Le 3 juillet 2002 le Parlement européen adoptait le rapport de la député A.Van Lancker sur les droits sexuels et génésiques [1]. Saluée et accueillie par toutes les organisations féministes et de planning familial en Europe, cette résolution marque une étape importante en ce qui concerne les droits fondamentaux des femmes. Mais pourquoi a-t-il fallu attendre 2002 pour éveiller l’intérêt au niveau européen ?
Ces dix dernières années, les droits sexuels et reproductifs ont atteint une véritable reconnaissance au niveau international, notamment grâce aux Conférences du Caire (1994) et de Pékin (1995). Ils constituent des droits fondamentaux des femmes et doivent être protégés et garantis en tant que tels. Malgré cela, ils sont souvent ignorés et violés, car ils sont un élément clé du contrôle de la sexualité des femmes et de leur émancipation et contestent de fait la domination masculine.
Des acquis à défendre, des violations à combattre
Droits sexuels et reproductifs, de quoi parle-t-on ? Les droits sexuels des femmes affirment de manière générale le droit au contrôle de leur sexualité, libres de toute contrainte, et à la protection en matière de santé sexuelle et reproductive. Ils comprennent les droits reproductifs qui leur assurent la faculté de contrôler leur fertilité librement, de manière responsable et informée. La garantie et la jouissance des droits sexuels est une condition à la pleine autonomie des femmes (women’s empowerment) ; la violation ou la restriction de ces droits est un obstacle à l’autodétermination des femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes.
L’Europe est la région qui offre un des standards les plus élevés en matière de santé sexuelle et génésique. Alors pourquoi la situation serait-elle préoccupante ? Car dans cette région où les droits sexuels sont les mieux protégés en comparaison du reste du monde, l’avortement est toujours interdit en Irlande, une sage-femme était encore condamnée au Portugal en 2002 pour avoir pratiqué des avortements en dehors du cadre légal très restrictif, pendant qu’en Slovaquie on dénonçait la stérilisation forcée des femmes roms. Autant d’exemples qui montrent combien l’Europe est loin du compte, et combien les droits sexuels des femmes ne sont pas encore chose acquise.
Aujourd’hui il est nécessaire de défendre ces droits car ils ne concernent pas seulement la protection de la santé des femmes, mais aussi leur dignité et leur liberté. Les droits sexuels des femmes reconnaissent le droit au bien-être sexuel et la liberté de choix en ce qui concerne leur(s) partenaire(s), leur orientation sexuelle, leurs désirs, la volonté de chaque femme d’avoir ou non des relations sexuelles. Pourtant la vie sexuelle et reproductive des femmes est trop souvent déterminée par des codes culturels et religieux qui nient leur épanouissement ou par une exploitation et une marchandisation de leur corps qui en font des objets sexuels. Face à ces deux tendances, les droits sexuels et reproductifs doivent garantir le respect du corps des femmes et le droit pour celles-ci d’en disposer librement.
Quelle que soit leur orientation sexuelle, qu’elles soient handicapées, issues de groupes sociaux et ethniques différents etc., les femmes ne doivent pas être enfermées dans un modèle imposé qui limite leurs choix et leur autonomie en matière de sexualité et de procréation.
Pas toutes à la même enseigne
Les femmes européennes ne jouissent pas des mêmes droits en matière de sexualité. L’analyse globale de la situation européenne donne une image tronquée de la réalité. Les situations contrastent selon les pays et les régions, les revendications diffèrent, et une étude approfondie révèle l’existence de disparités importantes. L’avortement légal et sans risque, l’accès sans barrière à une contraception fiable, sûre, à un coût abordable, l’accès aux soins de santé, l’éducation et l’information en matière de santé sexuelle et reproductive, le libre choix, le consentement… autant de droits dont les femmes européennes devraient pouvoir jouir sans entraves dans leur pays.
Pourtant, leur application se révèle trop souvent restreinte et conditionnée. Ces droits fondamentaux des femmes ne sont pas garantis partout de la manière identique et sont parfois même menacés. Pourquoi la santé sexuelle et reproductive des femmes n’est-elle pas considérée en Europe comme un thème majeur de santé publique ? Pourquoi la vie sexuelle des femmes n’est-elle toujours pas respectée, et envisagée sans tabous ?
