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Un couple littéraire et artistique des années vingt précurseur du genre "neutre"

Claude Cahun et Marcel Moore

dimanche 29 février 2004, par Dominique Foufelle

L’œuvre de Claude Cahun, dont on a fait ces dernières années, de manière abusive il me semble, le précurseur de la remise en question des identités de sexe et de genre, me parait l’exemple même de cet impossible accès à l’image du couple de femmes dans une société qui n’offre d’autre alternative aux femmes d’avant-garde que de rejeter "la féminité" pour exister à égalité avec l’homme.

Découverte au début des années 1990 grâce au travail de François Leperlier [1], l’œuvre de Claude Cahun est surtout connue par ses extraordinaires autoportraits où elle se montre la tête rasée. Mais elle comprend d’autres facettes tout aussi importantes telles des récits de rêves, des textes qui paraissent dans la revue du Mercure de France et d’autres revues moins connues comme La Gerbe, ou Philosophies, des traductions et des livres illustrés de dessins et de photomontages (des héliogravures) réalisés par son amante Suzanne Malherbe, que notre modernité occulte volontiers pour ne s’intéresser qu’à la figure d’une Claude Cahun surréalisante et précurseur des dragqueens. Or, de même qu’elles ont été inséparables dans leur vie, elles l’ont été dans une grande partie des travaux photographiques attribués à Claude Cahun, ce qui nous amène à nous demander si l’occultation de Suzanne Malherbe, de Claude Cahun, n’est pas induite par l’œuvre elle-même.

Remarquons, d’abord, que les critiques contemporains n’ont pas cherché à savoir qui prenait les photos. Est-ce Claude Cahun, mais dans ce cas il faut s’interroger sur le statut de l’auteur, car la modèle peut-elle être en même temps l’opératrice. Et que dire du développement, fait la plupart du temps dans leur laboratoire particulier à Nantes, à Paris puis à Jersey, dont Claude Cahun se fait l’écho dans Aveux non avenus en disant : "La minute où nos deux têtes (ah ! que nos cheveux s’emmêlent indébrouillablement) se penchèrent sur une photographie - portrait de l’un ou de l’autre, nos deux narcissismes s’y noyant, c’était l’impossible réalisé en un miroir magique. " [2]. On ne peut mieux révéler le travail en commun.
Ensuite, c’est un couple qui entre en littérature sous une double signature masculine : Claude Cahun pour le texte, Marcel Moore pour les illustrations. Pourquoi prennent-elles toutes les deux des pseudonymes masculins ? Pour contourner la misogynie du monde littéraire ou parce que l’identité est précisément ce qui leur fait défaut, chez Claude Cahun, du moins, car nous ne savons pratiquement rien de Suzanne Malherbe qui n’a pas laissé d’archives, contrairement à Claude Cahun qui a écrit une longue lettre en 1951 à son ami nantais, Charles-Henri Barbier, où elle raconte les événements importants de sa vie qui apportent un éclairage nouveau à la biographie de François Leperlier [3].

