A croire que ce qui reste quand on tout perdu, ce n’est point la culture, mais le culte.
La montée en puissance de l’entremêlement entre le politique et le religieux s’observe dans la percée d’un Mahdi des temps modernes, de ces temps où se côtoient la "culture du Mc Do" et la "culture du jihad". Depuis quelques semaines, les jeunes des banlieues, qui erraient comme un troupeau sans berger, ont trouvé leur pasteur. Tariq Ramadan, prédicateur messianique le matin et intellectuel cathodique le soir, est venu comme une révélation combler le vague à l’âme identitaire qui étreint une partie de la jeunesse issue de l’immigration. Marginalisée, discriminée, confrontée, dans la dynamique de son intégration, à des difficultés retorses, cette jeunesse en déshérence est livrée dans la malléabilité d’une pâte à modeler aux doigts habiles des recruteurs intégristes.
Devant les risques d’égarement dans les méandres de l’Occident corrupteur, l’idéologue Tariq Ramadan lui prescrit le repli communautaire. Et comme le paradoxe ne tue pas, le théologien Tariq Ramadan vend la reconnaissance communautaire des musulmans comme une ouverture citoyenne. En prime, les jeunes désorientés trouveront un refuge moral sûr.
Le succès fulgurant et immédiat de ses prêches enrobés d’ambivalence philosophique et de considérations géostratégiques n’est pas dû seulement à la rencontre chaotique entre un manque et une surenchère. Le manque est celui des jeunes issus de l’immigration dont le malaise social est perverti en questionnement religieux. La surenchère est celle d’un producteur de discours intégriste adouci, pour les besoins de la consommation, par des précautions oratoires destinées à rassurer les non musulmans tout en n’effarouchant pas son public naturel. Ce succès résulte aussi de l’homologation de Tariq Ramadan comme représentant d’une communauté religieuse, brimée sans aucun doute, mais d’abord, il faut le dire, par ses propres notabilités. Il a fallu des décennies pour arriver à une organisation des musulmans de France, le Conseil des musulmans, qui n’est pas, pour autant, admise par tous. Les luttes intestines dans l’islam de France, pour la puissance et pour la gloire, contribuent à délabrer l’image de la deuxième religion de France.
Tariq Ramadan est homologué par le Forum social européen, un label de qualité démocratique sûre et de pugnacité contre la mondialisation financière. Il est homologué aussi par ses fréquents passages dans les émissions télévisuelles les plus suivies. Il est, surtout, homologué, en creux, par le vide qui tenait lieu d’expression à la jeunesse issue de l’immigration.
Qu’un intellectuel s’exprimant brillamment vienne parler au nom des sans voix, exclus des débats sophistiqués dans lesquels se perdent toujours les mêmes interlocuteurs statufiés en icônes, voilà de quoi réveiller l’espoir des nouveaux damnés de la terre !
Intégriste, Tariq Ramadan ? Intégriste est quiconque refuse, comme lui, de se prononcer publiquement, sans ambiguïté, sur des issues citoyennes et laïques à ces problèmes de société que pose dans l’espace public l’application des prescriptions religieuses comme le port du voile.
Intégriste, Tariq Ramadan ? Intégriste est quiconque, comme lui, qui se réfugie dans le " divin " ou la sacralité de la tradition pour ne pas avoir à dénoncer les entraves diverses à l’émancipation de la femme.
Intégriste, Tariq Ramadan ? Intégriste est quiconque, comme lui, préconise la construction d’une "personnalité de l’intérieur" aux musulmans de France, ce qui implique que la société française doive accepter certaines spécificités dont le port du voile, le regroupement communautaire sur une base religieuse et la saillie de la dimension religieuse d’une citoyenneté forcément bafouée.
Intégriste, Tariq Ramadan ? Intégriste est quiconque, comme le docteur Tariq Ramadan, n’a que cette médication contre les phénomènes de délinquance et de violence dans les banlieues : l’islam.
Il n’y a aucun doute sur ceci : Tariq Ramadan veut l’intégration.
Et il n’y a pas l’ombre d’une hésitation sur cela : Tariq Ramadan veut l’intégrisme.
Cette synthèse inédite fait l’originalité de sa pensée. Les théoriciens, les prédicateurs et les sergents recruteurs de l’islamisme ont, jusque-là, échoué dans leur entreprise en France parce qu’ils se sont attelés à répandre leur idéologie dans l’antagonisme à la société française. Tarik Ramadan, qui maîtrise à la perfection les modalités du débat en Occident, a compris que, devant l’échec de l’intégration, il faut y postuler avec l’intégralité de sa personnalité religieuse.