Contraception et avortement : le choix des femmes en question
D’un côté, l’Union européenne des quinze présente un taux d’avortement parmi les plus bas du monde avec environ onze IVG pour 1000 femmes. Ce résultat est dû essentiellement à l’utilisation de méthodes modernes de contraception comme premier moyen de contrôle de fertilité. De l’autre, certains pays de l’Union (Union élargie) observent encore des législations très strictes en matière d’avortement : l’Irlande, Malte (avortement interdit), la Pologne, mais aussi dans une moindre mesure le Portugal ou l’Espagne. En outre, il est important de souligner le rôle des mouvements anti-avortement, des autorités religieuses ou encore les cas d’objection de conscience parmi le personnel médical qui influencent les législations et les pratiques parfois de façon considérable.
Les conséquences de ces législations restrictives sont bien souvent dramatiques pour les femmes : interdiction de choisir librement, de disposer de son corps, et développement des avortements illégaux, effectués à l’étranger ou dans des conditions dangereuses. Les victimes sont nombreuses, mais invisibles dans les statistiques.
Dans la plupart des Etats membres, où la législation est libérale, des problèmes subsistent : lacunes en matière d’information et d’éducation sexuelle, manque d’implication de la part des gouvernements, et désengagements des fonds publics en matière de santé et d’éducation. Par ailleurs, dans les nouveaux Etats membres, où l’avortement est encore beaucoup utilisé comme méthode principale de régulation de la fertilité, celui-ci est parfois pratiqué dans des conditions sanitaires et d’hygiène précaires, et l’accès aux méthodes de contraception modernes est particulièrement restreint du fait du coût excessif et de la rareté (la plupart doivent être importés).
Un taux élevé d’avortement n’est absolument pas lié à une législation libérale, mais plutôt et surtout à l’utilisation peu répandue de moyens de contraception et à un manque d’information et d’éducation sexuelle. La santé génésique des femmes n’est garantie que si l’on associe une législation libérale en matière d’avortement, l’engagement efficace et entier des services de santé publique, la disponibilité et l’accessibilité des moyens de contraception et enfin la responsabilisation et l’information des femmes et des hommes.
IST et HIV : les épidémies se féminisent
Les infections sexuellement transmissibles (IST) touchent de plus en plus la population féminine. Le manque de campagnes ciblées à l’attention des femmes, l’inaction des gouvernements et le désintérêt des laboratoires pharmaceutiques mettent sérieusement en danger la santé sexuelle des femmes.
En France, en 2002, 52% des dépistés séropositifs étaient des femmes [2]. Dans les Pays Baltes, l’incidence des IST et du VIH est en augmentation, ce qui est dû en grande partie au manque d’information, de services de soins, à l’expansion de l’industrie du sexe et de la prostitution. L’exposition des femmes aux risques d’IST dépend aussi beaucoup du comportement sexuel des hommes : dans de nombreux cas, la fragilisation du statut social, la précarité, la dépendance économique constituent des barrières au pouvoir de négociation des termes de leurs relations sexuelles [3].
Education sexuelle : peut mieux faire
Dans l’UE, la plupart des pays assurent une éducation sexuelle dans le cadre des programmes scolaires et certains gouvernements mènent des campagnes ponctuelles de prévention à destination des adolescents. Pourtant, l’éducation et l’information sexuelle à destination des adolescents sont encore insuffisantes dans les pays de l’Union. Ainsi, les différences sont notables entre les obligations liées aux programmes scolaires et la pratique souvent restreinte sur le terrain (sensibilisation et formation du personnel enseignant par ex.). En outre, l’information théorique et biologique est encore largement privilégiée, aux détriments d’une approche de la sexualité plus concrète, mettant en avant le libre choix et le respect du partenaire.