Claude Cahun est née à Nantes en 1894, dans une famille juive. Elle s’appelle Lucie Schowb. Son père Maurice dirige le journal nantais, Le Phare de la Loire et sa mère, Mary-Antoinette Courbebaisse est malade. "J’avais à peine quatre ans lors de sa première crise mais le souvenir en est vif", écrit-elle dans la lettre. Mais sa mère fait de nouvelles crises et elle sera bientôt internée dans une clinique parisienne où elle mourra, semble-t-il, en 1937. Mathilde, sa grand mère paternelle aura une grande influence sur elle. "Mon admiration pour grand’mère Mathilde, jointe aux sentiments que j’éprouvais , dix à douze ans plus tard, pour le fils et la veuve de Léon Cahun, fut le motif de... Claude Cahun - qui représentait (représente à mes yeux) mon véritable nom plutôt qu’un pseudonyme. " [4].
A ce traumatisme s’ajoute celui de l’affaire Dreyfus qui détermine son père à l’envoyer faire ses études en Angleterre jusqu’à ce qu’en 1909 une "rencontre foudroyante", la sorte de cette atmosphère où la folie plane comme une ombre : Suzanne Malherbe, qui a deux ans de plus qu’elle et dont la mère fréquente le père de Lucy avant de l’épouser en 1917, après la mort de son mari. Non seulement elles vivent "une passion jalouse, exclusive", mais les voilà sœurs par alliance. "L’étrange coïncidence qui nous réunissait familialement semblait tout arranger au mieux. Mais il faut tenir compte des années de révolte par lesquelles j’avais passé, de l’état d’esprit qu’elles avaient engendré..."
Le motif du couple, voir du double couple est donc fortement ancré dans son destin, sans pour autant résorber le traumatisme de la folie de sa mère. Claude Cahun est anorexique et se grise parfois à l’éther. Autrement dit, elle nie son corps dans un effort désespéré de vivre la fiction qu’entretiennent la plupart des anorexiques, comme le remarque Henri Neuvecelle : "être le sujet d’une parole neutre, déliée de l’image du corps sexué. Bien plus souvent qu’à l’homme échoit à la femme ce singulier dilemme : accepter l’image inconsciente du corps (...) c’est souscrire au signe de sa négation, et non de sa reconnaissance en tant que personne ; et la refuser, c’est s’amputer de la possibilité d’une identité fidèle à ses racines." [5]
Pour Claude Cahun parler neutre équivaut à échapper aux genres, à l’identité sexuée, comme elle l’avouera en 1930 : " Brouiller les cartes. Masculin ? Féminin ? mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. S’il existait dans notre langue, on n’observerait pas ce flottement de ma pensée. Je serais pour de bon l’abeille ouvrière. " [6]
Nous allons voir comment une problématique individuelle (l’anorexie), rencontre un contexte socioculturel qui ne peut que renforcer son parler neutre puisque la féminité n’y est reconnue que dans un rapport de soumission au masculin. Parler neutre, n’existe pas. Parler neutre, pour une femme, c’est parler masculin ; c’est n’accepter le corps qu’à travers son reflet, ou son ombre projetée comme on le verra s’exercer dans son premier texte publié avec Suzanne Malherbe, Vues et Visions.

