Isabelle Paez a 29 ans. Elle est aujourd’hui danseuse, chorégraphe, et donne quelques cours. Ce n’est qu’à 20 ans qu’elle a découvert la danse. Elle l’étudie à la fac et passe une licence de danse contemporaine. Mais la fac, ça ne donne pas de travail, alors, mettant à profit sa jeunesse de gymnaste, elle commence comme prof d’EPS dans un collège. La situation peut paraître confortable : un revenu régulier assuré et pas mal de temps à consacrer à la danse. Pendant cinq ans, elle essaye de jongler en gérant tout à la fois. Mais c’est trop dur. Alors elle décide d’abandonner l’éducation nationale pour se consacrer à sa passion. Ce choix, " c’était une nécessité ", tout simplement, parce que pour vraiment danser, passer des auditions, créer, il ne faut faire que ça. "Maintenant je sais pas où je vais, mais je préfère ça que continuer à m’asphyxier". Elle prend des cours pour pouvoir être prof, mais cette fois de danse. Après avoir été interprète au conservatoire, participé à des représentations ponctuelles, son objectif aujourd’hui, c’est de monter une compagnie et pouvoir proposer elle-même des projets à des musicien-ne-s et des danseur-se-s.
Une recherche d’identité sous le regard des autres
Le métier de danseuse comporte une difficulté particulière : celle d’assumer son titre. Les images associées aux danseuses sont effectivement très fortes. "Je ne me voyais pas comme féminine, ni gracieuse, alors être danseuse !…" Mais " il faut apprendre à avoir confiance " et c’est le regard des autres qui lui a permis de l’accepter, car dès le début, les retours ont été très positifs et encourageants, alors "on finit par y croire". Reste encore à convaincre les autres, car danseuse, au mieux ça ne fait pas très sérieux, au pire, ça fait "pute"… Au début les gens sont toujours méfiants. Il faut s’affirmer et s’imposer. Pour les casting, la différence entre un homme et une femme est évidente : c’est plus facile pour un homme parce qu’il y a beaucoup moins de concurrence. A part ça, pour un homme ou pour une femme, "si t’es cohérent les gens te suivent".
Au delà de cette affirmation de soi, la danse est pour Isabelle une sorte de quête. Une quête de soi tout d’abord, mais dans une recherche d’harmonie avec le monde. Elle vise à attendre un état de transe. Pour mieux comprendre ce phénomène, elle a même entrepris des recherches sur le soufisme et les cultures tribales. Elle ne se défend pas de donner une dimension mystique à la danse. Parfois, "ce n’est pas moi qui danse, c’est l’extérieur qui te fais danser." Mais il s’agit aussi d’une quête universelle car à travers la recherche personnelle, Isabelle aborde des questions qui peuvent toucher tout le monde : comment nous situons nous par rapport aux autres ? quelle est la part de nous même qui peut être libre, "en harmonie avec le cosmos", alors que nous sommes entraînés dans une existence convulsive et illusoire ? Qu’y a-t-il derrière ce qu’on nous donne à voir ? Cette notion d’altérité (être/exister, conscient/inconscient) est toujours présente dans ses œuvres, et c’est sur cela qu’elle souhaite bâtir son art. Il s’agit toujours d’un entre deux, comme la danseuse entre ciel et terre, et comme lien entre la scène et le public.
Un moment de partage
Parce que la danse, c’est bien évidemment tourné vers les autres, vers le public. "Si je fais ça c’est que je sens que j’ai quelque chose à dire, à faire passer... Mais quoi ?" Et encore… pas vraiment à dire, mais à proposer, à suggérer. "Je peux passer une heure pour un mouvement", sans vraiment savoir ce qui va passer. Pour créer un spectacle, Isabelle part d’un détail. Pour cela, elle a toujours un carnet où noter ce qu’elle entend, ce qu’elle voit. Ca peut être une idée, un dessin, une forme géométrique. Ça a été par exemple un cercle inscrit dans un carré, un énoncé, ("le chaos interne de l’individu en état de marche conditionnée"), pour un travail sur l’inconscient et les automatismes. Ca a aussi été le conte des trois fileuses de Grimm. Dans cette histoire, trois vieilles femmes sont déformées par toute une vie de travail. Les gens y ont vu une dénonciation des conditions de travail des femmes. Tant mieux ! Mais de là à chercher à faire passer un message à tout prix… "Pour l’instant je trouverais ça presque prétentieux". Le but est que les gens ressentent quelque chose, qu’ils le ressentent physiquement, même s’ils n’arrivent pas à l’exprimer. S’ils disent "ça m’a touché", pas nécessairement artistiquement, mais à l’intérieur, alors pour Isabelle, c’est gagné.
Mais il n’y a pas de message unique. " Si je travaille sur quelque chose d’engagé, je ne cherche pas à ce que les gens le comprennent forcément ". Chaque spectateur doit recevoir un message en fonction de sa propre histoire. Certains artistes au contraire présentent des spectacles tellement démonstratifs que "les gens n’ont plus besoins de réfléchir" ça veut dénoncer, mais finalement ça devient un spectacle de classique avec les bons et les méchants, et on véhicule des clichés. La danse moderne s’est faite en opposition à cela. Il faut qu’il y ait une démarche personnelle du spectateur. Si Isabelle voulait dénoncer l’esclavage par exemple, elle se refuserait à montrer des chaînes, mais travaillerait plutôt sur l’idée de quelqu’un qui ne peut faire que des tout petits pas. A partir de cette idée, elle verrait où ça la mène. Le spectateur ne comprendra pas forcément le point de départ, mais il ressentira cette oppression. Elle suit finalement le précepte du poète Chilien Huidobro Vicente : "Pourquoi chanteriez-vous la rose, ô poètes ? / faites la fleurir dans le poème".
Le squat, un espace de liberté et d’échange
Son lieu de travail actuel, c’est le théâtre de verre, une ancienne miroiterie dans la 12è arrondissement, squattée par des artistes, pour la plupart sud-américains. Elle les a rencontrés par l’intermédiaire d’un ami et maintenant elle travaille avec eux. Au début, ils étaient méfiants, voire indifférents, maintenant elle contribue à la gestion de l’équipe, c’est à elle qu’on demande des avis. "Je suis écoutée, dans ce milieu macho". Finalement, son engagement en tant qu’artiste et citoyenne passe plutôt par ce lieu, et par son organisation : l’entrée n’est pas chère et tous les artistes ont droit à leur chance lors des cabarets que le théâtre de verre organise de temps en temps. C’est aussi un espace de spontanéité : on peut faire ce qu’on veut, changer de registre, chanter si l’on veut, faire rire, ne pas se prendre au sérieux. C’est un moyen extraordinaire d’être en contact avec le public, et ainsi finalement d’atteindre son but : partager des émotions.