Là encore, les situations diffèrent considérablement selon les pays : aux Pays Bas, on constate un taux d’avortement faible et un taux de fécondité des adolescentes parmi les plus bas d’Europe (6%). 85% des adolescents utilisent un moyen contraceptif lors leur première relation sexuelle [4]. En Pologne, depuis 1998, l’éducation sexuelle n’est plus obligatoirement inscrite dans les programmes scolaires ; lorsqu’elle est dispensée, elle est souvent influencée par les autorités religieuses catholiques et les stéréotypes sociaux [5].
Deux domaines doivent être traités avec la plus grande attention : la prévention des grossesses non-désirées (le taux de fertilité des adolescentes est en augmentation en Europe [5]) et des Infections Sexuellement Transmissibles/VIH face auxquels les adolescents sont plus vulnérables.
Les minorités ethniques et les réfugiés fragilisés
Les femmes migrantes et réfugiées ou issues de minorités ethniques sont des groupes fragilisés par une situation économique et sociale précaire. Une culture différente, la barrière de la langue et la précarité rendent difficile l’accès aux services de santé, à l’information et à la contraception. Toutes les femmes doivent pouvoir jouir de leurs droits en matière de santé sexuelle ; pourtant, lorsque les soins et les approches culturelles et sociales ne sont pas adaptés et lorsque les règles obéissent à d’autres priorités que la santé des femmes (réflexes sécuritaires, préjugés, racisme), alors nos sociétés font peu de cas de ces femmes et de leurs droits.
L’Union européenne accueille aujourd’hui certaines communautés immigrées à l’intérieur desquelles les mutilations génitales féminines restent des pratiques répandues. Celles-ci constituent une atteinte à l’intégrité du corps, autant que des actes de violence envers les femmes et les fillettes ; elles sont clairement une violation des droits sexuels des femmes. Certains projets et actions ont déjà été mis en oeuvre au niveau européen [6], et le Parlement européen a adopté un rapport sur les mutilations génitales féminines en 2001 [7]. Celui-ci précise : " La carence d’études en la matière rend difficile de cerner l’ampleur de ce phénomène. Néanmoins, les estimations produites par plusieurs recherches conduisent à penser qu’il ne s’agit pas d’un phénomène dérisoire : 30.000 victimes de ces pratiques au Royaume-Uni, près de 28.000 en Italie, 20.000 femmes à risque en Allemagne, etc. "
Attention, régressions !
Aujourd’hui il est nécessaire d’affirmer l’importance des droits sexuels et reproductifs en Europe, car ceux-ci sont régulièrement menacés ou remis en cause :
Les restrictions et les coupes budgétaires effectuées par les gouvernements nationaux dans le domaine de la santé publique rendent plus onéreux et moins accessibles les services et les soins ;
Les législations restrictives en matière d’IVG favorisent la hausse des coûts dans le secteur privé et le recours aux avortements à risque ;
Les pressions des groupes conservateurs et religieux s’opposent à l’autodétermination des femmes en ce qui concerne leur santé reproductive ;
La traite des êtres humains et la prostitution se développent, qui constituent une violation des droits fondamentaux des femmes ;
Les Protocoles et déclaration unilatérale restrictifs ajoutés au Traité d’adhésion (respectivement l’Irlande, Malte et la Pologne) entravent la pleine réalisation des droits sexuels et reproductifs de certaines femmes de l’Union [8].
Les femmes européennes doivent faire entendre leur voix, pour une sexualité et une santé reproductive libres et de qualité. La résolution votée par le Parlement européen marque une étape, c’est aux gouvernements européens aujourd’hui de saisir cette opportunité pour garantir la santé, la dignité et le libre choix des femmes. L’Europe peut offrir un modèle dans ce domaine, les bonnes pratiques ne manquent pas ; malheureusement pour certains, la tentation est grande de revenir en arrière. Il est injuste que du nord au sud de l’Europe, de l’est à l’ouest, les femmes ne puissent pas jouir des mêmes droits. Au-delà des questions de santé, il s’agit de l’émancipation des femmes et de leur bien-être social, culturel, économique. Il est temps pour les femmes d’être véritablement libres de leurs choix, dans les faits, à l’heure où les réflexes paternalistes et natalistes restreignent encore l’accès des femmes à leurs droits fondamentaux.