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Politique rromani et Forum Social Européen

dimanche 30 novembre 2003, par Dominique Foufelle

Avec ce forum européen, nous allons peut-être voir enfin le peuple rrom considéré comme ce qu’il est, c’est-à-dire un acteur de sa destinée et un co-acteur des destinées européennes, et non plus comme une catégorie de parias à assister, un instrument entre les mains des démagogues ou un prétexte pour détourner des aides humanitaires.

De tous les espaces politiques existant aujourd’hui : partis, parlements, gouvernements, structures internationales et supranationales, il me semble que le FSE soit le plus prometteur pour l’affirmation des Rroms en tant que partie constituante de l’Europe, ceci à titre individuel et collectif.
Les Rroms sont plus de 10.000.000 de citoyens européens et constituent donc en Europe et de loin, le plus nombreux des peuples sans territoire compact, dépassant en nombre la somme de tous les autres peuples européens sans territoire compact – une dizaine en tout, qui s’élèvent ensemble à un ou deux millions : Sápmis (ou Lapons), Arméniens occidentaux, Yéniches, Aroumains etc. Une très petite minorité des Rroms (3% au niveau européen - mais 20 à 25% pour la France) mène une vie mobile mais comme ce sont ceux qui sont les plus visibles, les gens simples ont l’impression que tous les Rroms sont mobiles. Or, c’est faux : 97% des Rroms sont sédentaires au niveau européen, parfois depuis des siècles. Ceci n’empêche pas que nous défendons le droit à la mobilité, non seulement pour les 3% d’entre nous qui sont mobiles : liberté de circuler, éventuellement liberté de s’implanter, éventuellement liberté de reprendre la mobilité, conformément à l’art. 13 de la DUDH, et ceci avec les mêmes droits et la même qualité de vie que les gens qui sont sédentaires en permanence.

Un peu d’histoire


Les Rroms sont un peuple d’origine indienne du nord. Ils représentent les descendants de la population de l’ancienne capitale de l’Inde, Kannauj, en Uttar Pradesh – à 200 km à l’est d’Agra. Kannauj a été capitale impériale pratiquement du 7ème au 11ème siècle de notre ère, jusqu’au moment où en 1018 le sultan Mahmoud de Ghazni, en Afghanistan, détruisit la ville, haut lieu de la culture, des arts et de l’artisanat, captura toute cette population et la vendit à des marchands d’Iran et d’Iraq. De là nos ancêtres reprirent la route vers l’Empire byzantin puis l’Europe, avec lesquels ils avaient eu des relations commerciales et diplomatiques de longue date.
Le peuple et la culture rrom sont donc le fruit à la fois de cette origine indienne mais aussi de un ou deux siècles de déplacement vers l’Europe, et enfin de sept à huit siècles de vie commune avec les autres nations sur le sol européen. On a donc une continuité depuis l’ancienne capitale indienne jusqu’à la dispersion parmi les pays européens, une langue restée très vivante et très proche des langues indiennes, une culture en partie commune à tous les Rroms et en partie remodelée localement au gré des échanges avec les autres peuples. Inversement la culture rromani a puissamment contribué au génie européen. La musique en est l’aspect le plus connu, mais les Rroms ont aussi apporté diverses techniques artisanales et la philosophie rromani de la vie a inspiré bien des écrivains européens majeurs, qu’ils l’aient comprise ou non d’ailleurs. Certaines régions d’Europe doivent en grande partie leur prospérité au travail des groupes locaux de Rroms.
Ça c’est l’aspect historique et positif, mais trop souvent oublié.