Couple de femmes dans la vie intime, c’est un couple d’hommes qui signe la première œuvre réalisée en commun. Lucy Schowb choisit le pseudonyme de Claude Cahun, tandis que Suzanne Malherbe celui de Marcel Moore . "C.C." et "M.M." ! Admirables signifiants d’un amour "initial" qui se cache sous la pluralité des significations possibles de leurs initiales. C’est C qui aime M, ou cessez, elle m’aime, ou moore, encore, ou mort, Marcel et Caïn, etc. Derrière le couple d’hommes qui revendique la paternité de l’œuvre commune se cache un couple de femmes qui peut tout aussi bien se considérer comme la matrice de l’œuvre ou son ombre silencieuse. La question du couple s’articule donc à la question du double, voir du redoublement de l’identité masculine et/ou féminine avec son ombre. De quel sexe est l’auteur de Vues et Visions ? Nul ne le sait, mais ce qu’on peut savoir en revanche, c’est comment ce livre met en scène cette question dans la construction du livre lui-même au moyen du procédé en miroir destiné à dissocier visuellement le ressemblant du différent.
Elles réalisent un montage en double page du texte et du dessin. Chaque double page est consacrée à une histoire "vue". Sur la page de gauche, le narrateur - c’est un homme, évidemment - raconte une scène vue au Croisic, petit village de pêcheurs en Bretagne où Claude Cahun passait ses vacances. Sur celle de gauche, il voit la même scène, mais située dans l’antiquité avec un sujet différent. Dans "La Rencontre", par exemple, le narrateur du Croisic voit deux chaloupes se rencontrant sur la mer. A Rome, il voit deux courtisanes marchant à la rencontre l’une de l’autre. Ce double déplacement dans l’espace et le temps au cours duquel quelques mots, seulement, diffèrent d’un texte à l’autre, permet d’introduire un regard sur l’homosexualité, mais de manière tellement allusive, qu’un lecteur distrait peut très bien ne rien voir, ne serait-ce qu’à à cause des pseudonymes masculins derrière lesquels se cachent les auteurs. Par exemple, dans "la rencontre" le ballet de séduction des deux courtisanes est ainsi "vu" par le narrateur : "Vêtues de bijoux et de soie, elles s’approchent l’une de l’autre, et malgré l’immensité de la place déserte, elles s’effleurent en passant ; leurs ombres bleutées se confondent un instant, un instant elles ralentissent leur marche, puis s’écartent et chacune reprend son reflet propre. Mais mon œil, séduit par cette vision trop brève, les unit sans les confondre". [7]
C’est dans ce petit texte qui n’a l’air de rien et qui est passé complètement inaperçu auprès de ses biographes et critiques, que Claude Cahun se montre notre véritable contemporaine. Elle y anticipe en effet les recherches de l’art contemporain sur le concept d’espace virtuel. Il n’est pas nécessaire de représenter l’union des deux femmes. C’est l’œil qui la réalise dans le cerveau, dans son espace mental sans avoir besoin de recourir à la représentation imagée. Le narrateur suggère l’union. C’est au lecteur/trice de la visualiser. "Mais mon œil, séduit par cette vision trop brève, les unit sans les confondre", écrit Claude Cahun, montrant qu’elle a parfaitement conscience de créer une image optique, et plus largement l’espace d’une visualisation mentale de l’homosexualité féminine, à condition toutefois que le regard s’exerce.
Comment va faire la dessinatrice Marcel Moore pour rendre la même idée d’union "optique" ? Elle reprend le décalage en miroir avec un dessin situé dans un portique qui encadre le texte sur les deux pages. Dans le demi portique de la page de gauche, où la scène se passe au Croisic, elle dessine un visage de femme prolongé par des nuées. Dans celle de droite, les nuées sont remplacées par un deuxième visage de femme relié au premier par des lignes sinueuses et qui suggère l’idée d’un baiser possible entre les deux femmes. La dessinatrice est donc moins "neutre" que le narrateur, ce qui explique pourquoi "il" doit recourir aux procédés répétitifs pour cacher le véritable sujet de l’union, comme le fera Gertrude Stein dans son célèbre A rose is a rose is a rose is a rose. Elle joue sur la répétition afin de créer un état mental particulier qui prépare l’apparition du sujet tabou, en l’occurrence "she", puisque la phrase se termine par she is my rose, "she" se référant à Alice Toklas.
Dans Vues et Visions, Claude Cahun et Marcel Moore créent un espace mental où un deux courtisanes apparaissent, s’unissent, et disparaissent. Si cet espace est imprégné de l’atmosphère des Chansons de Bilitis, qu’elles ont très certainement lues, il s’en éloigne radicalement du fait que le couple n’est même pas formé. Ce sont "leurs ombres bleutées" qui se confondent un instant, pas leur corps, et "chacune reprend son propre reflet", ce qui signifie que le réel (Vues) et l’imaginaire (Visions) restent à l’état de simples mirages, sans avoir pu se relier entre eux. L’homosexualité féminine reste donc, elle aussi, totalement virtuelle et ne risque pas de s’incarner - hantise de l’anorexique - puisqu’en échappant au corps, au couple et à la dualité, le narrateur ne peut saisir que des ombres et des reflets. On voit ainsi comment le parler neutre passe à côté d’une réflexion sur une articulation possible du semblable au différent propre à toute pratique symbolique. Les ombres, ici, ne sont pas les projections des sujets, mais des mots sans lumière qui font perdre à l’image cet arrière plan métaphysique par lequel une absence renvoie toujours à une présence, et réciproquement.
Deux "autoportraits" de 1928 montrent comment ce thème du reflet et du double ne sortent pas du regard spéculaire caractéristique du miroir. Nous voyons dans l’un le reflet du visage de Claude Cahun visage dans un miroir, faisant apparaître deux visages identiques, mais vus sous un autre angle, dans une même photo ; dans l’autre nous voyons un visage photographié de profil qui a été collé au même visage vu de profil mais inversé ou renversé de gauche à droite. Autrement dit, le visage ne renvoie qu’à lui-même, l’ombre a disparu et avec elle ce qui soutient le visible et qui fait que l’image n’est pas une simple copie d’un modèle. Le double est devenu redoublement d’une même image, comme si le clivage était si bien réussi que le sujet avait perdu jusqu’à la mémoire de son autre soi-même.

