"Savoir comment les femmes font pour être enceintes, parce que, chez nous, certains mots n’existent pas" (p.12) est l’objectif que s’est fixé Irène Fofo personnage central de cette oeuvre. Après quinze ans d’attente, Irène s’affranchit de la tutelle maternelle un peu trop soucieuse ’du sang qui coule entre ses jambes’. L’âme d’Irène "trop ouverte vers l’extérieur"(p.14) est un autre sujet d’inquiétude. C’est finalement sur le quai, au petit matin, et sous un ciel d’une clarté incroyable que, Irène Fofo fait ses adieux à l’univers clos de sa mère pour découvrir et nommer l’innommable sexe afin de le dévorer jusqu’au délire.
Une fois sur le quai, elle se veut exploratrice, détectrice "des choses qu’on ne [me] donne pas, […] domaine inaccessible des miracles ordinaires" (p.15). Au milieu des voix d’hommes et des cris d’enfants, Irène détecte l’objet de ses rêves : un sac "posé entre les jambes d’une femme" (p15). Malheureusement pour Irène, la trouvaille qu’elle aimerait ’épouser’ sans s’épuiser n’est pas un homme. Pire encore, elle déchaîne la colère de ces derniers qui font la police des mœurs. Dans sa fuite, Irène bouscule les hommes qui la dénoncent au masculin "Au voleur ! Au voleur !" (p.16). On lui reproche d’avoir volé un bébé ou plutôt le cadavre de bébé. Un délit qui pourrait bien l’envoyer en prison ou à la morgue pour le restant de sa vie. Aux yeux de la société, Irène a, par son acte rejoint le rang des ’femmes-flammes’ ; des tueuses ou voleuses des sacs (bourses) des hommes et par extension de la paternité/virilité. Irène est l’une de ces ’femmes-hommes’ au sexe double qui, par le billet du fantasme transgressent les tabous qui enferment femmes et hommes dans un certain destin sexuel préfabriqué. Irène suscite chez les hommes, panique et effroi et plus encore, un zèle inquisiteur. Son délit de lèse-paternité l’a propulsé au rang des sorcières défiant les "cercles de feu" jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse dans l’exil dans un quartier qu’elle ne connaît pas.
Un quartier négro-musulman où les femmes "se lancent des mots doux"(p.17) malgré la violence et des inégalités criardes suite aux arrangements de la "comédie sociale"(p.20). Dans ce bidonville marécageux, Irène se revêt du titre de riche héritière aux affinités sentimentales avec les coupeurs de route comme un manteau d’innocence contre la misère. Mais, "l’innocence, comme les bonnes manières, n’est que supercherie"(p.22). Elle fornique avec ’l’inconnu’ tout en faisant mine d’"avancer dans la fournaise de cette ville siestante"(p.25) parce que répugnante. Irène n’aime pas les ruines. La ville aux couleurs ternes coupeuses de souffle ressemble étrangement aux hommes de sa vie avec qui elle n’a "jamais ressenti l’émotion !"(p.30) ; cette semence politique de rébellion contre la saleté et le vice dans ses détails. En un mot, Irène "comprend [les prétentions des uns et des autres] mais n’approuve pas"(p.34) l’hypocrisie ; la démission par l’indifférence. "Ici, la laideur, sublimée par l’intelligence humaine, explose sous le ciel en un désordre cataclysmique"(p.30-31).
Dans son exil, Irène a oublié la hiérarchisation des rôles sexuels. Elle s’oublie dans ses ébats avec Ousmane sous un manguier. Avec Fatou l’épouse d’Ousmane, les deux femmes "comme ces stations de radio lointaines que l’on capte au hasard par des nuits profondes" (p.38) et énigmatiques se dévoilent leurs fréquences secrètes jusqu’à extraire de leur corps, les "derniers sucs d’inhibition"(p.41). La réalité malheureusement fait que, même à l’abri des regards, deux femmes ne sont jamais vraiment seules. Ni la presse, ni la chambre ne souhaitent les cacher pour longtemps, encore moins les protéger de l’arbitraire de la ’police’. Que d’obstacles imprévus et de montagnes infranchissables ! Que d’injonctions à "changer de direction"(p.42) ou à se laisser ’étrangler’ par les ombres menaçantes des policiers.
Une sexualité improductive
Quoique plusieurs hommes fictifs et réels se succèdent dans l’univers érotique et onirique d’Irène, seule Fatou a réussi à la ’tuer’ d’amour ou presque… Même si les deux femmes parlent de progéniture, la maternité se constitue pas pour elles une finalité en soi. La sexualité dans Femme nue Femme noire reste crânement improductive et en même temps magistralement créative. À titre d’exemple, la pratique du lévirat emprisonne les grand-mères dans le lit de leurs pupilles ! Même dans une "situation artificiellement voulue"(p.82) comme celle-ci, les ’vieilles’ défleuries réinventent le rapport au sexe et au pouvoir pro-créateur et ré-créateur.