Répression, paupérisation


D’un autre côté, le contact a été assez rapidement conflictuel avec les autres Européens, en raison de l’incompréhension des gens simples d’Europe vis-à-vis de ces étrangers, comme vis-à-vis de tous les étrangers. Le rejet apparaît avec les séries de lettres d’expulsion des différents rois, princes et autres souverains européens chassant les Rroms de leurs terres. On sait que cette pratique xénophobe continue de nos jours en république. A l’époque pourtant, la répression était moins civilisée car elle pouvait se solder par des mises à mort, des chasses au "tsigane" dans les forêts, divers supplices et mutilations, des noyades collectives, l’envoi aux galères, le rapt administratif des enfants, etc. On doit aussi citer les cinq siècles d’esclavage dans deux principautés roumaines, Moldavie et Valachie/Muntenie – esclavage aboli en 1856 seulement et qui a laissé des séquelles psychologiques graves tant chez les Rroms que chez les Roumains. Le comble de l’horreur a été bien entendu atteint avec le massacre de plus d’un demi million de Rroms par l’Allemagne nazie et les pays émules du nazisme, depuis la France de Pétain jusqu’à la Croatie des ustaci, la Serbie des cetnik, la Roumanie d’Antonescu, la Hongrie de Horty et bien d’autres.
Il ne faut pas non plus ne voir que cet aspect de répression, sauf pour en tirer des leçons vis-à-vis du présent. Focaliser sur la répression est très fédérateur d’un point de vue pédagogique mais peu productif et plutôt réducteur.
Aujourd’hui de nombreuses structures ont compris l’importance des Rroms et s’engagent pour une amélioration de leurs conditions de vie, qui dans de nombreux cas est à la limite de la survie. Même si ce n’est pas la majorité des Rroms qui sont dans cette situation (il ne faut pas oublier qu’une bonne partie des Rroms est tout à fait "normalement" intégrée dans la société européenne), il est essentiel de considérer ce phénomène au moins pour les raisons suivantes :

- il est tout simplement inacceptable qu’une partie de la population d’un continent riche vive dans de telles conditions ;

- le pourcentage de citoyens en état de détresse est bien supérieur parmi les Rroms que parmi les non-Rroms en Europe ;

- les causes de cette détresse sont directement liées au fait que les victimes de cette situation sont Rroms, et donc c’est le résultat de manipulations racistes, directes ou indirectes, le plus souvent combinées avec la démagogie des dirigeants – Rroms et non Rroms, et toute sorte de corruption ;

- cette situation ne cesse d’empirer, malgré les nombreux programmes qui sont censés y apporter un remède.

Vous avez dit " bienfaiteurs " ?


