dans un musée parisien. D’autres très jeunes artistes – notamment la peintre Carole Benzaken, la photographe Nicole Tran Ba Vang, la sculpteure Gabrielle Wambaugh – se sont forgé une place sur la scène artistique française.
Mais la réussite de quelques-unes ne masque pas le fait que le travail d’un grand nombre de femmes, notamment celles qui ont déjà œuvré pendant quelques décennies, demeure encore méconnu du grand public. Dans un texte récent sur l’œuvre de Vera Molnar, artiste peintre expérimentant l’abstraction géométrique depuis la fin des années 1940 et pionnière dans le domaine de la création plastique sur ordinateur, Vincent Baby écrit : "Si les œuvres de François Morellet sont aujourd’hui bien connues et conservées dans les musées du monde entier, les travaux de Vera Molnar ne bénéficient pas encore de la reconnaissance qui leur est due. " [2] Cette méconnaissance s’explique, du moins partiellement, par le refus des institutions culturelles de promouvoir l’art des femmes. Dans la collection du Musée National d’Art Moderne et le Fonds National d’Art Contemporain, les œuvres de femmes ne constituent que quatorze pour cent de la collection entière [3]. Peu de place est consacrée aux plasticiennes dans les grandes manifestations historiques et thématiques, et les expositions personnelles de femmes dans les musées sont tout de même rares.
Par exemple, la contribution féminine fut largement absente de La Révolution surréaliste, récemment présentée au Centre Georges Pompidou [4]. Pourtant, la part des femmes dans le mouvement surréaliste a déjà été longuement étudiée notamment par l’historienne américaine Whitney Chadwick, et son livre, Women Artists and the Surrealist Movement, a été traduit en français [5]. Une autre exposition importante, Les années 1970 : l’art en cause, organisée au Musée d’Art Contemporain de Bordeaux [6], n’exposa qu’une quinzaine de plasticiennes sur un total de plus de cent soixante-dix artistes (soit moins de neuf pour cent) et ne fit aucune présentation de l’art inspiré du mouvement féministe. Ceci est étonnant, car c’est précisément à cette époque que les femmes sont arrivées en masse sur la scène artistique internationale et que l’art féministe – né aux Etats-Unis – commença à remettre en cause non seulement l’oppression sociale des femmes, mais aussi les principes du modernisme et la suprématie des avant-gardes masculines.
La quasi-absence des femmes dans les ouvrages d’histoire de l’art contribue également à créer l’impression qu’il y a – et qu’il y avait – peu de femmes dans le domaine de la création plastique. Un livre général souvent consulté par les étudiants en première année, L’histoire de l’art d’Ernst Gombrich [7], ne cite aucune artiste. Si les ouvrages plus récents font attention de ne pas totalement exclure la production féminine, les femmes sont toujours sous-représentées : par exemple, dans L’art du XXe siècle, récemment publié aux éditions Taschen [8], les femmes ne constituent que huit pour cent des artistes étudiés. Dans L’art contemporain en France par Catherine Millet [9], moins de quinze pour cent des artistes présentés sont des plasticiennes, et l’auteure ne dit rien sur les mouvements des femmes dans l’art dans les années 1970. Pourtant, en tant que rédactrice en chef d’Art Press, elle avait elle-même consacré un numéro spécial aux femmes en 1977.