Cette disparition est d’autant plus troublante que Claude Cahun n’a pas abandonné la représentation du couple, bien au contraire. Elle le photographie sous plusieurs angles. Le couple surréaliste comme André Breton et Jacqueline Lamba. Elle prend aussi de faux couples hétérosexuels comme cette scène de Banlieue où elle se montre travestie en homme à côté d’Hélène Duthé en femme. Suzanne Malherbe la photographie également en compagnie d’Henri Michaux, à l’île de Jersey en 1939 ; mais curieusement on ne trouve aucune photo des deux femmes ensemble, ou même du couple C.C. et M.M. 
Parallèlement à cette disparition du couple de femmes, le thème du masque devient le leitmotiv de sa démarche photographique. "Sous ce masque un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages", est-il écrit dans une héliogravure réalisée par Marcel Moore pour Aveux non avenus (1930) . Effectivement ! Claude Cahun n’en finit pas de faire l’inventaire de tous ses masques : le crâne rasé, de face, de dos, de profil, travestie en homme, en femme, la bouche en cœur, en déesse hindoue, sous cloche, dans une armoire (le placard, disons-nous aujourd’hui) comme si il lui fallait recenser les images projetées sur les femmes, faute de pouvoir capter son "vrai visage". Tous ces portraits montrent en fait à quel point elle est assujettie au regard que la société porte sur les femmes. Une société qui méprise la féminité au point de réduire la femme à son corps. D’où la révolte, mais aussi l’impasse de la révolte contre les genres qui mène à la confusion, non pas des genres, mais du masque et du visage. A nier son corps de femme, Claude Cahun y perd son visage, ou plutôt, montre qu’un sujet qui se confond avec les figures de la persona n’a pas de visage. Et l’on arrive à cette situation paradoxale que plus elle exhibe ses masques, moins elle y est présente comme sujet de la révolte. Quelle belle leçon pour notre époque fascinée par la critique des genres. Car loin de dénoncer les constructions sociales liées au sexe et au genre, Claude Cahun montre son assujettissement aux clichés culturels d’une société misogyne et homophobe qui refuse aux femmes le statut de sujet créateur, politique et amoureux. Comme le dit C.G. Jung, "La persona n’est que le masque d’un assujettissement général du comportement à la coercition de la psyché collective" [8].