Il y a clairement une inadaptation des moyens aux buts poursuivis, puisque le résultat est l’inverse de ce qui est recherché :
a) Malgré tous les discours, il n’existe pas de véritable vision européenne claire de la question rrom, qui est pourtant européenne. Même le Conseil de l’Europe, qui travaille depuis 30 ans dans le domaine rrom et a réalisé un certain nombre de choses positives, a attendu septembre dernier pour organiser une conférence et se demander qui sont les Rroms. On a pu dire que c’était comme conduire une voiture pendant trente ans avant de se demander ce qu’est le code de la route. On attend toujours la réponse de cette conférence, alors que pour nous elle est évidente. En réalité, il était important d’en venir à poser explicitement cette question, car on peut voir les groupes les plus divers amalgamés aux Rroms pour telle ou telle occasion et il est clair que si on ne sait pas de quel sujet on traite, on aura du mal à le traiter. Seulement il faudrait une réponse, et une réponse conforme à la réalité de ce que sont les Rroms : un peuple européen d’origine indienne et sans territoire compact, avec sa culture, sa langue, son identité, donc sa dignité etc., et non pas un vague ramassis de marginaux de tous bords. Si en plus on a une approche strictement sociale et d’assistanat au mépris des capacités du sujet considéré, on renforce sa situation d’exclusion et on détruit la capacité des intéressés à tenir debout sur leurs pieds.
b) En Europe de l’Est, un certain nombre d’ONG et d’humanitaires fonctionnent mais le bilan après 12 ans est que les Rroms seraient beaucoup plus heureux aujourd’hui s’il n’y avait jamais eu ces ONG et ces prétendus bienfaiteurs. En effet, par leur malhonnêteté et leurs magouilles, ils ont attisé les conflits, les jalousies, les amertumes et en particulier ont développé une énorme méfiance vis-à-vis de la notion même de travail d’ONG en tant que tel et de l’activité politique. Aucun Rrom – sauf la poignée qui en profite directement, ne veut plus entendre aujourd’hui le mot "ONG" ou "politique". Il faut comprendre que la notion de société civile, déjà peu populaire en occident, est aussi étrangère à la mentalité d’Europe de l’Est que les notions de castes ou de réincarnation en Normandie ou en Sicile. J’imagine que si des fondations indiennes richissimes venaient propager ces notions en Sicile ou en Normandie, il y aurait de nombreux adeptes qui viendraient s’enrichir sans croire un instant ni aux castes ni à la réincarnation, mais qui tiendraient le discours leur permettant de faire leur petite carrière. C’est exactement ce qui se passe en Europe de l’Est vis-à-vis de la société civile et de l’humanitaire. Seule une petite élite est effectivement sincère mais la grande majorité est pourrie, tout comme dans le communisme, on avait une petite élite sincère et une majorité de pourris. On recommence donc les mêmes erreurs et là, c’est les Rroms qui trinquent les premiers parce que la prétendue démocratie a surtout libéré les vieux démons du racisme, occultés mais non détruits pendant l’ère communiste. Dans ces conditions, une poignée de Rroms pourris s’allie avec les non-Rroms pourris pour monter leur mafia (on peut dire qu’il y a parité…) mais dans le résultat, ce sont les Rroms qui trinquent bien plus que les non-Rroms.
c) En plus, on a une opacité totale des grandes ONG occidentales. C’est la dictature absolue des donateurs, tant sur le plan des priorités, des stratégies, du choix des partenaires, de la gestion des dons, du début des financements, de la fin, de l’indulgence aveugle lorsque ça les arrange ou au contraire de la sévérité draconienne vis-à-vis de telle ou telle ONG locale bénéficiant de l’aide. Certains donateurs disent d’ailleurs avec arrogance : "c’est notre argent, on en fait ce qu’on veut". Le problème c’est que ce n’est pas vrai, c’est l’argent des gouvernements, des structures internationales ou supranationales ou encore des petits épargnants qui économisent pour verser une aide aux pays pauvres et ceux qui disent ça, ce ne sont que des salariés qui puisent leurs salaires sur cet argent. On a des donateurs qui disent "nous vous imposons tel projet et vous devez signer qu’il est issu du sein de votre communauté". Beaucoup de donateurs travaillent encore avec des listes noires, comme au temps de l’inquisition. On ne sait rien de ce qui se passe dans les coulisses. Même le Conseil de l’Europe monte en ce moment un prétendu Forum européen des Rroms, non pas "représentatif" mais "consultatif" mais on ignore qui organise, qui décide, qui choisit, qui fait la sélection des candidats, sur quels critères etc... On apprend deux ou trois fois par an qu’il y a eu une réunion et qu’il en est sorti telle ou telle déclaration, mais il n’y a aucune information préliminaire et je ne parle pas de participation. On ne sait même pas quelle est la conception du mot Rrom dans ce forum des Rroms. J’ai donné l’exemple de ce prétendu forum parce qu’il est de notoriété publique, mais l’opacité est encore plus flagrante chez les fondations, donateurs et autres bienfaiteurs autoproclamés. Et c’est forcé parce que si par indiscrétion, on apprend qui est à l’intérieur, on a le vertige. A l’OSI par exemple, une fondation privée américaine, en fait largement subventionnée par les impôts européens, des projets scientifiques déposés par des docteurs d’université sont jugés par des semi analphabètes et on se demanderait comment ils sont parvenus à ces postes de décision si on ne connaissait pas les coulisses : recrutement de copain en copain. On a donc affaire à un pouvoir puissant sans contre-pouvoir. Et c’est à cela que tient le sort des Rroms en Europe, de la recherche dans le domaine rrom, de la gestion des projets et des politiques etc… Mais tout ça est camouflé de beaux discours militants anti-racistes. Ça ne coûte rien et ça peut rapporter gros.