Et si toutes ces preuves ne suffisent pas à apparenter Tariq Ramadan à l’islamisme politique, dont il est désormais un théoricien, il y a lieu de lire son ouvrage "Aux sources du renouveau musulman" pour s’en convaincre. L’évidence saute alors aux yeux : Tariq Ramadan n’est pas, en tout cas, pour cet islam libéral qui constitue la chance pour l’islam de sortir du marasme civilisationnel dans lequel il se débat depuis longtemps. Il milite pour un islam qui puise ses références dogmatiques dans la pensée des fondateurs de ce qu’il nomme le "réformisme musulman".
Ce sont, pourtant, eux, les pères putatifs de l’intégrisme. Le plus important d’entre les pionniers de l’islamisme politique que Tariq Ramadan décrit comme les acteurs du réformisme musulman est l’Egyptien Hassan El Banna (1906-1949), fondateur des Frères musulmans en 1928, qui politisa l’islam en décidant d’aller au-delà de l’aspect piétiste pour utiliser la religion musulmane comme une identité légitimant la lutte politique.
L’Association des Frères musulmans avait une branche militaire, l’Organisme secret, qui pratiqua le terrorisme. Cette association constitue la matrice de toutes les organisations qui allaient, un siècle durant, construire à la fois le berceau et creuser la tombe de l’islamisme.
Nous sommes très éloignés d’une manifestation de la spiritualité de l’islam et de sa théologie. L’appartenance de Tariq Ramadan à la nébuleuse radicale de l’islamisme ne fait donc pas de doute. L’engouement des jeunes pour leur nouvelle idole est en soi une preuve de ce que le discours de Tariq Ramadan est dans l’excès philosophique : ces jeunes sont exclus à un point tel qu’ils n’entendent plus que l’excès.
L’attractivité du discours de Tariq Ramadan tient aussi à cette innovation théorique. Il argumente l’islamisme non point seulement en dogme religieux enfermé dans un fondamentalisme à visée politique autocratique mais en théologie de la libération. Cette théologie compenserait l’absence d’instruments d’analyse de la lutte contre l’oppression, introuvables depuis l’effondrement pratique et théorique des idéologies progressistes comme le socialisme scientifique. L’analyse de Tariq Ramadan est, au fond, simple. D’un côté, il y a les opprimés, les laissés-pour-compte du nouvel ordre du monde, les musulmans. Et de l’autre côté, il y a leurs oppresseurs. C’est une façon de dire "Debout, les damnés de la terre " mais avec l’aide de Dieu.
Ce rapport d’inégalité existe, dans l’optique de Tariq Ramadan, aussi bien à l’échelle internationale que dans les pays développés comme la France. Le lien entre ces deux aires d’analyse se trouve être la politique coloniale d’Israël au détriment du peuple palestinien. Tariq Ramadan s’inspire de cet exemple pour mobiliser les jeunes des banlieues traumatisés par les conséquences du 11 septembre pour les pays musulmans, et pour accéder à une visibilité dans le débat. Il n’aurait sans doute pas été au centre d’une polémique majeure s’il n’avait été accusé d’antisémitisme.
L’exercice ne consiste pas à dévoiler ce qui l’est déjà : Tariq Ramadan est un intégriste. Il le dit lui-même dans ses livres avec des mots détournés même s’il se garde de le proclamer haut et fort. Pour l’heure, en même temps que de comprendre et d’analyser l’accueil positif réservé par les jeunes des banlieues toutes catégories sociales confondues au discours intégriste ambiant, il y a lieu de s’interroger sur le peu de prise de l’action citoyenne et laïque de centaines d’associations à travers la France.
Les politiques publiques d’intégration et de socialisation souffrent, elles aussi, d’un néfaste et réel engagement politique dans ce domaine. Le retentissement, dans la jeunesse du communautarisme musulman à dominante intégriste est préoccupant. Il impose la nécessité de s’attarder à la fois sur le caractère hégémonique que prend, à la faveur de la crise, la définition cultuelle de l’identité et de récuser avec force la simplification ou l’approximation apportée par certains intellectuels en guise de réponse à des interrogations complexes. Si l’on peut parier sans grand risque de la manipulation des frustrations de la jeunesse par un discours sociétal et philosophique à forte inclinaison intégriste, plus difficile est de réinterroger la réflexion et l’action, les nôtres propres, dont l’objectif est de fournir des réponses citoyennes et laïques aux vraies questions suscitées par les nouvelles fractures du monde. Loin d’être un phénomène transitoire, cette audace intégriste menace gravement le combat de tous les démocrates. Tariq Ramadan a sûrement tiré les leçons de leurs lacunes.
Il s’agit, pour nous, de défendre une autre idée de l’adoption des valeurs universelles de démocratie et de tolérance en nous appuyant sur celle qui défend le mieux la spiritualité, c’est-à-dire la laïcité.
Ce texte est soutenu par l’Association de Culture Berbère (ACB) : acb@noos.fr
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