Parler neutre, c’est non seulement parler masculin, mais c’est aussi parler comme tout le monde. Car le sujet doit obligatoirement assumer ses différences, son "individualité", s’il veut être reconnu comme sujet par la collectivité. Autrement, il se confond avec elle.
Claude Cahun ne cesse d’occulter la femme et les femmes qui sont dans sa vie. Par exemple, ses références sur l’homosexualité sont essentiellement masculines, bien qu’elle rencontre de nombreuses lesbiennes dès son arrivée à Paris en 1919 comme Adrienne Monnier, dont la librairie "Les Amis des Livres" située rue de l’Odéon en face de la librairie "Shakespeare and Company" dirigée par Sylvia Beach, sa compagne, auront une telle importance dans la vie littéraire de l’entre deux guerres. Elle rencontre aussi Jeanne Heap, Margarett Anderson et Georgette Leblanc au Théâtre ésotérique, les trois femmes étant des disciples de Gurdjieff, sans parler des artistes qui vivent à Montparnasse où le couple s’installe en 1922 rue Notre Dame des Champs.
De même, son premier manuscrit, qui ne sera jamais publié, s’intitule Jeux Uraniens (1916-18), en référence à Platon et au concept d’uranisme repris par l’allemand K.H. Ulrichs en 1868 pour qualifier "la femme qui aime la femme de façon innée". Très peu employé en France, il est surtout utilisé chez l’homme pour désigner la présence d’une âme féminine dans un corps masculin. C’est de cette idée d’ailleurs que naîtra la notion de "troisième sexe", celui qui ne procrée pas mais contribue au progrès intellectuel de l’humanité. Pourquoi emploie-t-elle ce mot "uranien" plutôt qu’homosexuel, lesbien ou saphique, alors qu’elle publie en 1925 un texte sur Sappho dans la revue du Mercure de France. Peut-être parce que Sapho demeure "l’incomprise" comme elle le dit dans le titre même de son article, voir une inconnue puisque Claude Cahun reprend à son compte le mythe ovidien de son suicide au rocher de Leucade, ignorant les traductions de l’helléniste Salomon Reinach. Sa culture est d’ailleurs anglo-saxonne. Elle traduira en 1929 pour le Mercure de France l’œuvre du psychologue anglais Havelock Ellis La femme dans la société.
Culture aux références masculines, c’est aussi avec des hommes homosexuels qu’on la retrouve en 1925 parmi les rares intellectuels qui soutiennent la revue Inversions poursuivie par les pouvoirs publics pour "outrage aux bonnes mœurs". Fondée par deux jeunes employés des postes, Gustave Beyria et Gaston Lestrade, pour "grouper ceux qui souffrent de la solitude", la revue n’ira pas plus loin que le quatrième numéro car les responsables sont poursuivis et condamnés à trois mois de prison et cent francs d’amende, sans qu’aucune des grandes voix homosexuelles masculines qui s’exprimaient alors dans la "grande" littérature intervienne en leur faveur. Un soutien est organisé malgré tout sous forme d’un questionnaire adressé à quelques écrivains et journalistes, parmi lesquels se trouvent Claude Cahun et Suzanne de Callias, seules femmes à s’engager publiquement en faveur d’une revue homosexuelle. Publiées en 1925 dans la revue L’Amitié, les réponses ne sauveront pas les dirigeants de la prison, mais nous renseignent sur ce que Claude Cahun pensait de la question :
"La revue Inversions a-t-elle outragé vos bonnes mœurs ? "
"La revue Inversions n’a pas outragé mes mœurs, quelles qu’elles soient, bonnes ou mauvaises. - n’est-ce point assez dire ? - Soit ! Mais qui plus est, j’estime qu’elle ne saurait outrager les mœurs de personne, et peut être mise entre les mains de tout adulte, quels que soient son sexe et sa foi sexuelle. Mon opinion sur l’homosexualité et les homosexuels est exactement la même que mon opinion sur l’hétérosexualité et les hétérosexuels : tout dépend des individus et des circonstances.
Je réclame la liberté générale des mœurs, de tout ce qui ne nuit pas à la tranquillité, à la liberté, au bonheur du prochain. J’avais cru comprendre que c’était aussi - admirable en France - l’Opinion de La Loi.- Aurait-elle changé ?
Hélas, souvent femme varie... " [9]