Quelles sont les raisons de cette invisibilité des femmes dans le milieu de l’art ? Est-ce dû au fait qu’il y a moins d’artistes du sexe féminin ? Depuis une vingtaine d’années au moins, le nombre d’étudiantes dans les écoles des beaux-arts dépasse celui des étudiants – parfois d’un tiers. De plus, les salons et les expositions "hors circuit" démontrent que les femmes continuent à œuvrer une fois sorties de l’école. Depuis quelques années, le Salon de la Jeune Création (ex-Salon de la Jeune Peinture), révèle un pourcentage d’exposantes légèrement supérieur à celui des exposants : des statistiques récentes montrent que quarante-six pour cent des artistes exposés sont des hommes, trois pour cent sont des couples et cinquante et un pour cent sont des femmes [10]. Mais très peu de ces jeunes femmes atteindront une reconnaissance officielle plus tard. Comme l’écrit David Cascaro : "Étant donné le nombre d’étudiantes en école d’art (environ 60 % de filles), il faut bien admettre qu’elles disparaissent à mesure qu’on gravit les échelons de la notoriété." [11]
Mais pourquoi ? Les femmes font-elles un travail moins fort et moins intéressant que les hommes ? Ou bien imagine-t-on que celles qui sont mariées et qui ont des enfants ne sont pas des artistes "sérieuses" ? Les réponses à ces questions sont complexes, car elles doivent prendre en compte de nombreux facteurs socioculturels et psychologiques. Il ne suffit pas de souligner les inégalités et ensuite de les "corriger" en rajoutant quelques œuvres de femmes aux grandes expositions ou aux ouvrages. Il faudrait plutôt s’interroger sur la discipline de l’histoire de l’art elle-même : comment les œuvres sont-elles vues et interprétées ? Quels sont les critères utilisés pour les "évaluer" et pour "mesurer" le talent des artistes ? Comme l’écrit l’historienne britannique Griselda Pollock, l’histoire de l’art est un "discours masculin" élaboré à partir de "méthodes et de techniques qui produisent une représentation spécifique de l’art." [12] Ce discours propage des mythes héroïques autour de la création artistique et du génie créateur ; il attribue à certains artistes le statut du Génie qui demeure encore aujourd’hui un privilège réservé aux hommes. Cette idée du Grand Artiste, profondément enracinée dans les consciences, est tout simplement incompatible avec le féminin. Le titre du livre de Rozika Parker et de Griselda Pollock, Old Mistress [13], est un exemple excellent : la féminisation du terme "vieux maître" a des connotations tout à fait autres que "Grande Artiste".
Contrairement à ce que nous présentent les récits traditionnels de l’art, les artistes femmes ne manquent pas. Des historiennes (anglo-saxonnes en particulier) ont fait des recherches importantes sur de nombreuses peintres et sculpteures du Moyen ge jusqu’à nos jours. Mais une interrogation féministe sur l’histoire de l’art ne doit pas se limiter à l’instauration d’une lignée de Génies féminins, établie selon les critères habituels (et masculins) de génialité. Pour qu’une histoire de la production culturelle des femmes puisse être élaborée, il faudrait multiplier les études sur les pratiques, analyser les conditions sociales, économiques et culturelles dans lesquelles les femmes travaillent, et s’interroger sur leur apport spécifique à l’art.
Depuis une trentaine d’années maintenant, suite aux mouvements féministes des années 1970 et au Feminist Art Movement américain, les historiennes – notamment en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne – ont effectué des recherches, publié des ouvrages. Elles ont compilé des statistiques sur la représentation féminine dans les musées, dans les galeries, dans les revues d’art et dans les universités (en tant qu’étudiantes et professeures), ce qui permet de montrer concrètement la place des femmes dans le milieu culturel et de tracer son évolution. Elles ont créé des organisations dans le but de promouvoir l’étude et la visibilité de l’art des femmes [14]. Ainsi, il existe actuellement une documentation considérable en langue anglaise sur le sujet "art et féminisme" et sur un grand nombre de plasticiennes.
En France, le mouvement féministe et le mouvement des femmes dans l’art n’ont pas eu l’ampleur des mouvements anglo-saxons. Les efforts de plasticiennes et de critiques il y a vingt-cinq ans semblent n’avoir pas eu d’impact durable ni dans le milieu de l’art, ni dans le domaine de l’histoire de l’art. Le terme "art féministe" est encore caricaturé, et la notion d’"interventions féministes" dans l’histoire de l’art quasi inexistante. Comme l’écrit Yves Michaud :
"Le public français est peu familiarisé avec les débats féministes dans le champ de l’art et au sein de la discipline de l’histoire de l’art. L’idée même d’associer ces termes semble à beaucoup saugrenue. Le peu qui lui a été jusqu’ici proposé a reçu un accueil plutôt réservé […]. Les mouvements féministes au sein du monde artistique sont restés très discrets. Un chauvinisme mâle assez satisfait de son sexisme prédomine dans les revues qui se prétendent à la pointe de l’actualité artistique, et le féminisme n’a pas eu d’influence sur une histoire de l’art française encore largement dominée par les hommes – ou, du moins, les points de vue masculins. " [15]
Depuis la fin des années 1990 pourtant, nous pouvons constater que des thèmes féministes sont de retour. En 1997, le Magasin, Centre d’Art Contemporain de Grenoble présenta l’exposition Vraiment : féminisme et art ; l’historienne Marie-Jo Bonnet prépare actuellement un Guide des femmes artistes dans les musées de France, et quelques travaux universitaires ont été entrepris [16]. La revue Verso, arts et lettres, dirigée par Jean-Luc Chalumeau, contribue également à faire reconnaître des plasticiennes : depuis sa création, environ un tiers des dossiers ont été consacrés à des femmes. Mais ces efforts doivent être démultipliés, car la documentation sur la contribution féminine à la création plastique en France demeure insuffisante. Il est temps, une trentaine d’années après la création du premier groupe de plasticiennes à Paris, de reconnaître les œuvres et les activités des femmes qui, pour la première fois, s’interrogeaient sur leur identité en tant qu’artiste, et d’étudier l’impact du féminisme sur leur évolution artistique.
