En Afrique du Sud, il y a un dicton qui vient de la période de lutte pour la libération : « Wathint’ Abafai ! Wa thint Imbokotho ! », ce qui veut dire : « Si vous frappez une femme, vous tapez sur un rocher ». Il y a maintenant huit ans que nous avons élu le premier gouvernement démocratique d’Afrique du Sud. Nous avons maintenant l’une des constitutions les plus progressistes du monde. Et pourtant, dans les villages de pêcheurs de la côte, il faut toujours que les femmes africaines fassent preuve de force et de courage. Il est évident qu’elles ont obtenu, il n’y a pas longtemps, des droits nouveaux. Mais très peu de ces femmes ont en fait accès à la mer. Elles ne sont pas représentées dans les instances gestionnaires nationales du secteur de la pêche, et seulement un petit nombre d’entre elles ont réussi à obtenir des QIT (quotas individuels transférables) auprès d’un service dont la tendance à la corruption est bien connu. C’est dans ce contexte qu’un certain nombre de militantes du mouvement social se sont mises en avant, Solène Smith et Naomi Cloete par exemple.
Solène vit à Langebaan, un petit village de la Côte ouest. Elle est née dans le district voisin de Hopefield, dans la ferme où ses parents étaient employés. A la fin de sa scolarité, Solène est parti travailler à l’aéroport de Langebaanweg comme préposée au nettoyage. Pendant douze ans, elle a travaillé de 5 h du matin à 7 h du soir. Et tous les jours elle devait se lever à 3 h car elle faisait le parcours à pied pour se rendre à son travail.
La pêche : une vieille tradition
Solène travaillait dur. Quand on lui demande comment elle tenait le coup, elle répond : « Il fallait être fort… et faire ce qu’on vous disait ». Elle aimait les gens et elle a développé de bonnes relations avec ses collègues. On reconnaît bientôt chez elle un talent pour sentir les potentialités de son entourage et pour aider les employeurs à bien cerner les besoins de formation et les profils pour l’emploi de ces gens. Au bout de douze années, on tient compte de ses qualités de travailleuse et de ses capacités à assumer des responsabilités et on lui confie un poste de maîtrise.
Elle avait épousé, à 21 ans, Edmond Smith qui pratiquait la pêche du côté de Langebaan. Et c’est là qu’elle est venue vivre. Son beau-père était également pêcheur. La pêche était à vrai dire une vieille tradition dans la famille, qui payait parfois un tribut à la mer. Edmond avait perdu un frère, un beau-frère et un neveu dans un accident en mer puis deux frères encore dans un autre accident. En plus de ses trois enfants, Solène a aussi deux enfants adoptifs et trois petits-enfants. En 2000, elle décide de quitter son emploi, en disant qu’au fil du temps, et surtout depuis les élections démocratiques de 1994, elle avait pris conscience de ses droits et de ses mauvaises conditions de travail. Elle a bénéficié d’indemnités de départ volontaire et a dès lors consacré son attention à ce qui a toujours été l’une de ses grandes préoccupations : sa communauté. Elle a aidé les pêcheurs à faire des demandes de permis pour une pêche de subsistance, à mettre sur pied la Langebaan Visser’s Assosiasie et à soumettre des demandes pour des permis commerciaux limités. En octobre 2000, elle a été élue trésorière de l’association, une responsabilité qu’elle assume toujours.
Une politique discriminatoire
La politique des pêches du pays marginalise les petits pêcheurs, qui n’obtiennent que des quotas insignifiants dont ils ne peuvent vivre. Les 35 membres de l’association n’ont reçu que sept permis pour 420 kg de langouste (West Coast rock lobster). Par la suite, ils ont obtenu 500 kg, ce qui place leurs revenus bien en dessous du seuil de pauvreté.
Les pêcheurs de Langebaan vivent sur une côte pleine de ressources auxquelles ils ne peuvent accéder. Il n’y a pas de quai, pas de slipway. Les pêcheurs sont confinés dans une minuscule portion de la lagune à cause des interdictions de la Marine nationale et de la Direction de la protection de la nature. L’activité touristique florissante, toujours dominée par les Blancs, passe évidemment avant les intérêts des pêcheurs du coin. Du temps de l’apartheid, beaucoup de pêcheurs ont dû abandonner leur maison près de la plage et ils ont été forcés de s’installer dans des maisons plus petites en retrait du littoral. Une réglementation sévère gêne leur accès à la mer, et ils n’ont pas le droit de nettoyer librement leur poisson sur la plage. Des vacanciers fortunés ont fait construire sur les terrains qui longent la plage mais ils y résident seulement une petite partie de l’année.
Les droits des femmes dans la pêche
Solène est devenue une militante de première ligne pour la défense des authentiques pêcheurs de l’Afrique du Sud. Elle a joué un rôle particulièrement important pour faire un état des lieux en matière de droits de la femme et de l’égalité des sexes dans la filière pêche. Elle a fait en sorte que l’association accepte qu’il y ait une femme dans chaque permis de pêche. Elles sont maintenant cinq dans les groupes détenteurs de permis. Solène dit qu’au début les hommes étaient hésitants, mais maintenant ils voient que c’est un aspect important. Ce qui a aidé c’est aussi le fait qu’ils savent que c’est là un des critères d’attribution des quotas, et ça les a incités à accepter cette demande. Pour l’avenir ils voudraient obtenir des quotas bien plus substantiels et une participation accrue des femmes.