Les personnages féminins de Calixte Beyala sont loin d’être des poules pondeuses. Femmes libidineuses, elles forment à elles seules une toile de désirs chabins. Fatou offre un ’toit’ à Irène ; un espace intime et poreux à l’activisme sexuel et politique ; à la dénonciation et à la réconciliation. Un espace ouvert à la navigation plusieurs fantasmes et spéculations des hommes qui y passent et repassent chacun avec son lot d’indifférence. Parmi eux, des anonymes, des muets et des aveugles.
Un érotisme militant
Par le truchement de la poésie, Calixte Beyala déshabille l’érotisme des habits de la fausse pudeur et de l’immobilisme et le transforme en un érotisme politique. L’érotisme engagé de Beyala s’inscrit dans un mouvement collectif de soumissions, démissions, revendications et de putsch où les orgies se rebellent contre le monopole et autres formes de privatisations et de domestications serviles. Le corps des femmes est ainsi investi d’enjeux prioritaires. Lorsque couple Irène-Eva (femme d’Hayatou) se forme dans une union homosexuelle, c’est pour faire écran aux forces destructrices qui ’aspirent’ les forces vitales à la créativité par l’asservissement. Globalisé ou étatisé, l’érotisme qui n’aspire qu’à ’sucer’ est immoral parce que à sens unique. Dans une extase mystique, Irène et Eva croisent et décroisent les nœuds de l’abstinence jusqu’à ce que naissent dans leur corps des visions ; une "musique céleste [qu’elles seules peuvent] entendre… ce dont les gens normaux ne soupçonnent pas l’existence… cette femme… l’élixir contre la mort !"(p.122-123). Pour Irène et Eva comme pour Hayatou et Diego, le "crépuscule n’a pas sonné"(p.125). Il y a suffisamment de lumière pour que, les germes de liberté éclosent quand résignation et résistance s’embrassent.
Il convient toutefois de souligner que, Femme nue Femme noire ne s’embarrasse pas des questions identités sexuelles. Chacun joue son rôle et boit sa coupe de fantasmes jusqu’à la lie. Le sexe ici, "n’est pas une idée à débattre, une loi à parlementer, un épouvantail à agiter, une insanité à contester ou à simuler sur les écrans"(p.145). Calixthe Beyala n’y voit pas "e sens de l’orientation"(p.162). La sexualité est libérée de toutes les orientations et attentes. Elle est nue et vachement improductive. Les rapports entre sexes de ce fait se métamorphosent. Une métamorphose pas encore bénéfique pour les femmes et leurs bébés transformés en valeurs marchandes. Eva devient enceinte mais n’accouche pas.
Loin de prescrire, C. Beyala décrit ce qu’an fond de sa forêt équatoriale natale on mime. En déconstruisant les catégories, elle déconstruit en même temps les agents et les champs d’action. Les positions des personnages ne sont pas figées. "Ousmane tient une poule et la sodomise comme s’il s’agissait d’une femme"(p.167).
La femme nue est aussi noire à l’image de l’Afrique ; l’Anté-coloniale de tous les fantasmes. Une femme dont les plaisirs sont encore censurés sous le soleil d’Afrique. L’Afrique, cette maison où l’ "on ne supporte pas les cris de plaisir des femmes"(p.191).
Des amours homosexuels comme thérapie
À seize ans, lorsque Irène décide de retrouver sa mère, elle sait que cela ne va pas sans danger. Mais, elle veut "rester maîtresse de sa peau" (p.198) car les enchères du marché matrimonial traitent les femmes comme des ’congélés’ 1 [1] qui posent aux hommes autant de problèmes de maintenance et de recyclage. Le retour d’Irène s’accompagne d’une volonté de briser les cercles vicieux du déni du vice dans l’arrière-boutique du commerce informel et formel ; traditionnel et moderne couplé des "restrictions économiques imposées par la Banque Mondiale"(p.211) qui affectent négativement les représentations du corps des femmes en Afrique où la guerre devient progressivement le plus grand employeur. Comment allons-nous vaincre cette ’norme supérieure’ de dictature globale qui a su créer la taxe sur la misère ? Avec qui allons-nous "faire sauter ses boutons, ses fermetures, ses ceintures, tout ce qui tient à l’homme et lui donne un sentiment de supériorité"(p.215-216) mais pas forcément de sécurité ? Face à cette nudité culturelle, économique ou politique et face à la montée des insécurités, Irène propose une solution par la thérapie du "plaisir partagé" (p.216). Une relation au corps socio-politique, économique et culturel que ses amours homosexuels ont contribué à bâtir.
Un rêve noble mais, si difficile à réaliser par une femme noire qui sait que son destin se "joue là, entre les mains de ces hommes qui tiennent les barres de fer"(p.221). Irène aura réussi à déshabiller certains d’entre eux et à désarmer aucun. Battue et abandonnée au bord d’une route, son vêtement est tiré au sort par ses bourreaux comme le fut la robe du Christ. Pour seul vêtement, il ne lui reste plus que son corps. Pour seule couleur celle de son sang coagulé. "Au secours ! Au secours ! Aidez-moi, je vous en prie"(p.223) s’écrie la mère d’Irène venue secourir sa fille. Aidons la à ranimer Irène. Vous avons tellement à apprendre d’elle.