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Inventer le métier de tisseur de lien

mercredi 30 avril 2003, par Dominique Foufelle

Marie Pezé, psychanalyste psychosomaticienne, est responsable de la consultation souffrance et travail de l’hôpital de Nanterre, entité unique en France. Pour venir en aide aux victimes, elle prône une action pluridisciplinaire, en réseau, qui interroge forcément l’organisation du travail dans son ensemble.

A partir d’une cohorte de 100 femmes victimes de harcèlement, Marie Pezé dégage des points spécifiques. Elle a publié Le deuxième corps, Ed La dispute, février 2001.

Le harcèlement produit de la somatisation
Il ressort très nettement que le harcèlement ne concerne pas uniquement des femmes prises dans des leviers de soumission du fait de leur déqualification, mais aussi des femmes hautement qualifiées, maintenues dans des soumissions pour d’autres raisons, notamment leur responsabilité d’un foyer monoparental. Chez un homme, l’envie guerrière de réussir est admise. La femme qualifiée est tenue de s’en abstenir, mais enjointe à déployer ses savoir-faire féminins : on lui confie par exemple les médiations compliquées ou les clients difficiles pour ses qualités de diplomatie. Ces savoir-faire supplémentaires ne sont ni visibilisés, ni rétribués. Ces femmes sont prises en étau entre conscience professionnelle, surcroît de travail sans reconnaissance et petits procédés insidieux visant la déqualification de la femme du fait qu’elle est femme. Pour ne pas être cataloguée, pour être crédible intellectuellement, elles gomment ce qui est de l’ordre de la séduction. Amputer jour après jour les mises en scènes corporelles de la féminité finit par laisser des séquelles.
Il est étonnant dans la cohorte étudiée de voir que la sphère gynécologique est en première ligne touchée avec 30 % de cancers gynécologiques et 50 à 60 % de pathologies gynécologiques type aménorrhées, dysménorrhée, métrorragies. Si quelqu’un fait une vraie maladie sur un organe, c’est que cet organe n’est plus inscrit sur le deuxième corps, le corps érotique. Dans la théorie psychosomatique, la personnalité dite " opératoire ", plutôt centrée sur l’exécution des tâches et peu encline à l’activité imaginaire et fantasmatique, est retenue comme terrain propice à la somatisation. Or mes observations cliniques avec ces femmes n’ont pas relevé une telle proportion de ce type de personnalité. En revanche, la somatisation est convoquée quasiment de manière artificielle dans la situation de harcèlement puisque démissionner revient à perdre tous ses droits et que l’élaboration mentale pour le changement est également rendue impossible par la répétition et la permanence des agressions. Il y a trois postures possibles pour la femme au travail. La figure maternelle et la position de mascotte sont bien vues. Le choix de rester soi même est invivable et peut conduire à des harcèlements de genre. Je pense utile que le généraliste face à une pathologie gynécologique, se pose la question des conditions de travail de sa patiente.

L’organisation du travail est au masculin neutre
Plus les conditions de travail se durcissent, plus les attitudes viriles deviennent caricaturales et l’organisation du travail plus machiste. On peut même dire à l’extrême que certaines stratégies manageriales illustrent l’intériorisation des valeurs viriles d’une idéologie d’entreprise guerrière. La précarisation a conduit à des idéologies défensives de métier " perverses ", la tolérance à l’injustice et à la souffrance infligée à autrui sont érigées en valeur virile. Du seul fait de leur présence, les femmes restant femmes sont vécues comme menaçantes puisque la virilité s’édifie par contraste sur l’infériorité de la femme.
Par ailleurs, pour elles le clivage foyer/travail est impossible, car elles portent la charge mentale du foyer. Elles supportent une mobilisation très forte des processus cognitifs et émotionnels en gymnastique intellectuelle constante entre les impératifs de l’un et de l’autre. Le temps de création véritable elles doivent l’arracher dans un processus qui passe malheureusement pour de l’égoïsme. Dans l’entreprise, la vision de la prise en charge du foyer reste caricaturale, ce qui arrange tout le monde et permet d’éviter de l’intégrer comme une donnée réelle, pour les femmes. Les entreprises pourraient développer des systèmes de crèches ou d’assistance maternelle pour enfants malades mais rien ne bouge. On constate même une placardisation de la femme enceinte, déclassée sournoisement et sous couvert de rationalité, parfois même sous la houlette d’une supérieure hiérarchique.