L’éducation, une priorité


d) C’est la raison pour laquelle tous ces gens vivant du malheur des autres redoutent de voir s’affirmer une génération de Rroms alliant sagesse traditionnelle et compétence moderne dans les mécanismes de la vie politique, juridique et administrative. La plupart des profiteurs (gouvernements, ONG, certains partis etc.) prennent le premier Rrom venu dans la rue, où à la limite un type basané qui n’est pas Rrom – comme c’est la mode en Hongrie sous influence américaine, et lui confient un poste de marionnette en lui faisant croire qu’il est tellement intelligent qu’il n’a pas besoin de formation et que son intuition résoudra tous les problèmes. Bien sûr il est incapable de tenir tête à un économiste, un juriste ou un diplomate et de toute manière il a tellement peur pour sa position précaire, qu’il avalise tout ce que dit l’autorité qui l’a nommé. Si en plus il n’est pas Rrom, pourquoi d’ailleurs risquerait-il sa place et son salaire pour une langue qui lui est aussi étrangère que l’hébreu, une culture où il ne se retrouve pas et une identité qu’il ne connaît pas ? Et que ferait-il sur le plan social s’il est au départ issu d’un milieu plus pauvre que les Rroms qu’il est censé représenter ? Mieux vaut pour lui qu’il confirme le discours majoritaire. Plus il est incompétent, plus il est docile et servile, donc plus il convient à ceux qui l’ont pêché et qui s’en servent pour s’affranchir avec hypocrisie de la demande de "représentation". Cette politique est de toutes les structures, d’est ou d’ouest, privées ou publiques, et elles se retrouvent aux dépens de bien d’autres groupes que les Rroms. Au lieu de ces politiques de cooptation de potiches moustachues (les Hongrois disent dizcigányok "tsiganes décoratifs"), il est indispensable d’avoir un grand nombre de Rroms de haut niveau de formation à la gestion de la chose publique, qui puissent être en état de vraie compétition saine pour les questions rroms, et on ne se plaindra pas d’avoir un "surplus" qui pourra efficacement travailler et gagner sa vie dans des domaines n’ayant rien à voir avec le domaine rrom… sortant par la même occasion du communautarisme. On en revient donc à la seule discrimination positive qui ait un sens : la stimulation des études primaires, moyennes et supérieures par des aides et des bourses, en tant que compensation du préjudice historique fait aux Rroms. Mais bien entendu il est indispensable que cette formation se fasse dans le respect absolu du choix de vie, et non en remplacement des compétences traditionnelles. L’exercice est difficile mais indispensable et il ne peut être optimisé qu’en cours de déroulement. Bien sûr on peut dire qu’en démocratie, tout le monde peut participer à la vie publique, mais participer n’est pas gérer : de bonnes propositions (et des mauvaises aussi) peuvent émaner de mécaniciens, de rétameurs, de cardiologues, de violonistes, d’acteurs ou de linguistes, mais on peut redouter de confier un ministère, la gestion d’une entreprise ou d’un programme scientifique à un mécanicien, un rétameur, un cardiologue, un violoniste, un acteur ou un linguiste sans formation ad hoc. Les pays communistes l’ont tenté par idéalisme (et carriérisme des intéressés), la Californie aussi de son côté, et on a vu le résultat. Que chacun ait droit de regard, de critique, de conseil et de contrôle sur l’action des autorités est une tout autre forme de démocratie – à condition de ne pas confondre majorité statistique et démocratie. On a revient à la question de l’éducation politique des intéressés.