Solène fait remarquer que les femmes tiennent une place fort importante dans la filière pêche. Très peu d’entre elles ont un entraînement suffisant pour s’aventurer en mer : une seule est actuellement concernée. Mais pour le reste, les femmes sont là : elles préparent les appâts, elles apprêtent et réparent aussi les filets, un savoir qu’elles ont acquis au fil des ans. Solène se lève tôt pour aider les hommes de la famille à préparer le matériel, souvent dès 1 h du matin. Elle s’inquiète pour l’équipage, surtout lorsqu’un matelot monte déjà ivre dans le bateau car « un homme saoul peut provoquer des morts ».
L’usage de produits stupéfiants représente un véritable problème dans la communauté. Plusieurs bénéficiaires de permis consomment de la drogue. Solène essaie de lancer un programme social communautaire pour sensibiliser les gens aux dangers de cette pratique et pour aider les victimes à sortir de leur dépendance. Elle fait remarquer que la loi ne permet pas d’embarquer lorsqu’on est sous l’influence de l’alcool. Pourquoi ces substances sont-elles un tel problème ? Solène pense qu’il faut mettre directement en cause la nouvelle politique des pêches. Dans le temps, les jeunes pouvaient aller en mer pour gagner leur vie. Maintenant la plupart d’entre eux sont au chômage : ils restent assis dans leur pauvreté ! « Ils feraient tout pour être heureux… Il n’y a pas de budgets pour les aider pendant la période de fermeture de la pêche. Et avec les quotas dont ils disposent, ils ne gagnent vraiment pas grandchose… ».
Une avant-garde féministe
Solène est convaincue que les femmes peuvent beaucoup apporter. « J’aimerais que les femmes soient persuadées de leur valeur. Elles ne sont pas obligées de se taire, elles peuvent relever la tête… Je pousse les femmes à réclamer ce qu’elles veulent, à s’organiser, à se mobiliser. Nous sommes assez fortes sur tous les fronts : affaires, politiques, tout… A nous de saisir ce que nous voulons ». Pour ce qui est du Sommet du développement durable, Solène voudrait que les communautés de pêcheurs constituent un comité d’orientation représentant toutes les régions de tous les pays et relié à un réseau mondial. Il ne faut pas se contenter du cadre local. « Nous devrions mettre en place une structure qui pourrait s’adresser à tout le monde. Je rêve que dans dix ans les pêcheurs seront représentés au MCM (Marine and Coastal Management). Ce rêve est à notre portée, si nous restons unies ».
Tout comme Solène, Naomi Cloete habite dans un petit village de pêcheurs qui a un caractère historique. Elle est née à Paternoster dans une famille qui pratique la pêche depuis des générations. Cette famille vivait dans une ferme située près de la plage. Elle occupait de petites maisons qui avaient été construites par le grand-père. Au temps de l’apartheid, la ferme est passée officiellement sous le nom d’un fermier Blanc et la famille de Naomi a perdu son bien. Elle a dû déguerpir, et ceux qui avaient refusé de bouger ont finalement été mis dehors en 1999.
Conformément aux lois constitutionnelles du pays, les parents de Naomi ont porté l’affaire devant les instances chargées de la restitution des terres. Jusqu’à présent aucune décision n’a été prise, et le dossier a d’ailleurs été « égaré » par l’administration. Le fermier Blanc ne leur a pas rendu la vie facile. Il a divisé la propriété et vendu la terre à des promoteurs pour faire des logements pour touristes.
Naomi préside la Paternoster Visser’s Association. Cette structure regroupe 69 pêcheurs locaux qui ont un petit quota « invivable » accordé pour quatre ans. Sa gestion n’est pas du tout chose facile car cela donne lieu à de multiples conflits entre les adhérents. Naomi a dû apprendre beaucoup de choses et elle joue un rôle central, non seulement pour la routine administrative mais aussi en intervenant dans les problèmes psychologiques des matelots. Elle se souvient des jours où elle fouillait l’horizon déchaîné, avec la crainte de voir un membre d’équipage disparaître en mer.
Il n’y a pas de digue ou de slipway à la disposition des pêcheurs du coin. Peu d’entre eux ont été formés sur la sécurité en mer, et le plus souvent ils utilisent des bakkis qui sont des petits bateaux en en bois et à rames. Naomi et neuf autres femmes de la région ont par quatre fois fait des demandes de quotas. A chaque fois, elles ont dépensé beaucoup d’argent, pour rien. Elles ne comprennent pas pourquoi elles n’ont pas obtenu un droit d’accès à la ressource, mais elles sont bien décidées à obtenir ce droit. Naomi se souvient des espoirs qu’entretenaient les vrais pêcheurs après les élections générales de 1994. Ils pensaient qu’ils auraient désormais le droit d’aller en mer. Tous ces gens ont évidemment été bien déçus que le nouveau gouvernement ne leur accorde pas en priorité des droits de pêche en tant que pêcheurs de vieille souche. Les femmes sont bien décidées à lutter pour faire prévaloir ce droit et pour que les changements en cours dans le secteur de la pêche de l’Afrique du Sud soient plus équitables.