Voilà pourquoi il nous paraît indispensable de lever le voile et de dire publiquement que nous considérons, comme de très nombreuses femmes, féministes ou non, de toutes confessions ou athées, que les prédications de Tariq Ramadan, face immergée et maquillée d’un fondamentalisme qui fonde et puise le droit humain dans les textes religieux, constitue un danger pour la pensée, pour l’action et pour les idées féministes qui ont déjà tant de mal à obtenir droit de Cité.
Un débat suppose en effet que des points de vue s’expriment, sincèrement et sans concession. Or, tandis que Ramadan laboure inlassablement la parcelle de terrain qu’il veut s’arroger, l’identité fondée sur l’appartenance religieuse, la plupart de ses débatteurs au FSE sont restés surdéterminés par leur soutien légitime aux Palestiniens soumis au joug politique et militaire de la politique coloniale israélienne, ou par l’illusion qu’ils auraient enfin parmi eux un représentant des musulmans de France, qui serait le porte-voix de l’immigration et des banlieues. Dans ces conditions, il devenait secondaire, accessoire, de s’interroger et de confronter des points de vue ; par conséquent le débat politique n’a pas eu lieu. Et nous sommes encore abasourdies d’avoir entendu, à nouveau, en sourdine le discours recyclé selon lequel la lutte contre l’impérialisme, dont se revendiquerait Ramadan, serait la lutte principale, reléguant les autres, en particulier celle des femmes, au statut de « contradiction secondaire » ! Une injustice ne répare pourtant pas une autre injustice.
Faut-il énumérer encore une fois la liste des méfaits et des violences commis au nom de tous les fondamentalismes religieux et, dans ce cas précis, au nom de la Sunna, du Coran, des textes ? Lapidation, enfermement des femmes, tchador, statut de mineure, répudiation, mariages forcés, mais aussi inégalité face à la propriété de la terre, à l’héritage, à l’éducation, à l’alphabétisation. Sans droit, des femmes prennent pourtant la parole pour s’opposer à ces lois fondées sur la référence à un ordre supérieur qui les discrimine. C’est vers elles, et avec toutes nos différences, que nous nous tournons et espérons construire un monde plus juste.
Car c’est la référence au « Texte » qui justifie, selon les écrits de Tariq Ramadan, l’idée selon laquelle les femmes seraient « égales aux hommes devant Dieu et complémentaires dans la vie sociale ». Ce faisant, il nie la valeur de l’égalité sociale et politique portée par le mouvement altermondialiste et par les femmes à l’intérieur de ce mouvement.
Non, Monsieur Ramadan, le droit des personnes ne se partage pas et les femmes ne sont pas complémentaires des hommes, à moins d’instaurer un droit familial détenu par le père ! L’égalité ne peut se réduire à l’égalité devant Dieu, au nom de qui trop souvent les pires crimes sont commis, les pires injustices tolérées. Nous refusons également, avec la même vigueur, l’idée que les pauvres ne seraient égaux aux riches que devant Dieu, voire même les premiers selon les Évangiles. C’est précisément cela qu’ont contesté les théologiens de la Libération, auxquels vous vous comparez abusivement, et qui se sont engagés concrètement avec les plus démunis pour la conquête de droits sociaux et politiques. Nos débats et nos vies s’inscrivent ici, dans un monde commun à choisir et à faire vivre. Nous sommes partie prenante d’un mouvement mondial qui revendique la construction d’un autre monde où les valeurs de solidarité, de partage et d’égalité prendraient le pas sur celles de la finance et de la guerre, du racisme et du sexisme.
Nous ne sommes pas prêtes à troquer une fatalité contre une autre : la main invisible du marché contre la main invisible de Dieu, quel qu’il soit. Les croyances appartiennent à chacun et à chacune. Nous ne pouvons renvoyer à d’autres temps, d’autres lieux, ou d’autres cieux, les questions posées par les féministes. Car les femmes constituent une force déterminante dans le mouvement que nous contribuons à construire depuis le premier Forum Social Mondial. Elles sont les premières à souffrir du libéralisme et du patriarcat, des plans d’ajustement structurel et de la destruction de l’économie vivrière, de la précarité généralisée, les premières à résister au quotidien pour survivre. Souvent les premières également à inventer et à participer à des formes collectives de solidarité et d’économies alternatives.
Nos oppositions avec Tariq Ramadan portent sur la nature même du mouvement altermondialiste et sur la place des femmes, dans ce mouvement, et dans l’espérance d’un monde plus juste. Nous sommes héritier(e)s d’identités multiples, mais nous ne pouvons admettre la détermination à partir d’une quelconque de ces identités. Nos histoires, souvent douloureuses, nos cultures, nos différences, traversent les sociétés elles-mêmes, au Nord comme au Sud. Rester dans l’abstraction de la différence, comme le fait Tariq Ramadan, empêche de considérer les sujets sociaux à part entière, hommes et femmes. La reconnaissance de la différence devrait être posée comme la reconnaissance du droit à être différent-e, quelles que soient les cultures, et à l’intérieur même de sa propre culture.
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » écrivait René Char dans ses poèmes de résistance. Cela signifie que si nous avons un héritage à connaître et si nous avons pour cela un impératif de mémoire, le mode d’emploi de cet héritage n’est écrit nulle part. Le devoir de mémoire, les repentances, ne doivent pas se substituer à la pensée : que faisons-nous de notre héritage ? Le texte reste à écrire.
Ni la mondialisation libérale, ni un Islam unique et fondamental tel que le professe Tariq Ramadan, ne sauraient permettre à des hommes et femmes particuliers, à des groupes ou sociétés particulières, d’actualiser l’universel. À nous, quelles que soient nos religions, de dessiner ensemble un espace politique défini comme un espace de la diversité, de la rencontre de l’autre, où se construit un être-en-commun.
Geneviève Azam est économiste, membre du Conseil Scientifique d’Attac
Michèle Dessenne, est vice-présidente de l’association Les Pénélopes et secrétaire générale d’Attac