e) Un autre problème est que certaines de ces ONG font un certain travail, parfois maigre, mais tout de même existant sur le terrain, alors qu’en même temps elles se comportent comme de véritables esclavagistes vis-à-vis de Rroms travaillant pour eux, sous-payés, méprisés, remplacés à chaque occasion par des non-Rroms sans doute plus serviles. Par ailleurs, certains centres dits "d’études" en Occident ont touché des millions européens pendant des décennies pour élaborer une stratégie de combat contre l’exclusion et tout l’argent est passé dans les salaires des concernés et dans du tourisme sympa où les prétendus "chercheurs" se réunissaient dans diverses capitales européennes pour rabâcher toujours les mêmes lieux communs, s’attachant à des points de détail un peu piquants qui justifient délais et retards, au lieu d’avancer. Un des sujets favoris était "comment convaincre les Rroms d’aller à l’école ?" – alors que dans la réalité la volonté de scolarisation est chez les Rroms au moins aussi importante que chez les non-Rroms. Il y a des réticences, comme chez tout le monde et une des raisons en est que le modèle diffusé par l’école nie l’identité et la dignité rromani. Elle produit des gajés standard. Comme le disait un camarade italien d’Arci Solidarietà, "notre modèle scolaire est basé sur notre identité nationale – de l’Empire Romain à la Renaissance, mais aussi sur notre orgueil national et notre intolérance nationale" mais cette observation est vraie pour tous les pays. Comme faire adhérer pleinement à ce projet des Rroms, qu’ils soient d’ailleurs en situation de détresse économique ou non ? Et cette question est pertinente pour toutes les autres minorités niées donc rabaissées. Et que faire si en plus les familles des autres enfants, voire certains enseignants, trouvent indésirable la présence d’enfants rroms ? Pourtant la stratégie, on la connaît : il faut investir dans des bourses pour que les enfants et les jeunes aient un véritable accès à une formation correcte – ça c’est pour l’aspect économique, et en même temps lancer une campagne intensive pour réhabiliter l’image du peuple rrom aux yeux des non-Rroms mais aussi aux yeux des Rroms eux-mêmes. Quand je dis réhabiliter, je veux dire tout simplement restituer la vérité. Il est aussi bien entendu essentiel que l’identité rromani (histoire, langue, culture, contribution au génie européen) soit reconnue, donc intégrée et valorisée dans les écoles, gage de la réhabilitation de cette identité et justice rendue à la vérité et au peuple rrom. Il est clair qu’essayer d’intégrer les enfants rroms à une école qui leur est entièrement étrangère ressemble à peindre une surface sans l’avoir préparée, souder des métaux non décapés, construire sans fondations ou semer une terre en friche. Rien de plus simple que de donner des bourses (l’argent existe) et d’informer la population (les méthodes existent) et de promouvoir la langue et la culture rromani en les intégrant à l’enseignement, ceci dans tous les pays. On aurait déjà aujourd’hui une tout autre situation des Rroms au niveau européen si les millions utilisés pour les jérémiades avaient été utilisés pour l’enseignement et pour une telle campagne européenne.