Quelle étrange chute, après un si vigoureux appel à la "liberté générale des moeurs" ! et qui laisse échapper une misogynie bien conventionnelle. Faut-il croire, comme l’affirme François Leperlier, que tout détournait Claude Cahun de "la revendication proprement féministe. L’incertitude sur sa propre option sexuelle (son androgynie), sur son identité corporelle (son angélisme), le dégoût de la féminité standard (...), elle ne sera jamais que de son propre côté". [10]
Facile à dire, qui n’explique pas une telle occultation de l’homosexualité féminine chez une femme qui appelle son amante "l’autre moi". Est-ce parce que la place de cet "autre moi" n’étant pas symbolisée, ce qui l’amène à occuper celle d’épouse effacée, de double muet et invisible d’une créatrice qui se suffit à elle-même. "Voilà que Pygmalion et Galathée s’échangent, l’un dans l’autre - s’indéfinissent" [11], écrit François Leperlier pour expliquer son désintérêt du féminisme. Peut-être, mais en se référant au mythe, le biographe ne dit-il pas surtout que Claude Cahun existe uniquement au plan de la psyché collective, du mythe, des stéréotypes, et qu’elle n’est pas individualisée comme sujet parlant. D’où le côté "incertain", "indéfini", de ce presque homme qui vit avec une femme dans un milieu homophobe. François Leperlier peut la situer du côté de l’indifférenciation sexuelle, comme si l’indifférenciation était le dépassement souhaité du féminisme. Elle n’en est pas moins du côté de la négation des femmes et de soi-même, et de son amante, selon la logique du parler neutre que nous avons analysée.
"L’autre moi" n’est pas le reflet du moi, ni son double. C’est quelqu’un d’autre. Mais il faut croire que Claude Cahun parle le langage de la persona de notre époque car elle fait l’objet d’interprétations très contradictoires. Ainsi Elisabeth Lebovici écrit exactement le contraire de ce que dit Leperlier en affirmant que "le contexte de son apparition est celui d’une irrévocable sexuation des discours brisant leur universalité". Elle parle ensuite du "potentiel critique de l’homosexualité dans la logique universaliste qui a préalablement distribué les places et polarités du désir (et présuppose qu’un homme adresse son désir à une femme et réciproquement ) " [12].

Si Claude Cahun se situe du point de vue de l’homosexualité, ce n’est certainement pas de celui de l’homosexualité féminine, c’est à dire d’une femme qui en désire une autre. Elle ne s’attaque pas non plus à la logique universaliste, comme nous l’avons vu dans ses autoportraits. Elle travaille sur l’image des genres, sur la persona. Mais ce n’est pas en se photographiant le crâne rasé ou travestie en homme qu’elle montre que son désir est orienté vers une femme. Sauf si l’on suppose que le couple homme / femme est l’archétype de toute union sexuelle. Claude Cahun renverse les clichés sans révéler les sources cachées de son désir de les dénoncer. Elle brouille les identités convenues du sexe social sans aller jusqu’à traverser les genres pour fonder son individualité de femme sur une identité dégagée des identifications familiales, sociales et culturelles. Car il ne faut pas confondre la lutte contre les modèles culturels et la remise en question de la norme hétérosexuelle comme norme "naturelle". Elles ne sont pas sur le même plan. L’une parle des conditionnements sociaux, l’autre de l’identité individuelle qui passe par une réflexion sur l’articulation du masculin et du féminin en soi-même et sur la nature profonde du désir pour son propre sexe.
On peut alors se demander si ce travail photographique ne rend pas compte d’une panique identitaire profonde dont on trouve l’expression dans cette lettre à Adrienne Monnier écrite pour lui demander de préfacer Aveux non avenus, écrits à sa demande, et les publier dans sa petite maison d’édition :
"Chère amie,
Je suis heureuse d’avoir remporté sur ma fausse timidité, sur ma fausse modestie, sur ma fausse discrétion, cette faible victoire : d’avoir fait l’effort d’entrer chez vous, de m’asseoir en face de vous, de vous parler tant bien que mal... Oui, trop gauchement et trop peu à mon gré. D’ailleurs poussée par un intérêt égoïste. Intérêt pourtant, croyez-le, je vous prie, de ce qu’il y a de meilleur en moi. Ne désespérez pas de mon esprit. Conservez moi la bienveillance que vous m’avez si généreusement accordée sitôt nos premières rencontres. Encouragez moi de toute votre patience. Je changerai très lentement (je suis très lente) mais je crois dans le sens que, d’accord avec la vie, que vous m’avez indiqué... Vous trouverez en moi de l’ambition peut-être téméraire, assurément point basse. Vous y trouverez aussi (vous avez dû le voir... c’est aussi évident que mon origine juive, mais c’est humain en somme) une certaine part d’ambition "réaliste" (...)". [13]