La volonté, voire le désir des femmes d’agir dans le milieu artistique a surgi de l’impact du féminisme sur les consciences. Le Mouvement de Libération des Femmes en France n’a pas eu la puissance de celui des Etats-Unis ; il a néanmoins réussi à provoquer des changements (sociaux, culturels, économiques) d’une importance fondamentale. Propulsé par mai 1968, le M.L.F. s’est constitué, dès 1968-1970, de plusieurs "tendances", chacune visant en plus des nouvelles lois (pour la contraception et l’avortement, pour la pénalisation du viol, pour l’égalité des salaires), une transformation de la société. La lutte pour la légalisation de l’avortement était sans doute le combat le plus médiatisé. Mais plus largement le mouvement féministe bouillonnait de nombreux groupes de réflexion qui analysaient les aspects de la vie des femmes dans la société patriarcale. En s’appuyant sur l’expérience vécue, sur la sociologie, sur la politique ou sur la psychanalyse, les femmes examinaient les rôles qui leur sont imposés, ainsi que les mécanismes de pouvoir qui les oppriment. La réflexion commune sur le statut social et sur l’identité menait également vers une analyse de la culture, et plus précisément de la production culturelle des femmes. Parallèlement aux luttes socio-politiques, les philosophes et les écrivaines s’interrogeaient sur les rapports entre la création et la différence sexuelle. La multiplication des groupes de réflexion sur l’écriture, le cinéma et les arts plastiques témoignait du besoin des femmes d’élaborer une culture qui leur soit propre.
Un grand nombre de femmes qui se sont forgé une place dans le monde de l’art aujourd’hui trouvèrent un soutien et un ressourcement au sein des groupes féministes et des groupes de plasticiennes. Nous retracerons ici l’histoire de l’un de ces groupes : Femmes/Art, créé à Paris en 1976 par Françoise Eliet. La première partie de cette thèse, consacrée au sujet de l’art et du féminisme en France, étudie la mise en place de ce collectif d’artistes dans les contextes du M.L.F. et de la scène culturelle parisienne des années 1970. Nous commençons par une présentation de Femmes/Art : qui y participait ? et que cherchaient ces artistes au sein d’un groupe de plasticiennes ? Ensuite, les circonstances de la création du collectif sont décrites, et les objectifs des "membres" fondatrices sont analysés. Nous poursuivons par une étude des aspirations et du mode de fonctionnement d’autres groupes d’artistes femmes : un chapitre sur l’évolution du mouvement des femmes dans l’art à Paris dans les années 1970 présente les manifestations visant une meilleure reconnaissance des plasticiennes dans le milieu de l’art et situe le collectif Femmes/Art dans le contexte de la culture d’"entre-femmes" qui s’est développée tout au long de la décennie.
La première partie se termine par une analyse des différentes positions théoriques sur l’art et le féminisme. Les grandes lignes de l’histoire du M.L.F. et de la pensée féministe sont esquissées, et les rapports du collectif vis-à-vis du mouvement féministe sont examinés. Dans l’intention de créer une base de réflexion sur le féminisme et la création plastique, nous comparons l’art et la critique féministes américains aux œuvres et aux activités féministes d’artistes, de critiques et d’écrivaines françaises. Cette étude permettra de comprendre pourquoi les artistes françaises ont été moins efficaces que leurs consœurs anglo-saxonnes dans leur lutte pour une représentation juste dans le milieu culturel. Elle permettra également d’aborder les multiples points de vue sur des questions théoriques fréquemment débattues à cette époque, en particulier celle de la possibilité d’une spécificité (féminine et masculine) de la création et celle de l’impact de la prise de conscience féministe sur la création plastique. Toutefois, pour éviter tout discours réducteur sur l’art des femmes ou l’art féministe, la priorité est accordée à l’analyse d’œuvres et du parcours des plasticiennes, chacune dans son unicité.