Colonialisme new look


f) Les gouvernements des pays d’Europe de l’Est ont appris aussi vite que les ONG locales le langage des Occidentaux et ils alimentent leurs discours de considérations angéliques sur les Droits de l’Homme, compassion, charité, misérabilisme, pleurnicheries, démocratie bidon etc., sur leurs efforts et leurs résultats etc., alors que sur le terrain il ne se passe rien. On continue à mettre les enfants rroms dans des écoles pour débiles, soit sur la base de tests pédagogiques bidon, soit en attirant les familles par des avantages financiers mesquins. Ou bien on les envoie dans des écoles excentrées, sans chauffage, avec des enseignants sanctionnés et un enseignement au rabais. En même temps on dit en privé qu’on en a rien à faire des "tsiganes" – discours entendu aussi bien chez certains fonctionnaires que chez certains "leaders" rroms… Mais officiellement, les Occidentaux croient tous ces beaux discours – ou bien font semblant, parce que ça les arrange pour leurs marchés et leurs échanges commerciaux. Bien entendu, quel poids peut avoir l’avenir d’enfants rroms qui ne peuvent être scolarisés normalement chez eux et que leurs parents se décident à conduire dans l’Europe riche et démocratique pour les envoyer dans des écoles normales ? Quel poids peut avoir la vie d’enfants rroms qui ne peuvent se soigner chez eux parce qu’ils sont virés des hôpitaux, qui viennent en Occident et sont expulsés dans leur pays d’origine "où il y a des élections libres donc la démocratie pour tous" et qu’il n’y a "aucun mal à renvoyer des Roumains en Roumanie" ? On admire le simplisme démagogique de cette phrase qui nie toute possibilité de circulation – et si l’on avait dit aux parents de M. Sarkozy qu’il n’y a aucun mal à renvoyer des Hongrois en Hongrie ? Quel poids peut avoir l’avenir et la vie de ces enfants à côté d’un contrat pour l’implantation d’une usine de chaussures dans le dit pays avec les bénéfices que l’on sait sur le dos des travailleurs sous-payés ? Même si la solution n’est pas bien sûr dans une émigration de masse, avec toute la souffrance que représente pour les Rroms l’arrachement aux pays dont ils sont citoyens, pourquoi gouvernements et bienfaiteurs friqués se mettent-ils d’accord sur le double langage qui fait s’aggraver d’année en année la situation d’un grand nombre de Rroms ? On voit clairement le rapport avec le colonialisme : autrefois c’était les missionnaires qui arrivaient en premier et l’armée d’occupation les suivaient, aujourd’hui on envoie d’abord les ONG, les humanitaires, les bienfaiteurs, les prétendus philanthropes et une pseudo-société civile, et c’est l’exploitation économique qui suit. Nous qui sommes un peuple sans territoire compact, nous avons le privilège de subir une colonisation sans territoire compact, mais les mécanismes ne sont pas très différents des autres formes de colonialismes.
g) Sous le prétexte de la non-ingérence, et surtout en raison des marchés et de l’exploitation des ouvriers, il n’y a aucun contrôle de ce qui se passe sur le terrain. Les gouvernements européens jouent l’hypocrisie totale et font semblant de croire sur parole tous les discours des gouvernements considérés, appuyés d’ailleurs par les ONG à leur solde. En janvier dernier, on a vu une ONG de Rroms roumains venir tenir des discours bien plus racistes que M. Sarközy lui-même. Evidemment, c’est dans l’intérêt de tout le monde (sauf des Rroms mais c’est un détail) de se féliciter des convergences entre ministres des pays riches, ministres des pays en demande d’accession et ONG censées défendre les droits de l’homme. Cette hypocrisie est pourtant criminelle. Les gouvernements occidentaux ont l’occasion rêvée de faire avancer les choses en Europe de l’Est, en troquant les ronds de jambe contre un véritable dialogue avec les gouvernements concernés – et il y a parmi eux des fonctionnaires exemplaires de compétence et de correction, qui sont prêts à développer une véritable action constructive, qui l’ont même fait à plusieurs reprises comme dans certains secteurs de l’éducation et, de manière plus limitée, de la santé en Roumanie ; or, tout le monde s’en tient à des congratulations de chancellerie qui interdisent ce travail constructif. Vous me direz que c’est assez banal dans l’histoire, mais notre combat c’est de faire rentrer ces pratiques dans le passé.