C’était en 1928. Claude Cahun connaissait Adrienne Monnier depuis dix ans ! Le livre paraîtra chez un autre éditeur avec une préface de Francis Carco et nous ne savons pas ce qu’Adrienne Monnier lui répondit. Mais nous avons ici un exemple de cette dissolution du sujet propre au parler neutre que la rencontre d’André Breton, en 1933, juste après son adhésion à l’Association des Ecrivains et Artistes révolutionnaires, ne va pas améliorer. De tous les surréalistes, Breton est en effet le plus homophobe. Ainsi, lors de la séance du groupe consacrée aux "recherches sur la sexualité", il n’hésita pas à faire taire ses amis qui discutaient avec passion de la pédérastie en proclamant doctement : "J’accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte, dit-il. Je fais des exceptions, dont une hors ligne en faveur de Sade, et une plus surprenante pour moi en faveur de Lorrain".
Réhabiliter Sade alors qu’il promeut la "dictature des passions du libertinage" en faisant de la femme l’objet du plaisir de l’homme, voilà qui augure mal pour les femmes libres du surréalisme. Cette position est d’ailleurs partagée par d’autres surréalistes, comme le peintre André Masson dans la série de dessins intitulée pompeusement "Lesbos" qui n’est en fait qu’un commentaire de la vision sadienne des "tribades". On voit en effet un amas de corps féminins imbriqués les uns dans les autres et totalement indifférenciés. Certes, nous pouvons admirer la fluidité de la ligne mais certainement pas sa visée émancipatrice. Ces corps propres à la consommation s’inscrivent dans le droit fil de la mythologie hétérosexuelle surréaliste. De la femme-enfant à la femme fatale en passant par la femme-fleur, la femme indomptée et les "femmes damnées", ils n’ont pas lésiné sur la réactivation des images les plus conventionnelles de la féminité. Voila un mouvement qui se réclame de l’amour fou et qui affiche devant l’amour entre femmes une ignorance confondante. Dans sa fameuse séance de 1928 sur la sexualité citée plus haut nous lisons le dialogue suivant entre les hommes du groupe :
"PE (Benjamin Perret) - Queneau, comment imaginez-vous l’amour entre femmes ?
BR (André Breton)) - L’amour physique ?
PE - Naturellement.
Q. - J’imagine qu’une femme fait l’homme et l’autre la femme, ou le 69.
PE - As-tu à ce sujet des renseignements directs ?
Q - Non. Ce que j’en dis est livresque et imaginatif. Je n’ai jamais interviewé aucune lesbienne.
PE - Que penses-tu de la pédérastie ?
Q - Au point de vue moral ?
PE – Soit
Q - Du moment que deux hommes s’aiment, je n’ai à faire aucune objection morale à leurs rapports physiologiques ".
Et voilà une question rondement tranchée. De toute évidence l’Eros lesbien ne participe pas de la fantasmatique érotique surréaliste. Le surréalisme est un mouvement d’hommes au service de l’imaginaire érotique de l’homme hétérosexuel, et l’on voit mal comment Claude Cahun pourrait s’ysentir acceptée dans son homosexualité, ou même dans son identité d’artiste puisque cette grande photographe n’a même pas été invitée à participer à l’Exposition Internationale du surréalisme organisée à Londres en 1936, alors qu’elle y est physiquement présente comme on peut le voir sur une photo prise à cette époque. Mais aucune œuvre photographique, aucun livre, aucun de ses objets surréalistes n’y sera exposé. Quelle humiliation pour une artiste qui a pris fait et cause pour les options politiques du groupe (dans l’affaire Aragon notamment), et dont le travail avec Suzanne Malherbe sur les rêves, les photomontages, les masques préfigurait celui des surréalistes. Est-ce cette occultation qui les amène à quitter définitivement Paris en 1937 pour s’exiler dans l’île de Jersey qu’elles ne quitteront plus jusqu’à la mort de Claude Cahun en 1954. Claude Cahun a-t-elle saisi l’occasion de la mort de sa mère pour partir ? Autant de questions non élucidées, auxquelles s’ajoute celle de savoir si le refus d’Adrienne Monnier ne les a pas poussées dans l’activisme politique et un mouvement surréaliste si fermé aux lesbiennes. Il semble qu’Adrienne Monnier se soit située en un espace identitaire inaccessible pour Claude Cahun, car si l’on en croit Gisèle Freund, Adrienne Monnier "était toujours prête à soutenir la cause des femmes". Elle publiera d’ailleurs en 1936 dans sa petite maison d’édition la thèse de Gisèle Freund sur l’histoire de la photographie. Pourquoi a-t-elle refusé le livre de Claude Cahun ? Probablement parce que ses "Aveux" n’étaient pas suffisamment "advenus". Ecrits au masculin, éclatés comme un miroir brisé où affleure une misogynie et une haine de soi insupportables, ces textes pouvaient difficilement satisfaire son goût de la clarté et de la communication.