La deuxième partie est consacrée exclusivement aux artistes. C’est à partir d’une étude approfondie et une confrontation de travaux plastiques que la question de l’apport des femmes à la création contemporaine pourra être abordée. Nous commençons par la fondatrice elle-même : Françoise Eliet n’était pas peintre de formation, mais la présentation de son parcours, l’analyse de sa pratique et de sa réflexion sur le statut des plasticiennes enrichissent notre conception de ses objectifs pour Femmes/Art. Ensuite, les travaux d’artistes qui participèrent au collectif sont réunis dans des chapitres thématiques permettant d’aborder les questions soulevées par la problématique de l’art et du féminisme. "L’art et le mouvement féministe : l’exemple de Monique Frydman et de Françoise Janicot" examine le parcours de ces deux artistes fortement touchées par la montée du M.L.F. Ce chapitre analyse l’impact de la prise de conscience sur l’évolution artistique très différente de chacune d’entre elles. "Le vécu au féminin" présente le travail de trois artistes – Colette Deblé, Nil Yalter et Léa Lublin – qui invite à une lecture féministe. L’interprétation d’une sélection de leurs œuvres révèle que l’expérience de vie d’une femme peut être une source d’inspiration créatrice. "Un imaginaire féminin : corps implicite et explicite" présente des travaux de plusieurs artistes – Michèle Katz, Cristina Martinez, Liliane Camier, Anne Saussois, Claude Bauret-Allard et Jacqueline Delaunay-Hologne – dont la sensualité de l’œuvre peinte, dessinée ou photographiée peut évoquer une tentative de symbolisation du corps.
Nous concluons cette partie par un chapitre consacré aux artistes dont l’œuvre ne révèle aucun lien observable ni avec la prise de conscience ni avec leur vécu de femme. Souvent, ce sont les artistes expérimentant des pratiques "neutres" qui sont absentes de discussions critiques sur l’art et le féminisme. Comme l’écrit Roselyne Marsaud Perrodin :
"La tendance générale de la critique est d’aller vers des créations dans lesquelles les repères sont évidents grâce à l’image ou la narration. Bien ! Mais comme il semble beaucoup plus problématique de révéler des particularités féminines communes dans un art hors de la figuration, on peut observer une mise à l’écart des artistes de l’art abstrait car elles ne servent pas les objectifs des critiques actuelles. " [17]
Nous analysons les multiples directions de peinture abstraite et les pratiques conceptuelles expérimentées par plusieurs artistes, notamment Isabelle Champion-Métadier, Bernadette Delrieu, Najia Méhadji, Vera Molnar et Marie Orensanz, pour ne citer que quelques-unes. Certaines d’entre elles ont effectué une "séparation nette" entre leurs activités féministes et leur pratique. Dans ce chapitre sur la diversité de la création, nous abordons la question de la "neutralité" de leur travail et examinons leurs rapports parfois contradictoires avec les groupes de plasticiennes.
La troisième partie de la présente thèse traite du problème de la visibilité et de la reconnaissance des artistes femmes. Un chapitre consacré aux manifestations organisées par Femmes/Art permet d’évaluer la volonté des artistes de prendre en main la présentation de leurs œuvres. Il permet également d’évaluer les difficultés pour les femmes du groupe d’organiser une exposition collective importante. La "publicité" autour des activités des plasticiennes et de la création féminine est abordée dans un chapitre sur la presse et les écrits d’artistes. Les années 1976-1978 témoignent d’une multiplication du nombre d’articles et de numéros spéciaux de revues consacrés aux créatrices. Notre présentation d’une sélection de publications propose une analyse critique de la réflexion sur l’art et le féminisme en France et confronte cette réflexion parfois peu élaborée à celle qui s’est développée aux Etats-Unis et en Angleterre.
Pour conclure la troisième partie, nous retraçons les circonstances de la dissolution de Femmes/Art et nous abordons le problème de la reconnaissance officielle des plasticiennes. C’est ici que la question de l’"efficacité" du collectif est posée : Est-ce que Femmes/Art a accompli ses objectifs ? A-t-il aidé les femmes dans leur démarche vers la professionnalisation ? Notre étude se termine par un exposé sur le travail récent des artistes de l’ancien collectif, invitant la lectrice (et le lecteur) à s’interroger sur leur "place" dans le monde de l’art actuel.