Communautarisme = danger


h) L’attitude des gouvernements de l’est est le plus souvent de ne rien faire contre le racisme, direct ou indirect, de reconnaître avec une contrition hypocrite "qu’il y a encore du travail à faire pour combattre le racisme", de laisser les discours racistes circuler librement – en le "regrettant", mais sans les combattre ni prendre des mesures efficaces, ceci pour des raisons électoralistes, sans non plus promouvoir la vérité sur l’histoire des Rroms et les mécanismes historiques qui ont conduit à la situation actuelle, c’est-à-dire sans déclencher une contre-offensive organisée pour contrebalancer les stéréotypes de la population majoritaire (partagés à l’occasion par les Rroms intoxiqués, ce qui ne fait que confirmer les racistes dans leurs positions). On ferme les yeux sur les hôpitaux qui refusent l’admission de Rroms sous le prétexte qu’ils vont faire du bruit, qu’ils vont venir à cinquante autour du malade, qu’ils vont T fumer ou boire, qu’ils vont faire de la musique, qu’ils vont tout casser ou battre le personnel, déranger les autres, sentir mauvais, apporter des poux etc. L’imagination raciste est fertile, bien alimentée quelle est par des siècles de discours tsiganophobe du "bon sens paysan". On retrouve dans les écoles un ostracisme comparable, tout comme dans l’emploi, le logement, le crédit etc ., refusés toujours avec des justifications ad hoc, dont on va prétendre qu’elles n’ont bien sûr rien à voir avec le fait que la personne concrète est rrom… C’est très facile de justifier. Et en même temps, tout le monde se focalise sur deux ou trois cas pittoresques de violence dite ethnique, et qui ne l’est pas forcément en dernière analyse, parfois inventée de toute pièce, ce qui permet de fermer les yeux sur les vrais mécanismes d’exclusion qui broient des milliers ou des millions de Rroms, les privent de tout avenir et les réduisent à la misère, la mendicité, la délinquance ou l’exil.
i) On comprend dans ces circonstances pourquoi le grand capital encourage les revendications superficielles, catégorielles et communautaristes qui détournent l’attention des véritables mécanismes profonds de l’exclusion que sont la corruption et la démagogie, qui divisent la société et qui facilitent la dictature et l’exploitation à l’intérieur des communautés. Comme celle-ci est liée à l’exploitation et à la corruption générales, on en arrive au résultat paradoxal que la revendication communautariste, tombée au monopole des caciques et autres petits chefs qui y trouvent un prétexte à renforcer leur pouvoir, aggrave la détresse des communautés rromanis. L’une des méthodes préférée de ces caciques est de rendre ethniques les problèmes qui ne le sont pas, mais qui sont spectaculaires, pour justifier leur action (et leurs subventions) et à l’inverse de nier le caractère ethnique de la discrimination indirecte, parce qu’ils ne veulent pas s’attaquer à un mécanisme trop complexe et surtout qu’ils n’ont aucun intérêt à voir la situation s’améliorer. Au contraire, ils ont tout intérêt à voir se constituer des communautés étanches au sein desquels ils exerceront un pouvoir sans partage et sans contre-pouvoir. N’oublions pas que tous les leaders ne sont pas des Moïse dévoués à leur peuple, surtout lorsqu’ils ont un début de carrière ou des millions d’euros entre les mains. En réalité, le racisme direct du genre : "t’es tsigane j’te bute", ça existe hélas mais c’est heureusement rarissime comparé aux phénomènes de corruption et de démagogie qui dépossèdent des millions de Rroms de leur voix, de leurs droits et de leurs ressources. Donc si on se bloque sur cet aspect spectaculaire mais mineur, on laisse toute latitude d’action au racisme indirect, le plus pernicieux, et on aggrave la situation. Attribuer à la discrimination des phénomènes qui ne proviennent pas d’elle, voire inventer de toute pièce des cas de discrimination comme on l’a vu plus d’une fois, ne sert qu’à justifier une action qui n’en est pas une. Mais le danger va plus loin car on crée ainsi de faux champs de bataille qui ne font que miner la société, attiser les haines, promouvoir les critères ethniques comme critère de jugement et donc en derniers recours fournir aux vrais racistes des prétextes hélas justifiés. Il est donc essentiel dans les combats contre la discrimination de distinguer ce qui est effectivement causé par l’appartenance à l’identité rromani de ce qui ne l’est pas, pour traiter d’un point de vue effectivement antiraciste ce qui l’est et d’un point de vue strictement social, médical, technique ou général, au cas par cas, ce qui ne l’est pas.
Aujourd’hui encore, je me demande si toute cette incompréhension et cette maladresse sont voulues et programmées ou si elles sont le simple résultat d’un manque de discernement dans les analyses et d’un mécanisme aveugle. En tout état de cause, au-delà des faits sporadiques de racisme direct, les communautés rromanis souffrent essentiellement d’un véritable colonialisme, avec démagogie et corruption à la clé, si bien que c’est déjà là une raison incontournable de nous joindre à ce Forum et à son combat pour un autre monde, lequel est pour les Rroms non seulement possible mais indispensable.

P.-S.

Dr Marcel Courthiade (I.R.U. & INALCO) – novembre 2003

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