La souffrance des hommes en difficulté peut se répercuter sur les femmes
Dans certains cas, les femmes subissent en privé, le contrecoup de la souffrance masculine. L’organisation du travail pèse parfois lourd sur la vie de couple. Les hommes en butte à des petits chefs ou luttant contre trop de contraintes peuvent retrouver dans la traditionnelle division sexuelle une posture de domination réparatrice pour eux, mais aggravante pour les femmes. Certes l’alcoolisme, le discours dévalorisant ou graveleux sur les femmes, la posture viril exacerbée avec les collègues pour se défendre, soudent un collectif de travail viril, mais les hommes dans ces situations ne sont guère en mesure, de retour au foyer, de renégocier tout d’un coup la bisexualité. Ils deviennent incapables de mettre du féminin dans leurs liens. Ces constatations nous amènent systématiquement, dans les consultations de violences faites aux femmes, à examiner la situation professionnelle du mari. Ceci permet de régler bien des problèmes.

La centralité du travail dans la construction identitaire, une certitude déniée
C’est une question que l’on interroge assez peu qui est cernée par une vaste communauté du déni. Il faut éveiller chez les partenaires du soin, la dimension de beauté et d’utilité du travail accompli et le remettre au centre de la vie sociale et économique. Le travail est profondément subjectif, travailler c’est se travailler bien sûr. Il est très important de formuler auprès de tous que l’identité propre se structure avec l’identité professionnelle. Les gens le vivent dans leur chair et dans leur corps, mais il y a un discours ambiant qui dévalorise constamment le travail, d’autant plus depuis le passage aux 35 heures. En fait, les gens travaillent énormément et même lorsque le travail n’est pas très intéressant, ils ont envie de bien faire.
Les psy retombent toujours sur la structure psychique individuelle pour éclairer les tableaux cliniques. Ils ne comprennent pas le problème lié à l’organisation du travail, alors qu’ils ont maintenant intégré celui afférent à la précarité et l’exclusion. Il leur manque le corpus théorique. Les travaux [1] de psychodynamique du travail donnent les concepts pour expliquer l’importance du travail dans l’équilibre psychosomatique, mais n’ont pas pénétré l’ensemble du monde médical. L’usure des corps est analysée uniquement sur le versant du stress. La hiérarchie entre médecin est souvent une épreuve de force, mais reste potentiellement positive puisqu’elle conduit à un statut social fort. Or le monde de l’entreprise est très différent et je pense même que la richesse du métier de médecin peut empêcher de comprendre les contraintes et l’étroitesse des procédures dans d’autres secteurs d’activité. Les professions libérales mésestiment les conséquences d’une position de subordination.

Le travail en réseau crée un nouveau métier, tisseur de lien
Etre tisseur de lien requiert des capacités de pacification et d’acceptation de l’autre comme allié et non comme adversaire. En allant chercher l’autre en tant qu’individu dans un système, on fait basculer le système. Ce travail nous le faisons dans notre consultation pluridisciplinaire, avec les médecins généralistes, les spécialistes, les médecins conseil et du travail, les membres du réseau sur le harcèlement que nous avons mis en place sur l’Ile de France. Si on sollicite un médecin conseil avec une déontologie correcte et des arguments de la rationalité médicale en soulignant qu’on ne peut pas travailler sans lui, on fait appel à sa posture de clinicien, issue des études, des règles de métier intériorisées et elle réapparaît immédiatement. L’alliance thérapeutique ne se noue pas qu’avec le patient et chaque intervenant doit percevoir le sens de son action. Le travail de tissage de lien doit venir à bout de ce que génère le système de soin ou d’organisation du travail dans une entreprise : morcellement, parcellisation, désubjectivation. Tout est rationalisé à l’extrême, on a vidé de son sens la subjectivité du travail. Pour les patients victimes de harcèlement, on ne peut pas proposer un congé longue maladie, donc on construit un pseudo tableau clinique qui va être agréer par la nomenclature de la sécurité sociale et mettre notre patient à l’abri. En psychodynamique, on appelle cela des ruses de métier, mais on est dans la transgression permanente. Je suis frappée de voir dans ce travail de lien, que les médecins généralistes adhèrent parfaitement et que les médecins conseils, alertés par une circulaire de décembre 99, adhèrent également.

Pour contacter le réseau : http://www.harcelement.org/article57.html

Article paru dans Pratiques – Les cahiers de la médecine utopique, n° 20, janvier 2003, " La santé des femmes : tout reste à faire ".

P.-S.

Marie Pezé, docteur en psychologie et psychanalyste
Propos recueillis par Isabelle Charent

Notes

[1] Lire par exemple Travail, usure mentale, C. Dejours, 3éme éd, Bayard, 2000 - Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale, C. Dejours, Seuil, 1998

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