Puisque aucun ouvrage d’ensemble n’a été publié sur les œuvres et les activités des plasticiennes travaillant en France dans les années 1970, le travail de recherche pour cette thèse a été effectué à partir de sources primaires, constituées principalement des archives concernant les activités de Femmes/Art et des entretiens que nous avons menés avec les artistes. Nous avons également consulté le plus grand nombre possible de catalogues d’exposition, des numéros spéciaux de revues artistiques et féministes, des articles de presse et les quelques rares travaux universitaires. Cependant il nous manque encore des statistiques permettant d’évaluer le statut de l’artiste femme dans le milieu artistique et dans la société – par exemple, le pourcentage de femmes inscrites à l’École des Beaux-Arts de Paris dans les années 1960 et 1970, ou le nombre de femmes qui ont bénéficié d’expositions personnelles dans les galeries et les musées parisiens à cette époque. Faute d’informations officielles de cette nature, les quelques statistiques présentées ici ont été, sauf indication contraire, compilées par nous-mêmes.
Aujourd’hui, la majorité des artistes qui ont participé à Femmes/Art vivent et travaillent encore à Paris. Les entretiens avec celles-ci et les visites d’ateliers constituent le cœur de notre recherche. Afin de connaître l’expérience de chacune et de tenter de reconstruire l’histoire du collectif, un certain nombre de questions fondamentales ont été posées aux artistes : Comment avez-vous connu Femmes/Art et pourquoi y avez-vous participé ? Quels souvenirs avez-vous des réunions et des manifestations collectives ? Avez-vous été active dans d’autres groupes féministes ? Pensez-vous que votre participation à Femmes/Art ou à d’autres groupes de plasticiennes a contribué à votre évolution et à votre professionnalisation artistiques ? Précisons cependant que ces entretiens ne relevaient pas de l’enquête sociologique ; ils n’ont pas été menés d’une manière directive, à la recherche de réponses spécifiques. Les questions posées aux artistes ont permis d’entamer une conversation au sujet de Femmes/Art et de leur pratique. Les souvenirs de chacune, qu’ils soient positifs ou ambivalents, ont été pris en compte dans l’intention d’élaborer une représentation du groupe aussi "juste" que possible.
Par ailleurs, comme cette thèse le démontrera, Femmes/Art était caractérisé par un va-et-vient continu d’artistes et n’était donc pas un groupe unifié. Chaque artiste a vécu différemment sa participation au collectif et les souvenirs sont parfois contradictoires. De plus, l’engagement de certaines artistes ayant été très bref, il a même été nécessaire de leur demander si elles ont eu le sentiment d’appartenir à un groupe. Ainsi, le récit présenté ici s’éloigne quelque peu de l’expérience individuelle de ces plasticiennes.
Les artistes qui constituent donc notre "corpus" sont, pour la plupart, celles qui assistèrent aux réunions et exposèrent lors des manifestations organisées dans le cadre de Femmes/Art. Étant donné la nature souple et informelle du collectif (nous verrons que peu d’artistes ont participé à toutes les activités du groupe), le nombre d’artistes participantes se révèle fluctuant. La lectrice (ou le lecteur) pourra être surpris(e) par la relative absence de certains "grands noms", notamment Annette Messager, Orlan et Gina Pane : il est nécessaire de préciser que ces artistes ne s’engagèrent pas dans le groupe qui constitue notre sujet. Notre étude est restreinte à celles, connues et moins connues, qui ont participé – régulièrement ou brièvement – à Femmes/Art. Cependant, et malgré nos efforts, toutes les artistes qui ont fait partie du collectif n’y figurent pas, faute d’information et de documentation sur leur travail.
Certaines femmes de l’ancien collectif ont conservé des documents et des photographies nous permettant de reconstituer la mémoire du groupe et de ses activités. La documentation imprimée existante a été notre point de départ pour établir la première liste qui nous a permis d’entreprendre notre recherche. Certaines personnalités sont décédées depuis le début de notre projet, d’autres, dont les noms figurent dans tel ou tel document, sont restées injoignables. D’autres encore n’ont pas souhaité participer à ce travail de mémoire. Notre "choix" d’artistes, nécessairement arbitraire en fonction de ces circonstances, nous a cependant permis de retracer une histoire qui n’a pas encore été prise en compte par le discours dominant de l’histoire de l’art contemporain.
Les artistes présentées ici n’ont pas été choisies dans l’intention de soutenir une théorie quelconque sur l’art des femmes ou sur l’art féministe. Notre objectif prioritaire était d’élaborer l’histoire du groupe de Françoise Eliet ; notre démarche nous a conduite à étudier et à montrer de nombreuses œuvres afin de voir ce que faisaient les femmes lors des "années mouvement", et d’explorer quelques-uns des liens qui peuvent exister entre la création plastique, la prise de conscience et le "vécu au féminin".
Cet article est l’introduction de la thèse de doctorat de Diana Quinby.