"Ne jamais lâcher l’ombre pour la proie", proclamait Claude Cahun dans Aveux non avenus. Cette phrase résume admirablement une éthique de vie qui explique pourquoi le travail de ce couple littéraire et artistique ne pouvait laisser de traces [14]. Ne démontre-t-il pas justement que le " parler neutre " est le meilleur moyen de devenir la proie des prédateurs masculins ?

Pour plus de développements, on peut se repporter à mon livre Les Deux Amies, Essai sur le couple de femmes dans l’art (Ed. Blanche, 2000° où je resitue cette question dans le contexte des années 1920.

P.-S.

Marie-Jo Bonnet

Notes

[1] François Leperlier, Claude Cahun, l’écart et la métamorphose, Jeanmichelplace, 1992

[2] Claude Cahun, Aveux non avenus, Préface de Pierre Mac Orlan, Illustré de onze héliogravures composées par Moore d’après les projets de l’auteur, Ed. du Carrefour, 1930, p.13. Comme dans Vues et Visions de 1919 le narrateur parle au masculin. Remarquons la qualité des héliogravures

[3] François Leperlier en cite des fragments dans un article qui corrige certaines erreurs de sa biographie in "Claude Cahun, la gravité des apparences", Le Rêve d’une ville, Nantes et le surréalisme, Ed. R.M.N. / Musée des Beaux Arts de Nantes et Bibliothèque, 1994.

[4] cité par F. Leprelier, op. cit., p.262. Mathilde est la soeur de Léon Cahun.

[5] Henri Neuvecelle, "Dans sa parole toute entière", Cahiers jungiens de psychanalyse n°64, 1er trimestre 1990, p.32.

[6] Aveux non avenus, op. cit., p.176.

[7] Claude Cahun, Vues et Visions, Ed. G.Crés et Cie, 1919. p.6-7.

[8] C.G.Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Gallimard, Folio essais, 1964, p.84.

[9] L’Amitié, n°1. voir M.J.Bonnet, "L’ancêtre de la presse gay", Ex Aequo n°15, février 1998

[10] François Leperlier, Claude Cahun, l’écart et la métamorphose, Jeanmichelplace, 1992. p.55.

[11] ibid. P. 37.

[12] E. Lebovici, "I am in training don’t kiss me", Catalogue de l’exposition Claude Cahun, Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, Ed. Paris Musées / Jeanmichelplace,1995, p.12.

[13] Lettre du 20 juin 1928, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet.

[14] Elles ne figurent pas dans les dictionnaires et innombrables ouvrages sur le surréalisme publiés avant la biographie de Leperlier, ni dans le remarquable ouvrage de Whitney Chadwick, Les femmes dans le mouvement surréaliste, Chêne, 1986, que l’on ne peut soupçonner de parti pris. Suzanne Malherbe survivra dix huit ans à Claude Cahun (morte en 1954), sans parler, apparemment de leurs écrits, ni montrer les photos.

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